Le cinéma tunisien à la lumière du printemps arabe

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L’actualité change le regard. Alors qu’en 23 jours de soulèvement populaire, la Tunisie vient de clore 23 ans de dictature du régime Ben Ali, voici un retour subjectif sur des films tunisiens présentés aux 23èmes Journées cinématographiques de Carthage (23-31 oct. 2010).

Bizarrement, le cinéma a à la fois un temps de retard et un temps d’avance. Lourde machine difficile à financer, il tarde à rendre compte de ce qui anime le réel mais lorsqu’il est geste artistique, il est aussi perspective, prospective, utopie. En cela, il peut être un incontournable témoin du temps présent et un acteur de ses changements, mais aussi, par son recul, un outil de mémoire. Tout comme il peut aussi passer à côté des enjeux de son environnement.
Nous avons tous été abasourdis par ce qui vient de se passer en Tunisie, et sommes très à l’écoute des développements à venir. Tout a commencé par le geste sacrificiel de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, c’est-à-dire loin de tout centre. Mais cette périphérie s’est dilatée dans la blogosphère qui abolit à la fois les distances et le temps. Et ce sont rapidement 10 millions de Tunisiens qui se sont sentis concernés et nombre d’entre eux qui se sont mobilisés malgré les risques. Dans un pays sous contrôle, les images qui ont circulé étaient celles des téléphones portables, mais elles ont fait le tour du monde grâce à Facebook et consorts. Et surtout le tour de la Tunisie. Ces images à ventre ouvert ne sont pas du cinéma, même pas du reportage, mais elles étaient capables de nouer le ventre et de mobiliser les consciences. Elles ont rendu compte en temps réel du désir d’un peuple de vivre enfin en dignité et liberté. Et nous les regardions profondément concernés car ce désir n’est pas seulement arabe ou africain, il est universel.
Lorsque ce mouvement populaire spontané a formulé ce désir sous un même slogan, « dégage ! », l’issue était fixée : fi des promesses et des concessions télévisées en arabe dialectal, il ne s’agissait même plus de négocier car c’est l’Etat lui-même qui était visé, cet Etat policier qui depuis si longtemps méprise son peuple et s’enrichit sans vergogne sur son dos. Tremblez tyrans car en Tunisie comme ailleurs, les jeunes de la blogosphère se soucient peu de raison garder et ne cherchent qu’à inverser le rapport de force avec un Etat qui a depuis longtemps cessé de représenter pour eux un quelconque espoir.
Ben Ali est tombé et ce pays qui n’a jamais connu de régime démocratique doit maintenant se coltiner la difficile évolution de la déstabilisation vers un modus vivendi politique qui respecte la polyphonie des sensibilités. Il faudra pour cela donner place au débat, à la controverse et l’argumentation, et plus que jamais puiser dans la créativité à l’œuvre, laquelle n’est pas née de nulle part durant cette révolution : elle était déjà présente mais souterraine. Le travail de la critique est aujourd’hui de tenter d’en déceler les prémices là où elle s’affirmait et de répondre à la question de savoir si le cinéma en rendait compte. Cette contribution critique parfaitement extérieure se situe donc comme un appel du pied à mes collègues et reste bien sûr elle-même entièrement ouverte à la critique.
Justement l’édition 2010 des JCC innovait : sous la houlette de sa directrice Dora Bouchoucha et de son conseiller artistique Tarek Ben Chaabane, la volonté était nettement de rendre compte de la créativité à l’œuvre aujourd’hui en Tunisie : les jeunes se saisissent des caméras en autoproduction, donc en autonomie, pour réaliser des courts métrages (82 ont été présentés à la sélection des JCC !), et le documentaire connaît un développement sans précédent. Le festival essayait de promouvoir cette volonté d’expression et de rendre compte du réel en créant, outre les panoramas habituels, deux nouvelles sections compétitives pour les courts métrages tunisiens et pour les documentaires. Le festival s’implique par ailleurs dans l’aide à l’écriture avec les bourses de l’atelier de projets.
