Le Market Theatre n’est plus ce qu’il était

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Le Market Theatre a été fondé en juin 1976. Si la date est historique, c’est pour une toute autre raison. Le 16 juin de cette année là, des manifestations pacifiques d’écoliers à Soweto ont été réprimées dans le sang. Le petit Hector Peterson, pris en photo mourant dans les bras d’un jeune homme aux côtés de sa soeur, a ému le monde entier. Sa disparition et celle de dizaines d’autres enfants ont enflammé les townships du pays, jetant dans les bras du Congrès national africain (ANC) et surtout de sa branche armée, Umkhonto we Sizwe (MK), toute une génération décidée à en finir avec l’apartheid.
A cinq jours près, ce tournant fondamental de l’histoire sud-africaine a coïncidé, avec la première du Market Theatre. Le rideau s’est levé, le 21 juin 1976, sur une représentation de La Mouette de Tchekov. Un classique un peu décalé dans le contexte de l’époque, certes. Le Market n’en allait pas moins devenir le coeur de la contestation artistique de l’ancien régime.
Ce théâtre est né de The Company, une troupe de douze acteurs blancs formée en 1973 par le dramaturge Barney Simon, juif sud-africain, et le metteur en scène Mannie Manim, mi-afrikaner mi-portugais. Tous ont mis la main à la pâte, pour la transformation de l’ancienne Halle aux fruits du Marché indien de Johannesburg en trois salles de spectacles, deux galeries d’art, un bar et un restaurant. Tous ont réussi à convertir les premiers administrateurs du théâtre, pour la plupart des hommes d’affaires, à leur credo : donner une chance aux jeunes – à tous les jeunes, pas aux Blancs seulement. Avant même l’ouverture du théâtre, les administrateurs avaient juré de se présenter en bloc au tribunal au moindre chef d’inculpation.
Quinze ans avant la fin de l’apartheid, le Market Theatre est la première institution culturelle à avoir osé ignorer le Group Areas Act, cette loi qui régissait dans ses moindres détails les allées et venues des Sud-africains noirs, les confinant aux townships et aux bantoustans, posant des conditions strictes à leur présence dans les quartiers blancs. Dès ses débuts, le théâtre s’est voulu multiracial. Si la troupe initiale ne comprenait que des Blancs, dès 1976, trois acteurs noirs ont interprété En attendant Godot, de Samuel Beckett, dirigés par Benjy Francis, un metteur en scène indien très impliqué dans le théâtre « communautaire » des townships.
Influencés par le grand dramaturge Athol Fugard, Barney Simon et Mannie Manim ont fermement cru en un théâtre sud-africain qui ne se contenterait pas de conforter l’élite anglaise en lui ressassant Shakespeare. Un théâtre profondément enraciné dans la communauté noire, avec laquelle ils n’avaient eux-mêmes d’ailleurs jamais cessé de travailler, en toute illégalité.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la seconde production du Market, Marat/Sade, ait transgressé un premier tabou en parlant de… révolution – fût-elle française. Mais curieusement, les premiers coups de la censure ont frappé une comédie de Leonard Schach, Comedians, en raison de son caractère « blasphématoire ». Loin de la politique, l’indignation tenait plutôt à une question de vocabulaire. Le mot « fuck » était prononcé de trop nombreuses fois au goût des puritains et des censeurs du Directoire des publications (DP)…
En 1977, la reprise de la comédie musicale américaine The me nobody knows, basée sur la vie des jeunes dans les ghettos, faisait se côtoyer pour la première fois sur scène un large groupe multiracial. Aux aguets, la police du Group Areas n’a pas manqué de faire un rapport sur le fait que « les spectateurs blancs, indiens, métis et bantous assistent en même temps aux représentations, et paient le même tarif à l »entrée ». Et de se poser la question, pour les artistes, de l’usage en principe séparé des toilettes et des loges… Faisant preuve d’une clémence inattendue, un inspecteur a passé l’éponge.
Malgré les interdictions à répétition des années 1980, marquées par l’état d’urgence dans le pays, le rayonnement du Market a vite dépassé les frontières. Dès 1977, l’acteur noir John Kani, aujourd’hui directeur du théâtre, revenait avec Winston Ntshona d’une tournée triomphale à l’étranger, où il avait présenté The Island. Mais c’est Woza Albert !, une pièce de Mbongeni Ngema et Percy Mtwa, qui a fait la renommée du Market Theatre après 1981. Représenté 650 fois dans 23 pays, cet énorme succès a entraîné dans son sillage d’autres pièces du théâtre noir et populaire, signées par des auteurs comme Zakes Mda (Sing for the fatherland, The Hill), Gibson Kente (Mama and Thel Load), Matsemela Manaka (Egoli, Pula, Vula) et Maishe Maponya (Hungry Earth, Gangsters).
Aujourd’hui, le Market Theatre n’est plus que physiquement au coeur de l’activité culturelle de Johannesburg. Il trône comme un monument historique au milieu du quartier de Newtown, qui rassemble les salles d’exposition du Museum Africa, la boîte de jazz Kippie’s et deux restaurants, le Koffifi et le Gramadoelas. Non loin siègent l’immense usine rebaptisée Electric Workshop, où s’est tenue la biennale des arts de 1997, de même que les bureaux de l’association cinématographique Film Resource Unit (FRU), l’espace chorégraphique de la Dance Factory et les dix-huit ateliers d’artistes de la Bag Factory.
Toutes ces institutions font encore de la résistance. Elles refusent de suivre l’exemple des grandes sociétés privées, dont les sièges sociaux ont déménagé dans les quartiers résidentiels de la banlieue nord, à cause de l’africanisation du centre-ville et de l’insécurité. Si le Market Theatre est toujours en ville, les centres d’intérêts, eux, se sont déplacés. Le public n’est plus au rendez-vous. Un critique désabusé de l’hebdomadaire The Mail & Guardian racontait, il y a deux ans, comment sa soirée avait été gâchée, d’abord par Zulu, la dernière pièce musicale de Mbongeni Ngema, ensuite par le fait qu’il n’avait pas retrouvé sa voiture en sortant, volée sur le parking… Un samedi soir de juillet dernier, The Blacks et Hallelujah, les deux spectacles à l’affiche, n’attiraient pas plus de cinquante personnes un samedi soir. Ce soir-là, la très bonne reprise d’une oeuvre visionnaire de l’auteur français Jean Genet, Les Nègres, ne résistait pas à la concurrence exercée par un match de foot à la télé.

Sur le théâtre sud-africain, lire également :
Du théâtre sud-africain d’élite au théâtre populaire (Africultures 4 p.15), Le Costume a pris feu aux Bouffes du Nord (26 p.91).///Article N° : 1891

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