Le cinéma maghrébin vu de l’autre côté de la Méditerranée :

Cinéma national/transnational/diasporique

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Cet article a pour objectif de regarder comment le cinéma maghrébin a été « construit » pendant les dix dernières années en France. Il s’agira d’analyser la réception des films maghrébins dans les salles françaises pendant les années 2000, d’étudier à un niveau plus abstrait, comment le Maghreb (en tant qu’espace réel, région de production cinématographique et patrie mythifiée) est imaginé par les spectateurs et critiques en France, et comment il est représenté par des cinéastes issus de la diaspora maghrébine en France.

Le cinéma maghrébin existe-t-il ?
Étant donné le caractère problématique du terme, il est important de commencer par une réflexion sur le concept même de « cinéma maghrébin » qui renvoie dans différents lieux à différents sens. Comme l’affirme Roy Armes dans l’ouvrage qu’il consacre aux cinémas du Maghreb, le cinéma qui apparaît en Afrique du Nord à la suite de la décolonisation se présentait dans tous les sens du terme (culturel, économique, politique) comme un cinéma national ancré dans le réel plutôt qu’un cinéma régional qui cherchait à exprimer une histoire commune et une identité collective « maghrébine » : « La plupart des films de cette période – les années soixante et soixante-dix – adoptent un style avant tout réaliste pour relater la lutte nationale… L’ambition première des réalisateurs restait d’exprimer un point de vue tout particulièrement algérien, marocain ou tunisien. » (Armes 2006:17)
De ce fait, si des cinéastes maghrébins se sont identifiés pendant cette époque à une tendance cinématographique hors du cadre national, cette dernière correspondait plutôt au cinéma « arabe » ou au mouvement du Third Cinema (le cinéma anticolonial) qu’à un cinéma dit « maghrébin ».
Malgré la persistance des coproductions entre les pays maghrébins ainsi que des initiatives régionales plus récentes telles que « Maghreb Cinémas » – une organisation fondée au Festival de Locarno en 2005 par une trentaine de réalisateurs d’origine maghrébine pour promouvoir et protéger les intérêts du cinéma maghrébin – cette tendance parmi les cinéastes maghrébins à s’identifier au cinéma national plutôt que régional reste très forte dans les années 2000. Considérons, par exemple, l’épanouissement du cinéma marocain depuis le milieu des années 1990s – un succès qui repose largement sur les réformes du Centre cinématographique marocain. Ces réformes, qui ont créé un environnement plus stable pour les films marocains de sorte qu’on produit au Maroc actuellement entre dix et douze films par an, ont pour but de protéger ainsi que de promouvoir un cinéma qui est marocain avant d’être « maghrébin ». Par contre, le cinéma algérien a traversé une crise grave pendant des années 1990 et 2000 – dissolution brutale des entreprises cinématographiques d’état ; manque de fonds pour la production cinématographique ; multiplication anarchique des salles de projection vidéo ; distributeurs en grande difficulté financière ; pénurie de techniciens ainsi qu’un public qui (apparemment) boude les salles – une situation qui est sans doute liée a l’insécurité politique, économique et sociale qui secouait le pays pendant la même période. Comme le suggère Mohammed Bakrim dans son article « Cinémas du sud : Le cinéma maghrébin, Tendances et perspectives » (Bakrim 2004), le cinéma maghrébin « fonctionne » par rapport aux trois cinémas nationaux (Maroc, Tunisie, Algérie) qui occupent « à tour de rôle une position de leadership ».
