« Le Marron, un indocile, qui refuse l’ordre des choses imposé par les dominants »

Entretien de Anne Bocandé avec Dénètem Touam Bona

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Anthropologue, actuellement professeur de philosophie à Mayotte, Dénètem Touam Bona publie Fugitif, où cours-tu ? Un essai sur le marronnage, sur les différentes formes que prenait la fuite des esclaves, del’échappée spirituelle d’un gospel à la réinvention d’une société dans les marges des plantations. Mais s’il plonge dans le passé, c’est d’abord pour questionner le présent et y déceler la possibilité d’autres futurs que ceux prescrits par l’ordre dominant. Ce qu’il nous propose, c’est moins une leçon d’histoire qu’une utopie à réactiver. Rencontre.

Afriscope : Qui est le fugitif du titre de votre essai, Fugitif, où cours-tu ?
Dénètem Touam Bona : C’est d’abord moi-même, mais ça je ne l’ai compris que récemment. Si ces histoires de Nègres marrons m’ont autant fascinées, c’est parce qu’elles trouvaient des résonances en moi. Je n’ai jamais supporté qu’on me mette dans une case. Ce qui m’a le plus marqué dans mon enfance, c’est la maternelle : la façon dont mes petits camarades me firent comprendre par leurs regards, par leurs gestes, par leurs mots que j’étais différent d’eux : un « bamboula ». Le différent, quel qu’il soit, on le met toujours dans une cage. Donc j’ai toujours essayé d’échapper aux grilles de perception de la société. Mais la question que pose le titre n’attend pas forcément une réponse, car on ne fuit pas pour aller quelque part, on fugue pour se réinventer, et le refuge n’apparaît que dans le mouvement même de la fugue…

Comment définir le marronnage ?
Au sens étroit, le marronnage c’est la fuite d’un esclave, quelle que soit la forme de celle-ci. Mais j’ai tendance à étendre la notion de marronnage à l’ensemble des résistances créatrices, à partir du moment où elles suscitent des espaces de liberté au sein d’un univers de servitude. Au sens strict, je distingue trois formes de marronnage : Le marronnage occasionnel, des fuites provisoires pour voir sa bien-aimée ou échapper à une punition, une forme d’absentéisme voire de grève des esclaves. Le marronnage-clandestinité qui concerne en majorité des esclaves créoles, nés sur place, qui fuient dans les villes pour se perdre dans l’anonymat. Ce Marron clandestin rejoint la fi gure contemporaine du « sans-papiers » : vivant dans la hantise d’un contrôle de la maréchaussée, la police de l’époque, il joue l’affranchi et recourt aux services de faussaires pour obtenir des lettres d’affranchissement. Et puis, il y a le marronnage-sécession, un retranchement d’esclaves fugitifs, essentiellement de Bossales, nés en Afrique, dans des milieux naturels difficiles d’accès sous la forme de communautés furtives. C’est dans le mouvement créateur de cette « sécession marronne » que sont nées des communautés comme celles des Bushinengue de Guyane ou des Palenqueros de Colombie.

Comment est né votre intérêt pour le marronnage ?
Je travaillais sur un projet de création à Saint-Dizier sur les ouvriers et la mémoire des résistances. À l’époque je ne connaissais pas du tout la littérature antillaise. Un jour, des membres du projet m’ont montré un entretien réalisé avec Daniel Maximin. L’écrivain y parlait des résistances culturelles des esclaves, le créole, la danse, la musique, etc. Mais il évoquait aussi l’existence de véritables sociétés d’esclaves fugitifs, en Guyane notamment. Apprendre ça, c’était comme si on m’avait toujours menti à l’école. Quelques temps après, on 2002 était en , le FN faisait 40 % à Saint- Dizier. C’est bête, je sais, mais je ne me sentais plus à ma place ni dans cette ville ni dans cette France. Et comme je ne trouvais pas grand-chose sur les neg mawons, je décidai de partir sur leurs traces en Guyane. Sur place, j’ai pu me rendre compte à quel point l’enseignement de l’histoire de l’esclavage occulte la « vision des vaincus ».
Est-ce une volonté politique de taire cette histoire ?
Je ne sais pas s’il y a une volonté ou si c’est juste l’inertie d’un système conçuau départ pour générer l’oubli comme le montre Glissant dans Le Discours antillais(1981). Dans les programmes scolaires de français et d’histoire, on aborde la question de la « vision de l’autre », la façon dont l’Européen voyait les Indiens ou les Africains. C’est important, mais il faudrait rappeler tout de même que l’ « autre », le « sauvage », le « cannibale », l' »indigène » n’est pas qu’une image ou un objet d’étude, c’est d’abord un sujet qui, de mille façons, résiste à l’aliénation propre à toute situation coloniale. C’est hallucinant qu’on puisse avoir encore au XXIesiècle des intitulés dans les manuels scolaires du type « la découverte de l’Amérique ». Du point de vue des Aztèques ou des Incas, l’arrivée des Européens signifie la fin de leur monde, la mort des dieux, rien à voir avec une découverte. Les Outre-Mer peuvent peut-être sauver la France, l’aider à se voir de façon décentrée, depuis leurs périphéries justement.