Mais l’ambiance était à la remise en cause. Dans Ecrans de Tunisie, Hassen Alileche insistait sur l’insuffisante autonomie du festival qui bride la marge de manœuvre des directeurs. (1) Bel enjeu pour les éditions à venir. Cependant, portés par une jeunesse avare d’images de soi et qui se précipite pour remplir les salles une semaine durant, les JCC ont conservé une réjouissante force : le succès public, la passion des débats, la facilité des rencontres, ce qui faisait dire à Marco Müller, directeur de la Mostra de Venise : « les films m’ont ouvert les yeux, les débats m’ont ouvert la tête ». La phrase est dans le film de Khaled Barsaoui De Carthage à Carthage (26′), excellent montage d’interviews menés lors de l’édition 2008 et mis en perspective avec des archives de 1996. Toujours passionnant, le film montre cependant comment la perspective panafricaine impulsée par Tahar Cheriaa s’est délitée. « J’ai observé que les Africains n’étaient plus très à l’aise ici, qu’ils se sentaient comme imposés », note Mahmoud Ben Mahmoud. D’où une désaffection soulignée par Mohammed Challouf qui rappelle qu’Abderrahmane Sissako n’était pas venu présenter Bamako. Le festival s’est davantage tourné vers le Nord et vers l’arabité, ce que souligne Haïlé Gerima, Tanit d’or 2008 pour Teza, en disant que la presse ignorante ne s’occupe que des acteurs arabes.
Outre son effet de contagion au sein du monde arabe, la révolution tunisienne ne peut que reposer plus fortement la question d’une solidarité avec les autres peuples du Continent, non plus considérés comme différents mais aspirant tout autant à la dignité et à la liberté. A cet égard, E viva le cinéma (Wa tahia assinima, 90′) de Mokhtar Ladjimi élargit cette réflexion à la question des cinémas du Sud face à la mondialisation en posant sa caméra aussi bien au Brésil ou en Corée qu’à Cannes ou Tunis. On n’échappe pas à la répétition de thèmes maintes fois évoqués comme la nécessité de ne pas vendre son âme face aux choix des commissions d’aide occidentales, sans jamais rappeler que l’affirmation d’un imaginaire, d’une langue et d’un paysage mental tombe vite dans le cliché s’il cherche à se définir en tant que tel. Qui paye l’orchestre commande la musique, mais n’est-ce pas un phénomène universel ? Comme le rappelle Daoud Alouad Syad, « je reste moi-même », et basta !
Sans soutien, le cinéma plonge : l’arrêt des aides avait fait tomber la production brésilienne de quelque 120 films par an à quelques-uns. Les coproductions et l’implication des télévisions sont évoqués mais l’essentiel reste l’aide de l’Etat à son propre cinéma, dont le financement est assuré par des détaxations (tax shelter) et des ponctions sur la billetterie. Inutile de dire qu’en Tunisie, l’enjeu sera là aussi l’autonomie des systèmes d’aide qui ont le bonheur d’exister. La faiblesse des achats par la télévision tunisienne reviendra également nécessairement sur le tapis.
Mais plus profondément, la réflexion de Maleck Bensmaïl dans le film de Mokhtar Ladjimi – « Nous avons arabisé notre cinéma » (pour rentrer dans la catégorie cinéma arabe) – ramène à la question de la perception de la révolution tunisienne par l’opinion mondiale : va-t-on continuer à considérer les gens du Sud comme différents, étranges étrangers, dominés par une fatalité du malheur, ou bien allons-nous enfin évoluer avec ces jeunes de la blogosphère qui dépassent le territoire et sont capables, comme le dit Abdelwahab Meddeb, « de faire de toute périphérie un centre ». (2)
Pour Bensmaïl, l’enjeu est aussi interne. Ce que précise Bassek Ba Kobhio dans le même film : « On ne nous oriente pas, c’est nous qui sommes faibles ». « Il faut être ferme », renchérit le critique Heidi Khelil. On ne reprochera pas à Bensmaïl de ne pas l’être, lui dont les films sont régulièrement interdits de diffusion en Algérie. « Résister, c’est aussi penser le regard », met-il en ouverture de son site internet. (3) Les JCC présentaient Guerres secrètes du FLN en France, remarquable tentative d’écrire ce pan de l’Histoire franco-algérienne sans tabous. Didactique et construit en chapitres chronologiques, clairement à destination télévisuelle et appuyé sur de nombreuses archives, le film s’attarde avec sensibilité sur des témoignages qui restaurent aux faits historiques une dimension très humaine. Leur force relativise mieux que n’importe quelle diatribe la parole officielle.