On retrouve cette tendance à considérer les cinémas du Maghreb comme étant des entités nationales plutôt que régionales (c’est-à-dire transnationales) dans les films maghrébins eux-mêmes. D’Omar Gatlato (Allouache, 1977), Halfaouine (Boughedir, 1990) et La Maison jaune (Hakkar, 2006) à La Mosquée (Daoud Aoulad Syad 2010), les cinéastes du Maghreb ont toujours préféré aborder les réalités « maghrébines » dans un contexte national, voire local. Étant donné que le terme « cinéma maghrébin » maintient une telle visibilité dans les discours critiques et universitaires (voir Serceau et al. 2004 ; Brahimi 2009), il est peut-être surprenant que cette perspective régionale se voie si rarement. Ida Kummer (2004 : 126) propose qu’avec son film Tunisiennes (1996) Nouri Bouzid ait été le premier réalisateur maghrébin à « maghrébiniser » son cinéma à travers le personnage de Fatiha, femme algérienne qui regarde avec envie la relative liberté des femmes tunisiennes. Le film tente donc de mettre la condition des femmes (sujet qui domine les récits d‘un grand nombre de films maghrébins) dans un contexte régional/transnational plutôt que national. Cependant, l’analyse de Kummer oublie de mentionner des films issus de la diaspora en France qui, en représentant des expériences communes d’immigration, d’exil et de marginalisation dans l’ancienne métropole, ont de leur propre manière « maghrebinisé » les cinémas français et maghrébin depuis les années soixante-dix.
Évoquer l’idée d’un cinéma maghrébin comme entité unifiée sur le plan de la production et de la distribution reste donc problématique. Il est même plus facile d’imaginer l’existence d’un cinéma maghrébin lorsqu’on voyage au-delà du pays ou de la région de production. Comme l’a noté Kamel Ben Ouanès, l’idée d’un cinéma maghrébin est plus visible (plus logique même) lorsqu’un film ou un cinéaste voyage au-delà du Maghreb et surtout quand on pense à ces films et à ces cinéastes dans le contexte de la diaspora maghrébine en France (voir Barlet 2010).
Le cinéma maghrébin en France : cinéma transnational, cinéma diasporique
Afin de mieux comprendre la nature et les enjeux associés au terme « cinéma maghrébin », il semble judicieux de faire référence à deux manières différentes de théoriser le cinéma maghrébin par rapport à sa/ses diaspora(s) en France. La première concerne le concept de cinéma « transnational ». Les Transnational Cinema Studies désignent un ensemble de recherches (historique, économique, sociologique, théorique et esthétique) effectuées dans les universités anglophones depuis la fin des années 1990, qui tente d’envisager le caractère global de la production, distribution et monstration cinématographiques ainsi que d’articuler le rapport de ces dernières avec les concepts de mondialisation, migration et diaspora cf. (voir Higson [2000] ; Ezra and Rowden [2005], Newman & Durovicova [2009] et Higbee et Lim [2010]). Les Transnational Cinema Studies nous invitent donc à repenser le rapport entre le global et le local (ou encore le « glocal » comme on dit en anglais) tout en refusant une analyse schématique qui privilégierait le national comme optique unique pour analyser le cinéma en termes binaires, exclusifs ou oppositionnels. Autrement dit, un film peut être considéré à la fois comme national, transnational et diasporique, comme le montre l’exemple de nombreux films dits « maghrébins ». La deuxième façon d’aborder cette question d’un cinéma maghrébin porte sur la notion des trois « lieux » du cinéma maghrébin, tels qu’ils sont identifiés par Denise Brahimi (2009 : 7-9). Le premier lieu est, évidemment, celui des pays du Maghreb, en tant que zone géographique, culturelle et économique. Le second lieu comprend les pays où les films du Maghreb sont « les plus attendus et les plus attentivement regardés » et surtout la France, en tant que coproducteur principal du cinéma maghrébin, à cause de l’histoire coloniale partagée entre la France et le Maghreb, mais aussi parce qu’un grand nombre de cinéastes maghrébins vivent et travaillent en France depuis des années 1980. Brahimi discerne également un troisième lieu du cinéma maghrébin qui est plus mental et culturel que géographique : un lieu intermédiaire qui constitue une sorte de synthèse de regards différents – pas un lieu réel, mais un lieu construit.
