« Le Cameroun est une école de musique sans murs »

Entretien de Julien Le Gros avec Etienne Mbappé

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Il a joué avec tout le monde, de Salif Keita à John Mc Laughlin en passant par Ray Charles. C’est un Etienne Mbappé apaisé et confiant qui signe son troisième album: Pater Noster .

Pourquoi ce titre empreint de spiritualité?
Cet album est dédié à ma mère, passée de l’autre côté il y a deux ans. C’était quelqu’un de très important dans ma famille. Nous avions un rapport complice. Elle était très croyante. Pendant notre enfance elle nous faisait réciter le Notre père avant de nous coucher. « Pater noster » est une référence à cela. J’ai reçu une éducation catholique, même si je ne suis pas pratiquant. De plus, à travers des voyages en Allemagne et en Autriche, j’ai découvert qu’il y a de grands ascenseurs qu’on appelle les « pater noster ». J’adore le mouvement d’ascension, le mouvement de relever la tête.

Comme sur vos deux précédents disques vous jouez avec votre propre formation: Su la taxe.
« Su la také » signifie en douala la fin de ma souffrance. C’est devenu le nom de mon groupe, d’une chanson et aussi de mon deuxième album. C’est un groupe qui a treize ans d’existence. En 2000, on m’a invité à présenter mon univers, dans ma ville d’origine: Douala. J’ai composé des titres et créé le groupe. Su la taxe m’a permis de m’assumer en tant qu’artiste. C’est une expérience qui n’a rien à voir avec celle d’accompagnateur pour Ray Lema ou Ray Charles. Mes collaborations en jazz, dans les musiques africaines, dans la chanson française me nourrissent beaucoup en me faisant découvrir des rythmes. Su la taxe m’a donné beaucoup de courage car, pour la première fois, je conduisais ma propre voiture. En 2004, j’ai sorti mon premier album: Misiya, qui reprend ces chansons composées, pour la plupart, au Cameroun. Le groupe a évolué mais je tourne avec la même base depuis six ans. Cate Petit, chanteuse, choriste, est la seule à être là depuis le départ.

Quels sont les thèmes abordés?
Dans Wondja je parle de liberté globale. On se bat pour être libre sur cette terre. Pendant le Printemps arabe des gens se sont révoltés parce qu’ils ne supportaient plus leurs dirigeants et la misère qu’ils leurs imposaient. Ils ont crié: « Dégage ». Certains en ont perdu leur vie. Ma musique est libre. Je ne suis prisonnier d’aucun carcan. C’est l’essence même de la musique jazz. Une fois qu’on a exposé le thème, place à l’improvisation, aux moments de liberté. Il faut relever la tête et combattre. C’est important par ces temps moroses, de crise financière et morale. On peut se rendre prisonniers de nos propres problèmes. Rien ne s’acquiert facilement. Je parle aussi d’amitié, de trahison. Je me livre intimement dans l’album. C’est peut-être lié au décès de ma mère, qui a libéré des choses que je cherche au fond de moi.

Comme toujours, vous fusionnez les rythmes camerounais avec le reste du monde.
Il y a du Makossa. Il y a aussi le rythme Mangambeu de l’Ouest, des Bamilékés. La danse du Bendskin signifie courber le corps, en pidgin camerounais. Le nom des bendskinners, les taxis-motos camerounais, vient de là parce qu’ils sont courbés sur leur moto. Il y a du Sékélé, un rythme Sawa, très enlevé, de l’ethnie de Douala dont je fais partie, qu’on retrouve sur le titre Dimbea Pimbeya. C’est un disque panafricain. Je puise en Afrique de l’Ouest à travers mes voyages et mes rencontres. J’ai été directeur musical de Salif Keita dans les années 1990. Je connais les sonorités mandingues. Dans la chanson Wondja, au milieu du morceau, un chaabi du Maghreb joue du violon. Le chaabi est un rythme de transe que jouent les porteurs de messages. J’ai participé au festival des « Gnawa » d’Essaouira et partagé de grands moments de musique et de vie. C’est un disque ouvert. Je me sens africain mais aussi européen. Je suis arrivé en France en 1978, à quatorze ans. Avec mes amis, en banlieue parisienne, on reprenait du Hard Rock, du « Trust » et du « Téléphone ». J’adore « Cream » et « Police ». J’aime associer ça à nos musiques africaines, trop souvent perçues comme des musiques de danse pour amuser la galerie. J’aime le côté dur du Rock. Je n’hésite pas à saturer les guitares. J’adore cette énergie.

Votre éveil musical s’est fait très tôt au Cameroun.
Mon oncle Valère Épée, qui est aussi mon parrain et mon mentor, m’a fait découvrir la musique américaine à Douala, via des vinyles et un corps de ballet africain qu’il a monté, avec un corps théâtral, une chorale et un orchestre. Il y avait plus d’une cinquantaine de personnes dans ce projet intitulé: Transatlantic Blues. J’ai été émerveillé par cette découverte. C’est aussi un écrivain et je dévore ses écrits. C’était un éveil au théâtre, à la musique traditionnelle. On jouait du balafon les jeudis après-midi. J’accompagnais des chorales à la guitare. J’avais une vie culturelle intense. J’ai développé des aptitudes dès cet âge. Je les ai peaufinées en France, au Conservatoire de musique classique.