« Résister, c’est aussi penser le regard » : les deux films de la Tunisienne Aida Ben Aleya avaient bien pour programme la résistance mais cela ne suffit pas à faire du cinéma. Sans jamais réaliser de courts métrages, elle est directement passée aux longs. Si Chronique d’une agonie a accédé à la compétition, c’est sans doute que ce film fait sans aide du ministère était un acte d’indépendance en soi. « Je ne veux compter que sur moi-même », s’exclame Donia qui se réfugie dans la danse pour reprendre vie et échapper aux hommes : un patron qui cherche à la violer, son ami qui veut la faire avorter. « Je n’ai rencontré aucun homme, que des mâles ». C’est proprement désespérant, et conduit à la macabre fin d’un film victimaire dont le programme est le suicide. Si c’est bien en s’immolant par le feu que Mohamed Bouazizi a déclenché le mouvement de protestation à Sidi Bouzid, cet extrême ne peut être un modèle à suivre ! En s’enfonçant dans la mer, Donia détruit sa force de résistance, déjà largement écornée par la pesanteur du film.
Même mise en scène éprouvante dans le premier film d’Aida Ben Aleya, Dar Joued (plans fixes interminables, poursuite dans les dialogues de la lamentation du générique), sur un lieu de réclusion pour des femmes qui refusaient de se soumettre alors qu’ « à cette époque, une femme ne sortait que trois fois : du ventre de la mère à la maison du père, de la maison du père à la maison du mari, et de la maison du mari à la tombe ». Décors et dialogues ne forgent pas une émotion en soi, si une mise en scène n’est pas là pour organiser l’espace et mettre en perspective. Mais c’est aussi et surtout qu’un tel film de la douleur démobilise un spectateur accablé. Et ne dérange donc plus les pouvoirs ni ne remet en cause l’ordre des choses.
Le film avait finalement obtenu une confortable aide à la finition du ministère. Un cinéma tunisien qui tourne en rond : le constat n’est pas nouveau. Rien d’étonnant dans un pays où tout était sclérosé, avec une politique culturelle clientéliste, défavorisant les meilleurs, comme Nouri Bouzid, éternel empêcheur de tourner en rond dont le film Making of (2006) était parfaitement en phase avec les préoccupations de la société tunisienne et notamment de sa jeunesse.
Ambiguïté aussi dans un autre long métrage de la compétition, Les Palmiers blessés d’Abdellatif Ben Ammar, production tuniso-algérienne au casting partagé entre les deux pays, où Bouzid fait d’ailleurs une courte apparition en violoniste, dans un orchestre composé de célèbres artistes tunisiens tandis que le musicien algérien Farid Aouameur a composé la musique du film. En vieux routier du cinéma (mais qui n’avait plus réalisé de long métrage de fiction depuis Le Chant de la Noria, 2001), Ben Ammar domine l’outil et dès le départ, l’emphase est introduite par un générique sur des vagues déferlantes tandis que la musique s’emballe et que l’on entre dans un tunnel : « J’ai perdu mes certitudes ». Se met alors en place la rencontre entre Chama, une jeune étudiante, et un vieil écrivain solitaire et acariâtre qui la charge de dactylographier son manuscrit autobiographique. Mais c’est de la guerre de Bizerte dont les palmiers portent encore les traces que parle son texte, un conflit où Chama a perdu son père, patriote qui s’était porté volontaire. La recherche des vrais témoins et l’affrontement avec l’écrivain opportuniste fera le corps du récit. La crise de Bizerte reste un épisode méconnu de la décolonisation. A l’époque, Bourguiba soutient activement le FLN et accueille le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) à Tunis. En 1961, il attaque la base militaire française stratégique de Bizerte, reliquat du traité d’indépendance de 1955. L’armée de l’air française réplique, bombarde et parachute des troupes, causant des milliers de morts. Le règlement de la guerre d’Algérie permettra la résolution du conflit en décembre 1963.