La mobilité accrue par la facilité des moyens de transport, mais plus encore la mondialisation des médias due à l’information, est à l’origine de ce ou de ces lieux intermédiaires, qui échappent à une stricte localisation (Brahimi 2009 : 7)
Ainsi, ces deux notions (celle des trois lieux du cinéma maghrébin identifiés par Brahimi et celle du cinéma « transnational ») se retrouvent à la fois dans les films issus de la diaspora maghrébine en France qui effectuent des (re-)constructions multiples du Maghreb (Maroc, Tunisie, Algérie) comme pays, lieux ou région d’origine. Certains de ces films (Les Ambassadeurs [Ktari, 1975], Vivre au paradis [Guerdjou, 1997], Inch’Allah dimanche [Benguigui, 2001]) mettent l’accent sur les expériences de la première génération d’immigrés maghrébins, qui gardent cette relation (historique, culturelle, linguistique) avec le Maghreb à travers la diaspora, même s’ils vivent de l’autre côté de la Méditerranée. Plus nombreux sont les films qui traitent des expériences des nouvelles générations « franco-maghrébines » (issu de l’immigration maghrébine en France) qui, selon Alec Hargreaves, tissent « des pratiques hybrides dans lesquelles la langue et les points de référence dominants en France sont tout aussi sinon plus présents que ceux du pays d’origine » (Hargreaves, 2001 : 29). Dans les films comme Le Thé au harem d’Archimède (Charef, 1985), Cheb (Bouchareb, 1990) et Bye-bye (Dridi, 1995) cette idée d’un rapprochement des origines « maghrébines » est invariablement rejetée par les jeunes protagonistes « beurs ». Il est pourtant intéressant de noter que cette différence – le Maghreb vu soit avec tendresse et nostalgie comme pays d’origine par la première génération par la diaspora, soit avec hostilité et comme lieu d’exclusion/pays étranger par les Franco-Maghrébins – est beaucoup moins marquée ces dix dernières années, ainsi qu’en témoignent les films tels que Tenja (Legzhouli, 2004) et La Graine et le Mulet (Kechiche, 2007).
Revenons à cette notion de trois lieux du cinéma maghrébin. Le troisième lieu proposé par Brahimi – celui d’un lieu intermédiaire, facilité par la mondialisation et qui échappe à une stricte localisation – se retrouve dans la diaspora maghrébine en France dans le sens où l’on pourrait considérer la diaspora maghrébine comme un lieu où le Maghreb est conçu et perçu autant qu’il est vécu. Ainsi, le cinéma issu de la diaspora maghrébine en France peut être identifié comme un lieu (culturel, audiovisuel, cinématographique) qui tente de représenter non seulement les expériences de la diaspora en France, mais aussi son rapport avec le Maghreb. Dans ce sens, cette relation avec le Maghreb est à la fois composée des représentations de la réalité vécue dans le pays d’origine ainsi que du « mythe » de ses origines qu’il faut constamment recréer à partir des représentations, des mots et des souvenirs des parents (Begag et Chaouite 1990: 48-51). Dans Tenja (2004) de Hassan Legzouli, Nordine (Roschdy Zem), le fils franco-maghrébin d’un immigré marocain, rapatrie le cercueil dans son village natal du Haut-Atlas selon les dernières volontés de son père. En traversant le Maroc, pays « d’origine » qu’il ne connaît qu’à travers des souvenirs de ses parents (symbolisés par les effets personnels de son père que Nourdine emporte avec lui dans une vieille boîte à biscuits) Nourdine renoue avec ses racines maghrébines. Pourtant, quand il arrive à Aderj, Nordine découvre que le village natal de son père n’existe plus : tous les habitants ont fini par quitter le village pour chercher du travail ailleurs. Le film remet en question, donc, le « mythe du retour » des immigrés maghrébins, en examinant la difficulté pour la deuxième génération de la diaspora maghrébine de trouver sa place dans le pays d’origine. Autrement dit, il pose la question : comment peut-on effectuer un « retour » au Maghreb si l’on est né et/ou si l’on a grandi en France ?
Si l’on accepte cette notion d’un cinéma maghrébin construit au-delà du Maghreb des perspectives multiples (culturelle, géographique, historique, idéologique, artistique), parfois partielles et souvent contestées – on arrive à l’analyse d’un cinéma qui est à la fois conçu (dans les discours théoriques et critiques), perçu (à travers les représentations du Maghreb qu’on trouve dans les films) et vécu (par la diaspora elle-même). En outre, en faisant appel au discours des Transnational Cinema Studies qui insiste sur le fait que le cinéma maghrébin est simultanément local, national, régional et diasporique, on commence à comprendre l’importance du rôle de la diaspora maghrébine en France dans la construction des lieux réels et imaginaires du cinéma maghrébin dont parle Brahimi.
