Le décentrement des possibles

Entretien de Sami Tchak et Boniface Mongo-Mboussa avec Ernest Pépin

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Ecrivain guadeloupéen, Ernest Pépin est l’un des rares invités permanents du Fest’Africa à Lille. Même s’il se réclame de la créolité, il entend maintenir un lien permanent avec l’Afrique. Ses romans L’homme aux bâtons(1992), TambourBabel (1996), Tango de la haine (1999) sont publiés chez Gallimard, auréolés de nombreux prix littéraires.

Quelles sont les relations entre l’écrivain et son public en Guadeloupe ?
Les relations entre l’écrivain et le public ont toujours été très complexes en fonction des époques. On peut discerner trois périodes : celle des grands précurseurs comme Gilbert Chambertrand, Florette Morand et Guy Tirolien si l’on s’en tient au XXe siècle ; celle des novateurs que furent Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Sony Rupaire ; et la période actuelle où se sont illustrés Daniel Maximin, Gisèle Pineau, Max Rippon et votre serviteur. Au début du XXe siècle, la société Guadeloupe avait une vision très « élitiste » de l’écrivain. Il apparaissait comme « à côté » du peuple, sans réelle fonctionnalité hormis pour un petit club assez restreint. Il n’avait pas vraiment d’écho et se contentait de laisser une trace relativement solitaire dans le ciel littéraire. Ceci d’autant plus qu’il ne bénéficiait pas de la « caisse de résonance » de la critique parisienne. Cela ne signifiait pas qu’il laissait indifférent. Florette Morand a quitté la Guadeloupe avec beaucoup d’amertume car elle refusait l’épithète de « doudouidte ». Guy Tirolien, très apprécié comme écrivain a subi un échec retentissant aux législatives. Ceux que j’appelle les « novateurs » ont eu à traverser les années indépendantistes où l’on exigeait du bruit, de la fureur, des invectives et des règlements de compte. Dans la mesure où elles ne correspondaient pas à certaines attentes, Simone Schwarz-Bart et Maryse Condé ont eu, à leurs débuts, à essuyer des critiques injustes et même parfois indignes. Cependant, un phénomène nouveau faisait son apparition : l’écrivain, même non lu, devenait un sujet de fierté. En partie parce que Paris l’avait adoubé. Le cas de Sony Rupaire est différent puisqu’il avait lié sa carrière littéraire au mouvement politique auquel il appartenait. Il a donc fait figure de symbole.
La génération actuelle a bénéficié de conditions exceptionnelles. Elle a eu de grands éditeurs, de bonnes critiques, un contexte de promotion du livre et de la lecture et un lectorat disponible. Cette heureuse conjonction a facilité son contact avec le public notamment par le biais des médias, des conférences, des rencontres avec le milieu scolaire etc. On peut penser qu’elle a eu la chance d’une relation privilégiée quoique problématique au demeurant. Dans une société tournée vers le paraître, le « statut » de l’écrivain a pris le pas sur sur rôle et impact réel. D’une certaine façon l’écrivain s’est démocratisé même si une certaine ambiguïté demeure dans la perception globale.
Avez-vous l’impression d’être davantage lu en Guadeloupe qu’ailleurs ?
Je ne dispose pas de chiffres. Je suis tout de même enclin à penser que le lectorat guadeloupéen, même augmenté de la « diaspora », demeure assez étriqué. Le livre n’est toujours pas une préoccupation majeure. Il arrive, de plus que la distribution fasse preuve de certaines défaillances. Les librairies ont peur des stocks et le public a tendance à réagir à l’événement puis à passer à autre chose. Par ailleurs, peu de textes sont étudiés dans les établissements scolaires ou très épisodiquement. Nous sommes encore loin du potentiel réel.
Quel est l’impact de votre œuvre sur la jeunesse ?
J’ai écrit un certain nombre de textes destinés à la jeunesse, quelques nouvelles. L’accueil, dans l’ensemble a été favorable malgré certaines polémiques. Toutefois, il m’est difficile de parler en terme d’impact. Je sais que certains étudiants apprécient mon œuvre et parfois, ils n’hésitent pas à m’en faire part. Il y a des mémoires, des exposés qui me parviennent. Je reçois des encouragements ou même des félicitations. Ce sont des indices positifs. Cependant, ils ne m’autorisent pas à parler d’impact. J’ai des inconditionnels et mes détracteurs comme tout le monde. Peut-être que les jeunes qui vivent dans l’hexagone, ceux qui se donnent la peine de lire, sont davantage solidaires parce que leur quête est plus urgente et plus vitale.