Quête de vérité sur l’Histoire arabe niée, revendication du droit à la mémoire, la démarche de Chama a vocation de modèle pour une jeunesse manipulée. « L’indépendance n’est pas chose facile. Beaucoup d’écrits ne disent pas la vérité » : sans repères historiques, comment se définir un avenir et, dorénavant, faire des choix politiques ? Comme il est d’usage, la salle applaudit à l’apparition du portrait de Bourguiba, alors même que le film vient de dénoncer en mêlant les images des massacres et ses discours l’incohérence de son choix stratégique lorsqu’il lance l’armée tunisienne contre les Français, sans que celui-ci soit réellement expliqué. Adjugé, vendu : la chanson finale rappelle que « les innocents sont les seuls perdants »… et le train sort du tunnel comme si tout était clair. Situé en 1991, à l’époque de la guerre du Golfe qui emplit les écrans de télévision et les esprits, mais aussi au début des années terribles en Algérie, le film étage les mémoires, Bizerte convoquant aussi la guerre d’Algérie. L’ambiguïté tient à ce parallélisme Irak /massacre de Bizerte / terrorisme islamiste / guerre anticoloniale : comment s’y retrouver dans ce fourre-tout de conflits bien spécifiques et si peu contextualisés ? Sans compter que la violence islamique en Algérie a longtemps servi de repoussoir à Tunis pour justifier l’autoritarisme du régime et son soutien par les pays occidentaux. La confusion historique domine, si bien que l’attention se porte à la faveur des accélérations dramatiques et de quelques pesantes tirades sur l’opposition entre l’innocence blessée de Chama et la roublardise de l’écrivain, et renforce le manichéisme d’un bon peuple héroïque face aux intellectuels dévoyés.
Triste procès, si sûr de lui. Il est difficile de croire qu’une telle vision contribuait à mobiliser ces jeunes qui firent deux mois plus tard la révolution. Je me permets d’en douter aussi pour le troisième long métrage tunisien en compétition, Fin décembre de Moez Kamoun, dont la qualité de l’image masque mal le vide du propos. Comme dans son premier film Paroles d’homme (2004), mais cette fois sur son propre scénario, se côtoient des personnages désenchantés sans que puisse naître une émotion. Adam, jeune médecin désabusé, se retire dans un village reculé où la belle Aïcha se morfond d’avoir été lâchée enceinte par son amant. Dépitée, elle s’est promise à Sofiène, émigré revenu au village, mais depuis l’arrivée d’Adam le regrette amèrement. Simple regard sur l’univers rural, Fin décembre peine à dépasser la stéréotypie des personnages et à trouver un fil dramatique autre que leur juxtaposition.
La compétition des JCC donnait ainsi l’image d’un cinéma tunisien désenchanté, reflet de l’état d’une société mais qui finit par participer du blocage social. Il semble que l’écart s’est peu à peu élargi entre une jeunesse sans avenir (taux de chômage abyssal, multiplication des emplois sous-qualifié de sous-traitance à faible salaire) et ce type de cinéma pensé dans les centres urbains, nombriliste, coupé des aspirations populaires. On est si loin des personnages écorchés vifs d’un Bouzid ou de la subtilité des Secrets de Raja Amari… « Le cinéma ne va pas bien et cela aussi il faut le constater et le dire », notait le président du jury longs métrages Raoul Peck dans son introduction au palmarès.
Cela est-il vrai de la forte dynamique des courts métrages et des documentaires ? Dans un paysage bien sûr marqué par la diversité des approches, c’est heureusement là que se situe le renouveau. En voici quelques exemples dans ce qu’il m’a été donné de voir aux JCC.
Linge sale (Malik Amara, 20′, en compétition officielle) aborde un sujet tabou : la tyrannie des femmes envers leurs maris. Effectivement, la femme y est épouvantable ! Et son petit employé de banque de mari déconnecte son appareil auditif pour avoir la paix… mais cherche aussi à l’éliminer ! Délibérément caricatural, le film a l’effet souhaité : la salle se plie en deux et le film a eu le Tanit d’or du court métrage. Bourré d’effets, cruel à souhait, le film a effectivement tout pour plaire à un jeune public en quête de discours déviant. Malik Amara est typique d’une jeune génération bien formée qui, associée à de jeunes producteurs enthousiastes (ici Imed Marzouk de Propaganda Production, qui avait produit VHS-Kahloucha de Néjib Belkadhi), est capable de monter en puissance. Diplômé de l’Ecole supérieure des arts et du cinéma de Tunis et de l’Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière (Paris), puis ayant suivi l’Université d’été de la FEMIS, il a travaillé à la télévision tunisienne en tant que cadreur, opérateur, et réalisateur. Il a été remarqué pour ses précédents courts métrages, notamment La Chaise (2003), et surtout Le Poisson noyé (2007).