Si la diaspora en France fait partie de ce « lieu imaginaire » du cinéma maghrébin, on constate aussi que ce lieu existe aussi en France et d’une manière plus concrète à cause des cinéastes émigrés maghrébins – Merzak Allouache, Mahmoud Zemmouri et Abdelkrim Bahloul, Ferid Legzhouli, Ismaël Ferroukhi – ainsi que du grand nombre de cinéastes « français » d’origine maghrébine qui travaillent actuellement en France, tels Karim Dridi, Rachid Bouchareb, Yamina Benguigui et Rabah Ameur-Zaïmeche. Des réalisateurs algériens comme Allouache, Zemmouri et Bahloul ont tous tourné leurs films en France quand leur situation en Algérie devenait impossible pour des raisons politiques ou économiques, et à cause de l’insécurité qui existait dans le pays pendant les années 1990. Cependant, la situation des réalisateurs « émigrés », « exilés » ou des « cinéastes de passage » (le terme préféré de Merzak Allouache) ne veut pas dire qu’ils tournent le dos au Maghreb. Considérons, par exemple, 100 % Arabica (Zemmouri, 1997), un film qui a été uniquement tourné dans Paris et ses environs. 100 % Arabica pourrait être catégorisé comme une comédie musicale dans laquelle le raï sert à véhiculer la réalité d’une société (française) multiculturelle et postcoloniale et qui refuse l’image misérabiliste d’une communauté immigrée qui serait caractérisée par son statut de victime et d’altérité. Le film lance, en même temps, un appel pour la tolérance et contre l’intégrisme religieux, appel particulièrement pertinent par rapport à ce qui se passe en Algérie pendant les années 1990. Même si Zemmouri, en tant que cinéaste algérien exilé en France, se trouve loin de son pays d’origine, son lien au Maghreb se manifeste clairement à travers la représentation de la diaspora dans 100 % Arabica (le raï comme point de repère culturel ; l’usage de la langue arabe ainsi que la présence de l’islam dans le film) dont Zemmouri fait également partie. En abordant les thèmes tels que l’intégrisme et l’exclusion, son film porte donc sur des réalités politiques et sociales qui concernent autant l’Algérie que la France des années 1990.
À propos de la production cinématographique algérienne pendant les années 1990 et 2000, force est de constater que la contribution des cinéastes algériens (émigrés et/ou issus de la diaspora) en France ainsi que des coproductions franco-algériennes permettait à un certain niveau de production cinématographique « algérienne » de continuer, malgré les problèmes de violence et d’insécurité qui déstabilisaient la nation et son cinéma à cette époque. Comme le souligne Roy Armes, à la fin des années quatre-vingt-dix, avec la majorité de ses plus grands réalisateurs chassés de leur propre pays, le cinéma algérien est redevenu comme en 1957 un cinéma d’exil. (Armes 2009 : 60). Cette hypothèse trouve une première confirmation dans les recherches effectuées par Patricia Caillé (2008) sur la réception du cinéma maghrébin en Europe : sur les vingt-deux films « algériens » sortis sur les écrans français entre 1997 et 2007, vingt-et-un étaient des coproductions avec la France, dont treize des coproductions majoritaires françaises. En ce qui concerne les coproductions françaises avec d’autres pays maghrébins, pendant la même période, on dénombre respectivement dix-sept coproductions franco-marocaines sur les vingt-deux films marocains sortis sur les écrans français et douze coproductions franco-tunisiennes sur les dix-sept films tunisiens sortis sur les écrans français [Caillé 2008]). Même dans le contexte actuel de la mondialisation dans lequel la condition postcoloniale n’offre qu’un seul repère pour comprendre le cinéma maghrébin, l’importance du rapport franco-maghrébin ainsi que de la diaspora maghrébine en France comme source de financement et la France comme destination pour des cinéastes maghrébins est incontestable.