Quelle place occupe l’Afrique dans vos œuvres ?
Vous savez, je suis entré en littérature dans le berceau de la négritude. Je suis né en 1950, donc d’une génération qui a été marquée d’une façon ou d’une autre par l’œuvre de Césaire. Ce n’est que par la suite que j’ai évolué vers la créolité. L’Afrique demeure donc une sorte de totem dans mon imaginaire. Pour autant, sa présence est diffuse dans ma création littéraire. Plus que l’Afrique, c’est une sorte d’africanité créole que le lecteur risque d’y trouver. Le rapport à la parole dans mon roman : L’homme au bâton, le rapport au tambour dans Tambour-Babel, la prise en compte d’une forme de genèse dans Le Tango de la haine. Cela dit, après un voyage en Côte d’Ivoire à l’invitation de Tanella Boni, j’ai écrit un long poème que j’ai intitulé : « Solo pour l’Afrique » qui paraîtra au mois de novembre 2001 à Présence Africaine. Là, l’Afrique est massivement présente à travers ma vision de Guadeloupéen. Qui dit créolité, dit prise en compte de toutes les composantes. L’Afrique n’est plus pour moi un mythe mais une question ouverte et, malgré tout, une espérance. Je la vis beaucoup à travers une manifestation comme Fest’Africa à Lille à laquelle je me dois de rendre hommage. Vous savez, c’est moi qui ai invité Cheick Anta Diop en Guadeloupe où il a laissé des traces mémorables ! C’est dire que ma relation avec des auteurs africains comme Sembène Ousmane, Wole Soyinka, Amadou Kourouma, Mongo Béti, Tierno Monénembo, etc. demeure très vivante et très vivace.
Où en êtes-vous avec la créolité ?
La créolité est née dans un contexte polémique. Elle est apparue pour certains comme une anti-négritude et pour d’autres comme un nouvel essentialisme à dépasser. C’était d’un côté trop la rabaisser et de l’autre trop l’élever. Elle est à prendre pour ce qu’elle est. A savoir une lecture créole du monde créole. Qu’est-ce-à dire ? Une approche plurielle de l’identité, une approche diversifiée de la langue, une approche non-universalisante de la mosaïque du monde et une approche syncrétique des imaginaires. Le malheur, c’est qu’on a voulu confondre tout cela avec une sorte de pensée servile de la mondialisation. Il n’en est rien. Des œuvres existent, celles de Patrick Chamoiseau, de Raphaël Confiant, de Gisèle Pineau, de moi-même sous le patronage quelque peu critique et distancié d’Edouard Glissant. Elles ont, je crois, le mérite de témoigner de la valeur de la créolité et de ses enjeux littéraires. J’ai toujours pensé que la créolité devrait être un outil et non un cadre rigide fixé d’avance. C’est une attitude devant notre réalité et devant toutes les réalités qui sont à la fois chaotiques et structurales. C’est le paradoxe du divers et sa beauté ! Personnellement, j’aspire de plus en plus à affirmer, sans prétention, mon « moi littéraire » en me nourrissant de tous mes héritages, de toutes mes anticipations et de toutes mes intuitions. L’œuvre, me semble-t-il, doit être plus grande que les « écoles » et les manifestes.
Comment voyez-vous l’avenir de la littérature guadeloupéenne ?
La littérature guadeloupéenne est une composante de la littérature antillaise qui elle-même est une composante des littératures de la Caraïbe. Je ne suis pas prophète. Il me semble que nous sortons, peu à peu, d’une littérature dont la matrice était la plantation, l’habitation comme on dit chez nous, avec la lancinante question de l’esclavage et de ses conséquences, pour élargir le cercle de nos références à un réel devenu plus complexe, plus « sournois » et plus morcelé. Il faut comprendre dans celui-ci tout l’en-dessous de nos « diasporas » qui n’a pas encore réellement émergé. Un décentrement s’opère qui nous mettra davantage en prise avec le présent (toujours mouvant) et davantage en connexion avec l’aspect pluriel du monde. L’aspect protestataire cède le pas aux affirmations d’une présence plus solide et plus solidaire. Nous ne serons plus alors les otages d’une Histoire, mais les créateurs des possibles et des manques des histoires. Les poétiques pourront alors être plus individuelles et plus risquées.

///Article N° : 1917

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