Quels sont les enjeux de la visibilité de cette histoire marronne ?
Ça n’a pas grand sens de commémorer les abolitions si on ne parle pas des premiers abolitionnistes que furent les esclaves. Or en France l’abolition a tendance à être réduite à Schoelcher. Ce n’est pas un homme qui a conduit aux abolitions mais tout un processus collectif s’étalant dans le temps. C’est comme réduire les indépendances africaines à De Gaulle. Et ces communautés marronnes sont la preuve vivante que les esclaves n’ont jamais attendu qu’on les libère. Parce qu’encore aujourd’hui, même dans les films américains récents comme Django, Lincoln, Twelve Years a Slave, il faut toujours qu’il y ait un gentil « Blanc » qui vienne dire à un « Nègre » un peu lent d’esprit « il faut que tu te révoltes, c’est injuste ce que tu vis ». Ainsi on perpétue la déshumanisation de l’esclavage en ne présentant ces esclaves que comme des figurants, comme des victimes, des êtres passifs et dociles, dépourvus de subjectivité et de capacité d’action. Comment veut-on qu’il n’y ait pas une rancoeur et du ressentiment de la part des Afrodescendants quand on écrit l’histoire de cette manière ? Une histoire qui nous apprend, quand on est enfant et perçu comme « noir », que non seulement nos ancêtres ont pu être mis en esclavage mais qu’ils doivent leur libération aux mêmes qui les ont asservis. Ce n’est pas la question de la culpabilité du « Blanc » qui est posée ici, «  le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc » nous dit Fanon (1), mais celle de la reconnaissance du tort subi par une minorité dont la « couleur » reste toujours infamante, objet de phobie pour encore bien des gens.

Quelle pourrait être la place du Marron aujourd’hui comme imaginaire pour agir ?
Le Marron, c’est d’abord un indocile, un être qui refuse la réalité, c’est à dire l’ordre des choses imposé par les dominants. Par son repli en forêt, il déplie un autre monde qui fait fuir la « réalité » et court-circuite l’appareil de capture esclavagiste. Le Marron excelle dans l’art de la disparition. Dans une société où les dispositifs de surveillance et de contrôle ne cessent de proliférer, je pense que cette fi gure de résistance garde toute son actualité. L’anonymat de collectifs tels qu' »Anonymous » n’est pas sans rapport avec les communautés furtives des Marrons. Dans les deux cas, on fait de la disparition une arme : infiltrer, faire fuir, faire fuiter… D’un point de vue éthique, marronner c’est aussi échapper à ce que l’on est censé être, c’est faire de ses lignes de faille des forces créatrices. C’est aux lecteurs de s’approprier ces histoires de résistance furtive afin d’alimenter leurs propres utopies.

(1)PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS. FRANTZ FANON, SEUIL.À suivre
– Mercredi 4mai, retrouvez Dénètem Touam Bona pour une conférence sur la thématique « Lignes de fracture », dans le cadre du 11e festival « Hors-Pistes, L’art de la révolte ». Avec Achille Mbembe, Julien Assange, etc. Au Centre Pompidou, Cinéma 1, Place Georges-Pompidou, Paris4e, centrepompidou.fr, 01 44 78 12 33
– Le 7 mai à la Cité Internationale des Arts, 18 rue de l’Hôtel de Ville, Paris 1er, 18 h, tout-monde.com
– Le blog de Dénètem Touam Bona: fugitifoucourstu.com///Article N° : 13603

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Denétèm Touam Bona © DR





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