La réception des films maghrébins en France dans les années 2000
Une autre façon dont le « lieu » du cinéma maghrébin se construit en France est dans les salles de cinéma elles-mêmes. Dans ce contexte, il faut considérer quels films sortent en France ainsi que les conditions dans lesquelles ils y sont distribués. Quant à la visibilité des films maghrébins en France, il existe un grand nombre de films produits dans les pays du Maghreb que, tout simplement, on ne voit pas dans l’Hexagone (Brahimi 2009 : 8). De plus, les films maghrébins qui réussissent à se procurer un distributeur français auront généralement du mal à trouver leur public. Ces films sont presque toujours distribués dans des conditions modestes du point de vue du budget marketing, du nombre de copies et de salles prévus pour la sortie. D’une part, ce sont des films à petit budget qui traitent des réalités sociales dans le Maghreb et dans sa diaspora – surtout les films sur les conditions des femmes. Citons comme exemples : Rachida (Yamina Chouikh, 2003), coproduction franco-algérienne, qui a attiré 127 000 spectateurs en France sur quarante-sept copies ; Les Yeux secs (Narjjis Nejjar, 2004), coproduction franco-marocaine, qui a attiré 55 000 spectateurs en France sur 20 copies et Satin rouge (Raja Amari, 2001), coproduction franco-tunisienne, qui a attiré 114 415 spectateurs en France sur trente-quatre copies. (1) S’il existe un créneau dans le marché audiovisuel français pour des films produits dans le Maghreb, il semble favoriser ceux qui sont ancrés dans le réalisme social et/ou une tradition du cinéma d’auteur au détriment d’un cinéma populaire (c’est-à-dire un cinéma de stars et de genres, accessible à un vaste public et avant tout divertissant). À titre d’exemple, considérons Les Bandits (2003), comédie populaire qui raconte l’histoire d’un jeune pickpocket casablancais qui usurpe l’identité d’un jeune héritier dans l’intention d’escroquer sa famille. Le premier film de l’humoriste populaire marocain Saïd Naciri, Les Bandits, a connu un immense succès au Maroc, attirant 429 556 spectateurs selon le classement des films du Centre cinématographique marocain (CCM 2010). Naciri lui-même parle dans une interview avec Africulutres d’1,2 million d’entrées dans les salles de cinéma marocaines (Barlet, 2004). L’humour du film est ancré dans les réalités sociales et politiques marocaines, notamment la pauvreté et les grandes inégalités entre riches et pauvres. Après le succès du film au Maroc, Naciri semblait très optimiste concernant la sortie des Bandits en Europe : « …il va sortir en France, Allemagne, Pays-Bas et Belgique, partout où il y a des Marocains. C’est un film qui ne va pas ramener des prix, mais qui va ramener le public vers le cinéma marocain. » (Barlet 2004)
Malgré la confiance de Naciri dans son film, Les Bandits n’ont attiré que 1 300 spectateurs en France. Sur le plan de la distribution, ce score est peu étonnant si l’on considère que Les Bandits n’est sorti que sur trois copies en France. De fait, Les Bandits ne semble pas être le film « populaire » qu’il fallait pour les distributeurs ainsi que pour les spectateurs français, sans doute parce que le film paraissait trop « étranger » par ses références culturelles, linguistiques et même humoristiques « marocaines ». Le résultat au box-office français a été encore plus décevant pour Naciri puisque, malgré les espérances du réalisateur, les spectateurs issus de la diaspora marocaine/maghrébine semblent avoir manifesté une grande indifférence au film à sa sortie. Cependant, ces chiffres ne donnent qu’une vue partielle de la consommation audiovisuelle des Bandits en France, étant donné qu’ils ne reflètent pas le nombre de spectateurs qui ont vu le film à travers des plates-formes médiatiques/numériques alternatives (DVD, internet, télévision par satellite) sans tenir compte des copies pirates de ce film qui circulent sans doute parmi des spectateurs issus de la diaspora maghrébine en France. L’exemple des Bandits montre donc clairement comment les distributeurs français dévaluent le cinéma populaire maghrébin tout en ignorant ce groupe de spectateurs potentiels issu de la diaspora. En outre, cette hypothèse trouve une première confirmation dans les chiffres du CCM qui portent sur l’exportation des films « populaires » marocains pendant les années 2000 : entre 2004-2009 il y a eu en moyenne 5 films marocains chaque année dans les classements des dix films les plus performants de l’année au Maroc. Sur ces vingt-cinq films, seuls douze ont été distribués en France pendant la même période (CCM 2010).
