Le Mondial 2010 vu par Achille Mbembe

Les Africains n'iront pas loin, les Bleus manquent de désir…

Entretien de Norbert N. Ouendji avec Achille Mbembe
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Installé en Afrique du Sud depuis une dizaine d’années, l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe est un observateur averti du football. Avec Norbert N. Ouendji, il tire les premières leçons de la coupe du monde et pose un regard désabusé sur la prestation des équipes africaines et des Bleus.

Au stade actuel du déroulement du plus grand rendez-vous mondial du football, quelles impressions avez-vous du niveau des équipes présentes en Afrique du Sud ?

Il faudra attendre la phase des éliminations directes pour se faire une idée précise de l’évolution du football mondial au regard de ce tournoi. Je dirais néanmoins que les hiérarchies traditionnelles restent, grosso modo, en place même si la configuration précise de ces inégalités entre les continents ou à l’intérieur de ceux-ci varie légèrement. De ce point de vue, les matches entre le Mexique et la France, l’Algérie et l’Angleterre, ou encore la Côte d’Ivoire et le Portugal auront constitué d’excellents indices.
Mais ce sont les confrontations entre la Suisse et l’Espagne, puis la Corée du Nord et le Brésil qui m’ont le plus frappé. L’on avait d’un côté deux des équipes parmi les plus offensives du monde et, de l’autre, deux autres voués, pour la circonstance, à l’art de la défense à outrance. Cet art de la défense totale exige une discipline presque militaire, une occupation presque millimétrée des espaces, un positionnement et des mouvements tant en blocs qu’en lignes, une densification et un maillage qui permet l’érection de digues contre lesquelles viennent constamment échouer les vagues offensives adverses, une stratégie de l’usure qui requiert d’énormes dépenses d’énergie physique, une concentration maximale, le renoncement à la possession du ballon et une capacité de vitesse nécessaire à l’exécution des contre-attaques.
Il ne s’agit pas du catenaccio à l’ancienne. À l’âge électronique et digital, on est devant une autre conception de la géométrie et des flux. Chez les meilleurs footballeurs de la planète, par ailleurs excellents techniciens, le jeu lui-même est de plus en plus calibré sur le registre des jeux vidéos. Dans ces conditions, on dirait que la seule façon pour les faibles de triompher, c’est désormais d’abandonner le ballon et de ne plus s’occuper que des surfaces et des densités.

Quelles sont les performances qui relèvent, pour l’instant, de ce que certains mettent sur le compte de la surprise ?

L’une des caractéristiques du football contemporain à l’échelle mondiale est qu’il ne comporte plus vraiment de surprises. Tous, on se nourrit à peu près aux mêmes techniques. Tout est question de fine tuning à l’intérieur d’un registre global dans lequel il est de plus en plus difficile d’innover. L’Espagne, par exemple, finira par passer au second tour. La Corée du Nord ne sortira pas de sa poule. L’Argentine n’a pas encore affronté les gros calibres. Le reste était plus ou moins prévisible.

Jusqu’où peuvent aller les plénipotentiaires africains ?

Pas loin, même si certains ont montré ici et là de belles choses. Mais au rythme où va cette compétition, le bilan risque d’être plus négatif encore qu’en 2006. Emmenés par des entraîneurs souvent médiocres, ils n’ont ni la discipline tactique des Suisses face à l’Espagne, ni le rendement industrieux et physique des Asiatiques – encore que la Corée du Sud se soit fait donner une fessée par l’Argentine. La plupart des sélections sont minées par des querelles byzantines, lorsque ne pèsent pas sur elles toutes sortes d’influences corruptrices – la vénalité, la prévarication et la pression prédatrice des autorités politiques et leurs entourages pléthoriques. C’est, par exemple, le cas du Cameroun.
D’autres sont en pleine phase de transition entre une vieille garde qui prend prétexte des  » services rendus  » pour se cramponner et de nouvelles générations qui comptent avant tout sur leurs atouts techniques, mais manquent d’expérience. Sur le plan technique et tactique, la Côte d’Ivoire semble émerger du lot – encore que sa force mentale n’ait point encore été testée. Le Ghana, malgré son jeu très enlevé et tout en mouvements, n’a pas pu vaincre une Australie réduite à dix pendant les deux tiers du match.
Les Africains n’ont pas encore compris qu’une Coupe du monde se prépare non en trois semaines, mais en quatre ans au minimum. Aucun pays africain n’étant pour l’heure capable de travailler sur cette échelle de temps, ce n’est pas demain que l’on enregistrera des succès mondiaux et ce malgré la bonne tenue individuelle de certains de nos athlètes dans les championnats européens.