Comment expliquez-vous le phénomène de la basse camerounaise?
Selon moi, c’est un héritage qu’on a reçu des aînés, comme Vicky Edimo, qui ont évolué en Europe à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Claude François et Mike Brandt avaient un bassiste camerounais: Jean Dikoto Mandengué. Au Cameroun, on recevait de rares 45 tours. Des aînés ramenaient des choses qui plaisaient à nos oreilles. On les imitait. Le Cameroun est une école de bassiste qui n’a pas de mur! C’est de la transmission orale. Tu poses des questions, tu ouvres tes yeux, tes oreilles. Tu travailles à la maison si tu as un instrument. Sinon, tu empruntes une guitare dans le quartier. Richard Bona a eu le même parcours. Il y avait une pénurie d’école, d’instrument. J’ai eu ma première guitare pendant mon BEPC en France. Mon père m’a acheté une basse d’occasion en vente dans l’immeuble où on habitait. C’est comme ça que je m’y suis mis. Dieu merci, cette école camerounaise sans murs perdure. Les jeunes m’écoutent, Bona, Guy Nsangué. On a tous nos fans qui viennent nous voir quand on revient au pays. On redonne ce que les aînés nous ont appris.

Que vous a apporté la découverte de la scène parisienne?
Je suis d’une génération qui est arrivée dans la musique au début des années 1980. Beaucoup de gens venaient faire leur marché à Paris, à cause de son brassage culturel. J’ai fait des séances avec des groupes comme Talking heads, avec des violoncellistes japonais en quête de métissage. J’ai joué avec Higelin, à l’époque où il invitait Youssou N’Dour pour sa première fois à Bercy. L’Afrique arrivait à Paris et à Londres, sur Island records, le label de Chris Blackwell, qui a enregistré Bob Marley et ouvert ses portes à Salif Keita, à Ray Lema. J’ai joué avec Touré Kunda, Pierre Akendengué, Manu Dibango. L’orchestre de Rido Bayonne c’était l’école de la rigueur. Jouer une musique élaborée, fournie, demandant des aptitudes techniques. Paco Sery était à la batterie. C’était très formateur. Avec le groupe Ultra marine c’était autre chose. Tout le monde était leader. J’étais le plus jeune. J’ai amené mes premières compositions à ces aînés. J’en suis devenu le compositeur principal. C’était l’évolution, avant qu’on colle cette étiquette de « World music ».

Vous avez une relation privilégiée avec Ray Lema.
J’ai travaillé avec Ray Lema sur cinq albums. On a fait un album en 1988: Nangadef. On s’est reconnus, appréciés. Il m’a associé à son trio, à son quintet « VNSP », son groupe Saka Saka. Ce sont des moments de bonheur.

Pourquoi avoir attendu 2004 pour faire votre premier album solo?
C’est le moment de le sentir. Avant, j’étais un peu renfermé sur moi-même. Su la taxe m’a ouvert. Ce n’est pas anodin de passer de l’autre côté de la barrière, d’assumer que les gens viennent me voir pour ce que je suis. Ça m’a pris du temps. Je fais des disques quand je suis inspiré. Comme je suis mon propre producteur, je fonctionne avec ma licence de distribution. Personne ne me dicte quand je dois faire mon album. En neuf ans, trois disques, ça fait une moyenne de un tous les trois ans. Ça me va très bien!

Quel rapport entretenez- vous avec le Cameroun?
Le Cameroun c’est mon pays, mes racines. La France aussi. J’assume les deux cultures. Je fais un ou deux voyages par an pour les vacancesJe suis solidaire avec la faune des musiciens de Yaoundé et Douala. Je ramène des instruments. Avec Internet, les réseaux câblés, je reste connecté avec la vie au Cameroun. Avec Ray Lema dans les universités musicales africaines, on a enseigné les rudiments de la musique à des jeunes du Burkina Faso, du Niger, du Togo, du Bénin… Quand l’Afrique m’appelle, quelles que soient les conditions, je réponds présent. Je ne suis pas trop regardant. Quand le festival Mada Jazz m’invite, avec peu de moyens, je viens quand même.

La relève est assurée avec votre fils Swaéli.
J’ai présenté mes pairs bassistes Stanley Clarke, Marcus Miller, Victor Wooten, à mon fils, au Salon de musique, à Los Angeles: le « NAMM show » Il avait des yeux émerveillés en croisant Stevie Wonder! Il épouse le même métier avec un grand avenir. Il est très demandé dans Paris, comme moi, quand j’avais son âge. L’histoire se répète!

Quels sont vos projets?
Je suis bassiste de la légende vivante de la guitare John Mc Laughlin. Je me sens tout petit face à ce géant! On sort un nouvel album cette année. J’ai un projet avec le batteur indien de Mc Laughlin, originaire de Bombay, Ranjit Barot et un mandoliniste. La musique indienne, avec des codes stricts, des mantras, est très riche. L’Inde rencontre l’Afrique et ça va laisser des traces! C’est bluffant! Et puis, des concerts sont prévus avec Pater Noster

///Article N° : 12046

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