Même si un film maghrébin peut bénéficier de conditions favorables à sa sortie en France, rien ne garantit qu’il puisse en profiter, comme nous le montre l’exemple du film franco-marocain Marock (Marracchi, 2006). Coproduit avec des fonds français après avoir été rejeté par la commission du fonds d’aide au cinéma marocain, signé par une jeune réalisatrice marocaine qui vit depuis 1993 en France, le scénario du film traite de l’irresponsabilité et des excès (sexe, alcool, gros mots, insouciance religieuse, amour entre un juif et une musulmane) de la jeunesse dorée marocaine qui rêve de partir en Europe ou aux États-Unis. Décrit comme « Le film de tous les tabous » par l’hebdomadaire marocain Tel Quel, Marock a connu un succès de scandale au Maghreb. Le film semblait donc avoir été fait expressément pour un jeune public occidentalisé (autant en France qu’au Maroc), de sorte qu’il a été présenté à Cannes en 2005 dans la sélection Un certain regard, et qu’il est sorti sur quatre-vingt-dix-sept copies en France presque douze mois avant sa sortie dans les salles marocaines. Malgré ces conditions plutôt favorables pour sa sortie, Marock n’a pas cartonné au box-office français. Le film n’a attiré que 110 000 spectateurs dans l’Hexagone, un score tout à fait honorable pour un film produit avec un budget de 1,8 millions d’euros, mais qui représente un échec relatif, étant donné que le film est sorti sur une centaine de copies en France. Or, comme nous l’avons noté plus haut, Rachida a attiré à peu près le même nombre de spectateurs avec seulement quarante-sept copies. (En contraste avec les espérances pour le film en France, Marock s’est trouvé en tête du box-office marocain en 2007 avec 130 000 entrées, selon les chiffres du CCM).
Le cinéma maghrébin issu de la diaspora en France dans les années 2000 se dirige-t-il vers le mainstream (2) ?
En analysant la réception des films « maghrébins » dans les salles françaises, deux tendances principales s’imposent pendant les années 2000. La première, dont on a déjà parlé, constitue une sorte de continuité : la plupart des films « maghrébins » restent marginalisés en France à cause d’un manque de fonds ainsi qu’un manque de marché pour la diffusion de ces œuvres cinématographiques. De ce point de vue, le cinéma maghrébin est largement perçu comme soit un cinéma d’auteur dans la tradition de Boughédir, Tlatli, Bensaïdi et al, soit un cinéma « social » à petit budget qui traite des réalités sociales (exclusion, émigration, intégration, intégrisme, condition des femmes) vécues par les Maghrébins des deux côtés de la Méditerranée. Dans les deux cas, il s’agit d’un cinéma mineur, qui existe aux marges de l’industrie. Prenons comme exemples de cette première tendance Le Thé au harem d’Archimède (Charef, 1985), film issu de la diaspora maghrébine en France, Bab El Oued (Algérie, Allouache, 1995) et Mille mois (Maroc, Bensaïdi, 2003). La deuxième tendance, par contre, concerne un groupe de films, de réalisateurs et de stars d’origine maghrébine (Merzak Allouache, Gad Elmaleh, Jamel Debbouze, Rachid Bouchareb et Djamel Bensalah) dont le succès au box-office dans les années 2000 l’emporte sur le nombre de films produits et distribués. De fait, la présence de ces cinéastes à la tête du box-office français représente un mouvement qualitatif vers le mainstream en France pour un secteur du cinéma maghrébin. Ainsi, entre 2000 et 2010, on peut citer neuf films, soit réalisés soit écrits par des cinéastes issus de la diaspora maghrébine, qui ont attiré plus d’un million de spectateurs. De plus, quatre de ces films sur neuf ont fait un score au box-office français de plus de 3 millions de spectateurs, à savoir : Le Raid (Bensalah, 2001) 1 456 267 ; Chouchou (Allouache, 2003) 3 876 572 ; Indigènes (Bouchareb, 2006) 3 069 888 ; La Graine et le Mulet (Kechiche, 2007) 1 456 267 90 ; Bienvenue chez les Ch’tis (Boon, 2008) 20 390 000 ; Neuilly sa mère ! (La Ferrière, 2009) 2 526 475 et Coco (Elmaleh, 2010) 2 930 000. À l’exception de La Graine et le Mulet, qui se distingue clairement comme film d’auteur, les autres films cités ci-dessus sont conformes aux modes de production, de distribution et de marketing qu’on associe en grande majorité avec le mainstream du cinéma français : films de genre à gros budget qui sortent sur un grand nombre de copies avec des stars ou des comédiens connus. Prenons par exemple Coco, une comédie, écrite, réalisée et interprétée