La France était très attendue, même si elle ne faisait pas partie des grands favoris. Comment expliquez-vous son naufrage actuel ?

La plupart des joueurs sont talentueux, mais l’équipe est divisée. Elle manque de leadership, de désir, de passion et de fraternité. La Fédération a eu tort de ne pas se séparer de Domenech après l’échec à l’Euro. Certains vont hurler – mais la plupart des Français ne se reconnaissent pas dans cette équipe de Noirs qui ne chantent pas  » La Marseillaise  » à tue-tête ! À leurs yeux, elle n’a pas de légitimité. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils souhaitent tous son échec.
Le problème pour la France, c’est que sans ses Noirs et ses Arabes, son équipe ne pèse rien à l’échelle globale. Elle devra donc apprendre à dépendre d’eux. Ce n’est pas peu demander dans le climat empoisonné et délétère de l’heure, quand il est plutôt  » cool  » d’être raciste. Voilà malheureusement la sorte de fumier dans lequel on se vautre une fois que l’on a choisi de définir l’identité nationale sur le mode de la xénophobie d’État.
Tant qu’on n’arrivera pas à une définition de la France comme une nation métisse et cosmopolite, ouverte sur le monde de par son histoire et sa condition actuelle, on en sera là.

Vous dites que la France doit apprendre à dépendre des joueurs issus de l’immigration. Or, les performances de quelques-uns d’entre eux ont été décriées…

Où sont les remplaçants ? Comme aux États-Unis il n’y a pas si longtemps, les minorités noires dominent un certain nombre de champs sportifs. Ce sont quasiment les seuls qui leur sont ouverts. Quand les Noirs de France se feront élire maires de communes, députés à l’Assemblée nationale ; quand il y en aura qui seront à la tête de grands groupes industriels ou d’importants réseaux médiatiques, à l’université et au Collège de France, alors, peut-être, il y aura moins de Noirs parmi les Bleus. Pour le moment, il reste du chemin à parcourir.

Comment réagissez-vous par rapport à  » l’affaire Anelka  » ?

C’est une histoire à la fois triste et banale. Les joueurs sont sous une terrible pression. Peu d’entre eux, depuis le début de la compétition, se sont transcendés. Ceci n’est pas propre à la sélection française. Dans d’autres sélections, il y a eu des éclats de voix comme il y en a dans toute équipe de foot. Certains ont pété les plombs même s’ils n’ont pas insulté vertement leurs coachs.
Je crains malheureusement qu’en Nico, beaucoup de Français déçus par la performance de l’équipe ou encore qui n’en acceptent pas la légitimité aient finalement trouvé le bouc émissaire idéal. Il faut savoir que le climat racial en France est culturellement très tendu. Une guerre des mémoires est en cours. Elle touche de nombreux secteurs de la vie politique, sociale, intellectuelle et artistique. Son enjeu, c’est la nature de l’identité française. Le sport n’est pas à l’abri de ce pourrissement. Le pays a décolonisé sans s’auto-décoloniser. Il récolte ce qu’il a semé.

De manière générale, on a aussi beaucoup polémiqué sur les conditions de séjour des Bleus en Afrique du Sud. Comment cela est-il perçu localement ?

Pezula, où ils sont logés, est l’une des stations balnéaires les plus luxueuses du pays. Il y a un énorme contraste entre l’extrême luxure dont jouissent les joueurs et cadres à Pezula et la piètre qualité de leurs prestations sur le terrain. Ce contraste renforce l’image négative que beaucoup se font des footballeurs modernes – des gens incultes, frivoles et dispendieux, portés aux plaisirs faciles, à la cupidité et aux jeux de hasard. En retour, ce fossé ne renforce pas non plus celle de la France, un pays moyen mais prétentieux, renfermé sur lui-même et rongé par le narcissisme et le déclin.
Pour mieux apprécier cette arrogance, il faut faire remarquer qu’à Pretoria où ils ont élu leur quartier général, Maradona et les Argentins ont ouvert certaines séances d’entraînements au public. Messi, Tevez, Milito et d’autres ont embrassé des enfants et signé des autographes.