Le film a bénéficié, comme bien d’autres, d’une aide du ministère de la Culture tunisien. S’il était clair que la commission d’attribution d’aides à la production était soumise comme toute institution du régime Ben Ali à contrôle et pistonnages, le système tunisien de soutien au cinéma avait son efficacité. Je ne suis certainement pas la bonne personne pour juger à distance des degrés de compromission à gérer et il m’apparaît sans intérêt de dénoncer l’un ou l’autre. Comme dans toute privation de liberté, des espaces d’autonomie se cherchent et se trouvent, et ce sont ces lueurs qu’il importe de documenter. L’autonomie, cela commençait en Tunisie par la formation : la qualité technique des films est en général de haut niveau. Cela passait aussi par une structuration du secteur en une multitude de petites maisons de productions engagées. Les films trouvaient aux JCC mais aussi grâce à des projections régulières, notamment à Cinémafricart, salle de cinéma dynamique de Tunis, puis par la circulation des dvds, une visibilité certes limitée mais suffisante pour engager des débats et soutenir la dynamique. Sans compter bien sûr leur visibilité internationale dans le circuit des festivals.
Et l’autonomie était bien sûr dans la déconstruction systématique du discours dominant associée à un regard sur soi sans détour, passant souvent par l’ironie. A cet égard, également produit par Propaganda, Condamnation (Walid Mattar, 15′) m’a frappé par sa justesse de ton et sa puissance de tir. Un café tunisien vit au rythme de la coupe du monde de football mais aussi à celui de la guerre à Gaza. Entre respect de la religion et discours obligés, à la fois peinture sociale et fine analyse des comportements, le film décline une réjouissante insolence et un humour ravageur sur des sujets chauds.
Certes, le désenchantement pointe son nez dans nombre de films, débouchant parfois dangereusement sur la sidération, c’est-à-dire ne mobilisant rien chez le spectateur et l’accablant davantage sous prétexte de constat dénonciateur. Par contre, dans Le Dernier wagon (Sarra Abidi, 26′), c’est pour virer à l’absurde, proche de la « lassitude teintée d’étonnement » d’Albert Camus. L’originalité et l’inattendu transposent le récit en une métaphore à portée sociale : une écrivaine désabusée veut arrêter d’écrire quand elle apprend qu’elle va être éditée. Elle l’annonce à ses parents qui y sont indifférents et retrouve tous les personnages de sa vie dans le wagon de chemin de fer du retour. En dispersant le manuscrit au vent, le film appelle à repartir à zéro.
C’est aussi le programme de Vivre (Walid Tayaa, 17′) où une veuve quadragénaire dont le fils a émigré et qui travaille dans un centre d’appels français délocalisé à Tunis où elle doit changer de nom et d’accent. Houspillée par son chef, délaissée par son fils, confrontée à la fascination de sa mère pour les émissions islamistes, elle lutte contre le spleen pour retrouver un sens à sa vie. Nombre de films se font ainsi rugueuse et touchante chronique sociale, dans une veine documentaire.
Comme le court métrage, le documentaire connaît en Tunisie une nouvelle ampleur. Je suis mal à l’aise pour en témoigner, n’ayant pu en suivre le panorama durant le festival. Notons cependant la confirmation d’un grand talent, Hichem Ben Ammar, qui livre avec Un Conte de faits une peinture corrosive de la relation père-fils à travers l’engagement total d’un père pour que son fils réalise ce que lui-même n’a pu réussir et qu’il devienne un grand musicien. Avec beaucoup de subtilité, tourné sur la durée, le film cerne cette relation ambiguë où chacun essaye de contenter l’autre. Autre documentaire marquant de la compétition, Séparations : Fathi Saidi suit un père de famille qui immigre clandestinement en France pour la nourrir et connaît toutes les galères des sans-papiers. La force du film est de ne pas s’attarder sur les anecdotes des différences culturelles mais de se concentrer sur les ressentis du déracinement et du dépouillement du père. Le poids humain est amplifié par le retour en images régulier sur la famille restée en Tunisie, qui survit difficilement et s’inquiète pour lui.