par Gad Elmaleh, qui est sorti en France sur 872 copies en 2010. Il est peu surprenant que tous ces cinéastes maghrébins qui se dirigent vers le mainstream soient issus de la diaspora en France (à l’exception, peut-être de Merzak Allouache qui refuse de s’identifier comme cinéaste « immigré », préférant le terme de « cinéaste de passage »), étant donné qu’ils peuvent (théoriquement) s’intégrer dans la culture cinématographique et accéder plus facilement aux fonds de soutien liés à la production et à la distribution. (Il faut insister sur le mot « théoriquement » ici, parce que, comme on l’a déjà noté, la plupart des cinéastes issus de la diaspora maghrébine en France restent en marge par rapport à la production et à la distribution cinématographiques).
Le fait que des cinéastes tels que Bensalah, Bouchareb et Debbouze aient connu des succès populaires, parfois spectaculaires, pendant les années 2000, ne veut pas nécessairement dire qu’ils ont occulté toute référence à leur différence culturelle ainsi qu’à leurs origines maghrébines afin d’accéder au mainstream. En outre, la plupart de ces films traitent de sujets et de personnages ayant trait au Maghreb et à sa diaspora en France. Dans Neuilly sa mère ! le scénariste français d’origine algérienne, Djamel Bensalah, se sert de la comédie afin de remettre en question les stéréotypes qui existent autour des jeunes « rebeus » de la cité, tout en soulignant l’existence d’une véritable « beurgeoisie » en France aujourd’hui. D’ailleurs, avec Indigènes, un film de reconstitution historique, avec un budget de près de 15 millions d’euros et une mise en scène clairement influencée par les films de guerre hollywoodiens tel qu’Il faut sauver le soldat Ryan/Saving Private Ryan (Spielberg, 1998), Rachid Bouchareb annonce clairement son désir de toucher un grand public. Le fait que Bouchareb tente d’atteindre le grand public ne signifie pas pour autant que les préoccupations de la diaspora maghrébine soient absentes d’Indigènes. Le schéma narratif du film, quant à lui, procède d’un travail sur la reconstruction de la mémoire coloniale assez militante pour un film qui vise un grand public. De cette manière, le film remet en question la connotation négative du mainstream en tant que culture hégémonique cooptée au courant dominant et où la diversité et la spécificité culturelle sont brouillées.
L’une des conséquences importantes de cette incursion dans le mainstream pour certains cinéastes maghrébins pendant les années 2000 est que de véritables stars maghrébines s’imposent à l’écran. Les chiffres du CBO donnaient, au classement des vingt premiers acteurs les plus rentables des années 2000, 5 acteurs d’origine maghrébine, à savoir : Kad Merad ; Danny Boon ; Samy Narceri ; Zinedine Soualem et Gad Elmaleh. Bien que certains réalisateurs d’origine maghrébine tels que Merzak Allouache, Djamel Bensalah et Rachid Bouchareb aient remporté un succès critique (et parfois commercial) pendant les dix dernières années, ce mouvement du cinéma maghrébin en direction du mainstream pendant les années 2000 a été avant tout créé par la valeur économique, le succès prolongé et l’influence croissante des stars issues de la diaspora maghrébine. Il suffit ici de citer deux noms pour illustrer cet argument : Jamel Debouzze et Gad Elmaleh. En tant que véritable vedette des médias (y compris le cinéma) en France autant qu’au Maghreb, Debouzze a exercé une influence politique et économique sur la production d’Indigènes qui dépassait de très loin celle du réalisateur, Rachid Bouchareb. De la même façon, c’est grâce à Gad Elmaleh que Merzak Allouache, un des plus grands réalisateurs du cinéma algérien, a réalisé la comédie populaire Chouchou (3 millions d’entrées en France). Le film, qui traite d’un jeune immigré maghrébin (en l’occurrence travesti) qui débarque clandestinement à Paris, est né d’un sketch inventé par Elmaleh. Après le succès de Chouchou, en 2010 Elmaleh dirige Coco – comédie à gros budget qui satirise l’ère « bling-bling » de Sarkozy. Par contre, dans son dernier film, Harragas (2010) Allouache abandonne la veine comique populaire de Chouchou pour un drame réaliste beaucoup plus sombre – le film raconte l’histoire des immigrés africains qui décident de tout abandonner pour tenter, sur des embarcations improbables, le voyage clandestin vers l’Europe – qui n’a pas réussi à dépasser au final les 10 000 spectateurs dans les salles françaises.