Les Bleus sont quand même allés dans un township…

Ils n’y allaient pas pour rencontrer les foules. Il y a une manière de présence à des événements comme la coupe du monde de football qui vous fait gagner ou perdre des sympathisants. Il ne suffit pas d’une visite ou d’une action dans un township pour marquer la qualité d’une telle présence. Elle est avant tout une question d’attitude.
Il faut savoir que l’Afrique du Sud est un pays très politisé et doté d’une conscience historique forte que les longues années de lutte contre l’Apartheid ont cristallisé. C’est l’une des raisons pour lesquelles, au départ, une grande partie du public était prête à s’identifier avec les Bleus qu’elle percevait comme la deuxième équipe  » africaine  » de la diaspora – après le Brésil. Mais ce potentiel de sympathie n’a pas été exploité. C’est pourquoi beaucoup, ici, se sont félicités de sa défaite face au Mexique [0-2].

Sur ce match-là, étiez-vous surpris par les choix tactiques de Domenech, notamment la mise à l’écart de Gourcuff ?

Oui, j’étais surpris. Domenech a dû le sacrifier parce qu’il voulait utiliser Ribery et Malouda en même temps, sans toutefois donner congé à Govou. Gourcuff, voire Titi auraient sans doute donné un peu d’air frais à cette confrontation.
Dans ce contexte, comment les Sud-Africains envisagent-ils la dernière confrontation contre la France le 22 juin ?
La question se situe à un niveau plus global. Les Sud-Africains savaient, dès le départ, qu’ils ne gagneraient pas cette Coupe ; que leur victoire se situerait sur un autre terrain : la capacité d’organiser un événement de cette taille sans accrocs, dans la fête et l’hospitalité. Ils sont en train de réussir ce pari haut la main. Nous assistons à l’une des Coupes du monde les plus réussies de l’histoire du tournoi aussi bien sur le plan financier que sur celui des retombées économiques, du nombre de visiteurs, des présences dans les stades, et des symbolismes qui entourent ce gigantesque carnaval dans ce pays lui-même si symbolique au regard de son histoire et de ses promesses.
La FIFA peut donc se frotter les mains. Les caisses ne sont pas vides, loin de là. Pour le reste, l’Afrique du Sud montre ce que pourrait être l’Afrique si elle s’y mettait vraiment. Elle est un immense laboratoire. Ici couvent les formes d’une modernité que j’appellerais  » afropolitaine « . Ce qu’elle a à offrir au monde, c’est la possibilité qu’un jour, nous puissions vivre par-delà toute assignation raciale, constituant dès lors une véritable communauté universelle et fraternelle.

Qu’est-ce qui, selon vous, manque aux poulains de Domenech pour opérer éventuellement un miracle dans la perspective d’une qualification au second tour ?

On ne sait jamais. Mais un miracle m’étonnerait. Ou alors il faut qu’il soit la mère de tous les miracles.
Il faut plutôt se pencher sur l’après-Domenech. Il faudra rouvrir le chantier de fond en comble. La fortune d’une équipe nationale dépend de l’état du football national dans son ensemble. De ce point de vue, la France n’a pas su bâtir sur la base du succès de 1998. Aujourd’hui, elle accuse un énorme retard aussi bien sur le plan de la formation, des infrastructures, de l’encadrement technique que de la gestion futuristique du foot. C’est cela qu’il faut corriger sur le moyen terme.

Laurent Blanc sera-t-il, selon vous, à la hauteur de ces défis ?

Le futur sélectionneur héritera d’une situation explosive. Il lui faut en tout cas reconstruire une véritable équipe qui aime jouer ensemble et qui ne soit pas une collection d’individus. Il faut recréer du désir, de la joie, un sens de la fête et de l’engagement. Beaucoup d’entre eux sont talentueux. Mais ils sont à l’image de la France actuelle, blasés. Car, dans une culture qui estime que tout est banal et tout se vaut, il n’y a aucune raison de lutter pour quoi que ce soit.
Vous comptez quelques amis au sein des Bleus présents en Afrique en Sud. Et parmi les anciens, il y a Lilian Thuram que vous avez d’ailleurs rencontré en Afrique du Sud après le mondial 2006. Qu’est-ce qui explique cette proximité ?
Lilian est un intellectuel inné que la force des circonstances a entraîné dans le foot. D’ailleurs, une fois sa longue carrière terminée, il revient à ce qui l’a toujours intéressé. Il lit beaucoup, s’informe, voyage, apprend, écrit et agit. Il a créé une fondation qui fait un excellent travail et son dernier ouvrage,  » Mes étoiles noires « , est un exemple de travail à la fois historique, pédagogique et politique. Il est pour moi quelqu’un de très précieux et pour qui j’ai beaucoup d’affection.
Dans la cuvée actuelle, il n’y a personne de sa trempe et ils le reconnaissent d’ailleurs.

Source de cet article MEDIASFRERES :www.mediasfreres.org///Article N° : 9551

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