Le Jardin de Papa

De Zeka Laplaine

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 » Jean était quelqu’un capable de porter une femme  » : lorsqu’il l’emmène en voyage de noce au Sénégal, pays où il a vécu et dont il lui a beaucoup parlé, cette femme amoureuse ne met rien en cause de son bel amant. Il est celui qui sait. Mais Jean se révélera le type même du colon moderne : sûr de lui, méprisant, voulant régler tout obstacle par l’argent, le backchich qu’il croit de mise en tout circonstance. Dans la nuit africaine, poussé à l’extrême face à l’adversité, il est comme un fantôme du passé de retour sur ses terres : négrier ouvert à toutes les corruptions et convaincu du pouvoir de l’argent, ne considérant au fond les nègres qu’il affectionne que comme des macaques, déçu de ne plus retrouver le paradis perdu. A la violence brutale de sa bêtise, répond une autre violence et une autre bêtise, mais d’une autre nature : celle des malfrats du quartier, qui veulent lyncher le chauffeur de taxi qui a écrasé un enfant, et maltraiter ses passagers, le couple de Blancs. Les trois vont essayer de leur échapper mais se trouvent coincés dans le dédale de ruelles sans issue, piégés par cette Afrique qui leur colle à la peau. Ils se réfugieront chez une femme énigmatique, Gapinga (Princess Erika, d’une remarquable présence corporelle) qu’ils prendront en otage. Les corps peints de la bande qui se déchaîne pour les déloger évoquent la ritualisation de la violence assaisonnée d’absurde qu’un Kubrik avait par exemple mise en scène dans Orange mécanique et que certaines images ne sont pas sans rappeler lorsque les brigands se préparent à l’attaque en contre-jour sur les éclairages.
Tout est ainsi clair, sans doute un peu trop tant l’intention est perceptible, dans cette nuit glauque où les oiseaux rôdent d’arbre en arbre comme des rapaces et où les sons s’effacent, dans cette nuit d’enfer où les corps se lâchent. Les fantômes de l’Afrique sont bien là : le colon et cette autodestruction déchaînée à laquelle conduisent les galères et le chaos du quotidien. Rien d’étonnant alors que tout cela ait une allure de blues et que l’image se fasse impressionniste, jouant sans cesse sur le flou des lumières de la nuit pour révéler les ombres et magnifier l’incertitude. Rien d’étonnant non plus que la caméra se rapproche des êtres pour en épouser le rythme, ni qu’elle lèche les corps de si près pour en sentir le pouls. Car il s’agit de les révéler comme êtres de désir et non machines impassibles.
L’impasse africaine est dans la violence d’une Histoire qui se répète et dans ce qu’en intègrent les êtres. On tourne en rond dans les méandres du quartier pour finalement se construire un psychodrame à huis-clos, en parfaite schizophrénie où le désir n’est plus créativité mais possession. On croit se protéger derrière des murs, mais ils ne peuvent empêcher le retour de bâton. Cette princesse de la nuit, énigme du quartier que l’on a bâillonnée et ligotée, celle dont la vie libre échappe aux conventions et fascine, est la seule qui aura la hauteur de vue nécessaire pour rompre le cercle infernal.
Lorsque l’aube pointe et que reprennent les discours du jeu de dupe électoral, seules les femmes pourront amorcer une relation, à l’image de deux jeunes filles qui se nattent avec art. Débarrassée de son encombrant compagnon, forte de cette nuit initiatique, Marie pourra revenir un jour pour vivre un rêve qui reste possible.
Avec ce troisième long métrage, après avoir dans Macadam Tribu exploré une relation familiale déjantée en phase avec le chaos congolais, puis poursuivi avec une remarquable sincérité l’introspection en rejouant lui-même l’abyme d’une crise de couple dans (Paris : xy), Zeka Laplaine élargit son propos et force la métaphore. Le Jardin de Papa aurait ainsi pu être un puissant film tragique. Mais pour atteindre entièrement ce but, il lui aurait fallu des acteurs qui se lâchent vraiment dans les scènes de huis-clos, une maîtrise plus forte encore du jeu de caméra et surtout une confiance en la puissance de ses images qui lui évite d’en rajouter dans la signification (voix-over, clarté des références, stéréotypie du personnage de Jean). Une contradiction s’installe entre cette envie de dire et un traitement de l’image privilégiant les impressions et la suggestion, qui fait apparaître le film, comme ses films précédents, comme un work in progress. Mais c’est justement cela aussi qui en fait la valeur : on sent qu’un vrai cinéaste est là, en puissance, qui peu à peu bâtit son style et cerne son propos. L’exercice pourrait nous laisser indifférents : c’est bien le contraire qui se passe, car nous partageons la même quête de compréhension, qu’elle est flagrante à l’écran et que Le Jardin de papa nous laisse y trouver notre place, nous blottir avec lui dans cette nuit africaine où se joue le destin des hommes.

///Article N° : 3070

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