Ainsi, on peut remarquer depuis une dizaine d’années l’émergence d’une cinématographie « maghrébine » en route vers le mainstream, c’est-à-dire populaire, accessible à un vaste public et avant tout divertissant. Dans une cinématographie, où la représentation du Maghreb, de ses peuples et de ses cultures fait souvent figure de l’Autre, le fait que ces cinéastes d’origine maghrébine soient décidés à concevoir, à situer et même à faire leurs films dans le « mainstream » de l’industrie cinématographique française signale une évolution significative dans l’histoire du cinéma, fait par des Maghrébins en France. Il faut donc souligner le rôle très important joué par des cinéastes issus de la diaspora maghrébine en France dans ce mouvement vers le « mainstream », tout en restant conscient des enjeux politiques, économiques et identitaires pour un cinéma immigré « minoritaire » qui négocie une place au centre. Dans Mainstream : Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, le journaliste Frédéric Martel (2010: 438-39) constate que l’Europe et la France en particulier promeuvent une culture élitiste et anti-mainstream et, pour revitaliser la culture mainstream européenne, il faudra une valorisation de la diversité culturelle et des cultures produites par les immigrés et leurs enfants. Il se peut que cette transformation soit déjà en marche dans le cinéma français grâce aux cinéastes issus de la diaspora maghrébine.
Bibliographie :
– Armes (R.), Les cinémas du Maghreb : images postcoloniales, traduit par F. Rippe-Lascout et M-C Wouters, Paris, L’Harmattan, 2006.
– Bakrim (M.), « Le cinéma maghrébin : Tendances et perspectives », 2004, [http://www.fipresci.org/world_cinema/south/sud_francais_cinema_africain_maghreb.htm] (12/2/11)
– Barlet (O.), « À propos de Les Bandits, entretien d’Olivier Barlet avec Saïd Naciri », 2004, [article 3351] (21/9/10)
– Barlet (O.), « Les Cinémas du Maghreb et leurs publics dans un contexte arabo-africain : conception, perception, réception – Colloque international aux Journées cinématographiques de Carthage 2010 », [article 9867] (28/1/11)
– Begag (A.) et Chaouite (A.), Écarts d’identité, Paris, Seuil, 1990.
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– Caillé (P.), « Interroger l’exploitation et la réception des cinémas contemporains du Maghreb en France dans un contexte postcolonial (1997-2007) », SFSIC, Colloque international Mondialisation, culture et communication, 10-11 mai, Université de Jijel, Algérie, 2008.
– CBO Box-Office Tous les chiffres du cinéma en France
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- [Durovicova (N)] et  [Newman (K.E)] (dir), World Cinemas, Transnational Perspective, London/New York : Routledge, 2009.
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– Martel, (F.) Mainstream : Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010.
– Serceau (M.) (dir), « Les Cinémas du Maghreb », CinémAction, no. 111, 2004.

1. Tous les chiffres cités dans cet article viennent d’une comparaison croisée établie à partir de trois bases de données (CBO, CNC et CCM).
2. Mot d’origine américaine qui signifie « grand public », « dominant » ou « populaire » et qui peut avoir une connotation positive, au sens de « culture pour tous » ou négative, au sens de « culture hégémonique » (voir Martel 2010).
///Article N° : 11168

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