De retour de mission au Mali en 2015, dix-huit ans après son précédent voyage, Christophe Cassiau-Haurie revient sur une anecdote qu’il a vécue à bord du wagon – bibliothèque qui desservait tous les villages entre Bamako et Kayes et qui existe toujours.
C’était au milieu des années 1990, dans un pays longtemps connu pour sa douceur et son unité. Comme dans beaucoup d’endroits de ce continent, il y avait peu de routes.
Cela ne posait pas vraiment de problèmes puisque la majeure partie du pays était traversée par une gigantesque autoroute fluviale par laquelle transitaient nouvelles, populations et marchandises. Là-bas, un fleuve n’est pas une frontière, ne sépare personne mais au contraire unit les gens. À l’ouest du pays, un autre fleuve coulait, vers un autre pays, respectant en cela les frontières issues de la colonisation, même si les populations sont cousines et parlent la même langue. Autre vestige de la colonisation, un train relie la capitale avec celle du pays voisin, Dakar, l’un des principaux ports de la région. Ce qui permet au pays, qui n’a aucune frontière maritime, d’avoir un lien avec l’océan Atlantique. De ce fait, la région ouest n’avait aucune route, si ce n’est une vilaine piste, et le train était aussi le seul lien entre les villes et villages, très isolés.
Il y a plus de vingt ans, Jacques Cuzin, ancien responsable des bibliothèques de la ville de Paris, était devenu assistant technique en charge de promotion de la lecture publique. L’une de ces actions-phares de ce fils de cheminot fut la mise en place d’un wagon – bibliothèque entre la capitale et la ville la plus importante de l’ouest du pays, avec l’appui de l’ONG Bibliothécaires sans frontières (à ne pas confondre avec Bibliothèques sans frontières qui n’existait pas encore). L’idée était assez simple :
Les trains étant quotidien, le wagon était délesté à chaque arrêt, restait une soirée et une journée entière sur une voie de garage puis était raccroché au train suivant et convoyé jusqu’au village suivant. Chaque tournée – épuisante – durait un minimum de 30 jours. Durant cette journée, la population environnante faisait la queue devant le wagon pour lire ou emprunter des livres dans un joyeux foutoir. Les enfants étaient les premiers concernés, du fait d’accords avec les écoles du coin, toutes en secteur rural. Tous les soirs, des séances de cinéma animaient le quartier de la gare et faisaient le bonheur des habitants de ces bourgades sans électricité.
En 2015, ce wagon – bibliothèque est d’ailleurs toujours en activité, malgré le retrait de la coopération française, il y a près de dix ans. Jeune conservateur de bibliothèques, j’y ai fait une tournée entière lors d’une mission dans le pays. Les conditions de vie, et donc de travail, étaient éprouvantes. Le wagon – bibliothèque marchait à l’énergie solaire et il était impossible de le mettre à l’ombre, au risque de rendre inutiles les panneaux solaires sur le toit. De plus, on ne pouvait manger que la nourriture trouvée sur place, ce qui était l’assurance d’une maigre pitance quotidienne. Vers 18h, les quelques minutes de pénombre étaient l’occasion de se promener dans la nature. Cette heure, entre chien et loup, était idéale pour la promenade car seul moment où le soleil avait disparu et les moustiques pas encore présents.
Je pouvais aussi y rencontrer des habitants du village désireux d’échanger avec un toubab autour de littérature et de culture ou même, pour les rares chrétiens de la région, évoquer des passages de la bible.
Un soir, dans le village de Bafoulabé, un jeune homme de 16-17 ans a surgi des buissons et s’est approché de moi. Il m’a demandé si le wagon-bibliothèque était encore ouvert. Je lui ai répondu que ce n’était plus le cas, qu’il était arrivé trop tard, que tout le monde était reparti. Il m’a alors expliqué sa situation. À la mort de son père, un an ou deux avant, il avait dû arrêter l’école, alors qu’il était bon élève. Sa mère ne pouvant assumer seule les besoins de toute la fratrie, il lui revenait, en tant qu’aîné, l’obligation d’aller travailler et rapporter de l’argent à la maison.
Il avait trouvé un emploi de bûcheron dans la forêt à une distance importante de toute ville importante. C’était un métier très dur sur un plan physique, mais ce dont il souffrait le plus était, selon ses termes, le manque de « nourriture intellectuelle » que seule l’école lui avait apporté jusque-là. De fait, tous les trois mois, comme un assoiffé, il guettait le passage du wagon-bibliothèque afin de pouvoir lire et s’évader d’un quotidien difficile où le livre n’avait pas sa place. Il s’asseyait alors sur une des chaises non rembourrées du wagon et lisait tout ce qui lui tombait sous la main, assouvissant pour quelques heures une certaine forme de boulimie de lecture. Cette fois-là, il n’avait appris la nouvelle de la présence du wagon que fort tardivement le matin. Il s’était tout de même mis en route et, après plus de cinq heures de marche, venait juste d’arriver à la nuit tombée. Malheureusement trop tard.
Nous avons tout de même échangé jusque tard dans la soirée, parlant livre, littérature francophone, autour d’un plat de maffé que nous mangions à même le sol directement avec la main (la droite, uniquement la droite car la gauche est réservée à une activité plus intime). Puis, le repas terminé, le troisième thé avalé (le moins amer), il a remercié, « a demandé la route » et est reparti dans la nuit, se promettant de venir plus tôt la fois suivante.
Je n’étais pas retourné au Mali depuis cette époque-là. J’en entendais juste parler et pas en bien. Je savais que là-bas, il y avait la guerre. Je savais aussi que certains hommes, qui croient aimer Dieu parce qu’ils n’aiment personne, se servaient de ce magnifique pays comme terrain de jeu pour leur agissement criminel. Mais je sais surtout que quand on me raconte tout ça, une image me vient à l’esprit, l’image d’un jeune homme prêt à marcher plus de dix heures sous le soleil pour avoir le plaisir de lire un livre assis à une table bancale dans un wagon surchauffé. C’est rien, juste une résurgence du passé, une anecdote d’ancien combattant que l’on raconte à ses enfants sans vraiment y prêter attention, le fameux coup de l’Afrique rigolote que tous les anciens expat’ ont dû relater un jour. Pour ma part, quand je pense à tout ça, me vient le sentiment assez net qu’en Afrique comme ailleurs, bibliothécaire c’est quand même un superbe métier.
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