Le cinéma se fait alors témoin de la dignité des gens simples, comme dans Mouja (La Vague, Mohamed Ben Attia, 12′) où une grand-mère évoque avec son petit-fils ses amours. Non-dits et secrets se révèlent avec douceur. Le petit-fils s’en souviendra-t-il ? se demande un film qui en appelle à garder la trace de la mémoire populaire. Mémoire douloureuse, certes, comme dans Tabou (Meriem Riveill, 15′) où une jeune femme de 18 ans ne peut s’épanouir, victime d’un traumatisme d’enfance qu’elle avait effacé de sa mémoire. Sensible et avançant par petites touches sensuelles, comme dans Les Beaux jours (2005), le film se termine par un écran noir et une voix qui dit simplement : « Souviens-toi et parle ! »
Cet exil intérieur est à l’image du pays. « Ici, c’est la prison ». Les brûleurs qui cherchent à traverser la Méditerranée vers l’Eldorado européen continuent d’être un sujet angoissé alors que tant de jeunes rêvent de tenter le voyage au péril de leur vie. La Brûlure (Leila Chaïbi, 27′) rend ainsi compte de façon documentaire des drames à l’œuvre à travers le témoignage de l’unique rescapé d’un naufrage. Vers le Nord (Youssef Chebbi, 15′, en compétition officielle) aborde la question d’une façon inédite, d’une part en se situant du point de vue des passeurs et d’autre part en introduisant les sordides trafics d’organes. Cohérent par son unité de lieu et de temps (une nuit, une plage à la lumière des torches), la tension d’une caméra mouvante et une musique à la mitraillette, le film utilise habilement les codes du cinéma de genre mais joue plus d’effets que de profondeur.
Les cinéastes avaient fait du second degré un art. Dans Obsession (Amin Chiboub, 14′), un jeune homme découvre un bouton derrière un tableau dans le vieil appartement où il vient d’emménager, ce bouton déclenchant aussi bien des visions enchanteresses que des visions d’horreur. Montée permanente en intensité, qualité du traitement, suspense : le film fonctionne parfaitement en tant que divertissement. Mais il est aussi critique sociale dans la déstabilisation de ce jeune vendeur performant, typique d’une classe moyenne aux dents longues, et appel à dépasser ses peurs pour laisser aller l’imagination, jusqu’à pouvoir échapper à la répression des autorités.
Il ne peut dorénavant y avoir qu’un avant et un après la révolution tunisienne et l’avenir est ouvert. Collaboration, compromissions, tout cela laisse des traces. Bien sûr, chacun essayera de montrer, à l’image du producteur Tarek Ben Ammar, qu’il s’opposait au régime ou ne s’y mouillait pas. (4) Le summum est atteint dans un éditorial de Le Temps du 15 janvier : « Nous imaginons la réaction légitime de nos lecteurs : pourquoi ne dire cela que maintenant ? Non, les écrits sont là : nous y faisions allusion, mais nous positivions. » (5)
Mais qu’importe au fond : la vengeance est misérable et l’essentiel est dans la consolidation des acquis, car comme le rappelait Raoul Peck dans son introduction au palmarès lors de la cérémonie de clôture des JCC en citant Mahmoud Darwich : « Sans doute avons-nous besoin de la poésie, plus que jamais. Afin de recouvrer notre sensibilité et notre conscience de notre humanité menacée et de notre capacité à poursuivre un des plus beaux rêves de l’humanité, celui de la liberté. »

1. On reproche aux JCC d’avoir perdu de leur aura d’autrefois. Outre la main-mise ministérielle, les raisons sont à en chercher, selon Hassen Alileche, dans la concurrence d’autres festivals plus sunlights et paillettes au Caire, à Marrakech ou dans les Emirats, dans le déclin du cinéma face à la télévision ou dans les erreurs de direction du festival. (Ecrans de Tunisie n°14, octobre 2010, p.28-31)
2. La « révolution du jasmin », signe de la métamorphose de l’histoire, Le Monde daté mardi 18 janvier 2011, p. 25. Voir aussi sur notre site l’article de Hassouna Mansouri, Bouazizi et la fin de la post-colonie, [ici].
3. http://malek.bensmail.free.fr
4. http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20110119.OBS6544/tribune-tarak-ben-ammar-se-defend-d-avoir-soutenu-ben-ali.html
5. http://www.letemps.com.tn/pdf/1295078038_P%20UNE%2015%2001.pdf
///Article N° : 9909

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