Le négropolitain qui chante Boby Lapointe… Mais aussi Brassens et Vian

Entretien de Sylvie Chalaye avec Ferdinand Batsimba

Avignon, juillet 2003.
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Ancien comédien du Rocado Zoulou Théâtre et compagnon de Sony Labou Tansi, Ferdinand Batsimba a participé dans les années quatre-vingt aux créations du Théâtre International de Langue Française, comme Maréchal Nikkon Nikku de Tchicaya U Tam’si que met en scène Gabriel Garran. Il travaillera aussi longtemps avec Christian Scaretti avant de fonder la compagnie des « Négropolitains » et de s’engager dans la réalisation de spectacles musicaux qui donnent une image des acteurs africains des plus inattendues. Après avoir chanté Brassens et Vian, il revient aujourd’hui, plus de dix après, à ses premières amours avec Boby Lapointe aux côtés de son complice ivoirien Basile Siékoua.

Comment avez-vous rencontré le théâtre au Congo ?
Tout est parti d’une rencontre avec Tchang, un mime qui répétait au Centre culturel Français de Brazzaville ; j’étais tellement intrigué que je croyais que c’était du yoga…
Tchang ? C’était un Chinois ?
Pas du tout, il était Congolais. À l’époque il y avait à Brazzaville une communauté de Chinois, essentiellement des coopérants envoyés par leur pays dans le cadre de la solidarité entre États socialistes. Parmi eux on comptait des gens de théâtre, donc aussi des mimes. Ce sont eux qui ont initié Tshangana à la pantomime. Après sa rencontre avec les Chinois, Tshangana avait abrégé son nom en Tchang, et monté sa propre troupe de pantomime… Je suis finalement entré dans la troupe de Tchang où j’ai rencontré Léandre-Alain Baker, Georges MBoussi et Caya Makhélé. Plus tard, après le départ de Tchang du Congo, nous avons décidé de faire du théâtre au sens strict. C’est ainsi que Caya nous a écrit Y a bon Chigouangue, une pièce pour quatre comédiens (Léandre, Georges, une fille et moi). Ensuite nous avons monté d’autres auteurs comme Sylvain Bemba et Jean-Paul Sartre. Entre-temps Sony Labou Tansi avait commencé à monter une troupe dans le village où il enseignait. Il venait souvent nous voir à Brazzaville car il était très ami avec Caya Makhélé. Sony qui écrivait déjà pour sa propre troupe nous a proposé de nous écrire des pièces. Nous étions en 1974, en plein régime marxiste. La plupart des compagnies ne montaient que des pièces de propagande, ce que nous nous refusions de faire. En plus on traînait au Centre Culturel Français ! Aussi nous traitait-on de « valets de l’impérialisme » et d’autres noms peu ragoûtants. La Liberté des autres que Sony nous avait écrite, par exemple, s’en prenait plutôt au régime. Mais nous étions relativement protégés par le premier ministre de l’époque, Henri Lopès, et le ministre de la Culture, Tati-Loutard, eux-mêmes de grands écrivains qui tenaient en grande estime Sony et Caya.
Mais parlons plus précisément de vous…
En ce qui me concerne, j’ai continué ma formation auprès de metteurs en scène et de comédiens français comme Gérard Guillaumat ou Daniel Mesguich, venus animer des stages à Brazzaville. Pour récapituler, il y a eu d’abord Tchang, Caya, Sony puis le Théâtre National où j’avais notamment joué le présentateur dans La Tragédie du roi Christophe de Césaire, dans la mise en scène du Français Jean-Claude Sergent.
Quelles sont les pièces de Sony Labou Tansi dans lesquelles vous avez joué au moment où vous étiez proches ?
La Liberté des autres, et surtout La Parenthèse de sang, montée par Sony lui-même, que je tiens – ce n’est que mon avis – pour sa meilleure pièce. C’est une pièce étrange parce que visionnaire ; elle raconte déjà les trois guerres civiles que connaîtra le Congo. Et en janvier 1980 je suis parti du Congo (pour la France), au moment des premiers contacts de Sony avec la coopération française.
Vous n’êtes donc pas arrivé en France avec la troupe de Sony Labou Tansi ?
Non, je ne suis pas venu avec la troupe de Sony. En fait je suis venu parce que j’avais eu un stage avec Guillaumat. J’ai pu d’ailleurs sortir du pays grâce à Sony. Car bien qu’ayant obtenu une bourse, l’administration traînait les pieds pour délivrer des passeports. Sony s’est alors rendu au ministère pour débloquer la situation. Devant l’inertie des fonctionnaires, il s’est saisi du sceau du ministre alors absent et m’a fait un faux bon de sortie. Une fois en France, dans la foulée du stage, j’ai fait un an d’auditeur libre au Conservatoire. Ensuite j’ai travaillé avec Gabriel Garran dans Nikon Niku, puis avec Christian Scaretti dans Léon la France…
Comment se passe la vie d’un comédien africain à Paris dans les années quatre-vingt ?
En attendant le rôle providentiel il fallait faire des choses à côté comme des contes, de l’action culturelle… J’en avais fait avec Léandre-Alain Baker avec Demain sera vendredi adapté du roman de Michel Tournier par Guy Lenoir qu’on avait rencontré au Congo. Guy Lenoir nous avait beaucoup aidés, en nous organisant notamment une tournée dans les écoles de Bordeaux. C’est un spectacle qui nous a permis de tenir presque deux ans. Parallèlement j’animais des ateliers, jusque dans des maternelles. Dans cette période j’ai joué dans L’Ivrogne dans la brousse de Tutuola montée au Théâtre Noir. Malheureusement nous n’avons pas du tout tourné, nous ne l’avons d’ailleurs joué qu’une semaine. Mais j’avais tellement adoré le texte que je l’ai monté tout seul en 1997 en Avignon au Théâtre du Tremplin. Le spectacle avait assez bien marché et je l’ai tourné pendant plus d’un an. Cette tournée m’a permis de me fabriquer un réseau de petites salles dans toute la France.
Et comment êtes-vous arrivé au théâtre musical que vous pratiquez aujourd’hui ?
En fait, comme cela arrive souvent dans une carrière de comédien, j’ai eu un gros passage à vide. C’est alors que je me suis souvenu qu’au Congo je chantais du Boby Lapointe. J’avais découvert le chanteur dans Tirez sur le pianiste de Truffaut que projetait le CCF. Boby Lapointe chantait A vanille et framboise en sautillant : il m’avait complètement estomaqué. Le directeur du Centre Culturel de l’époque, Patrick Péteuil, lui-même grand amateur de Bobby Lapointe, m’a alors fait un inestimable cadeau ; il a fait venir de France des disques de chansons françaises, avec les textes de Brassens, Vian, Trenet… et bien sûr Boby Lapointe. Au moins une vingtaine de disques. Et il m’a offert le tout. J’ai appris ces chansons et je les ai beaucoup chantées à Brazzaville. Et lorsque que je suis arrivé en France, dans les années quatre-vingt, quand je n’avais pas d’engagement, j’allais chanter du Boby Lapointe ou du Brassens « Chez l’ami Pierre », un bar à vin du côté de la Bastille. C’est là que j’ai rencontré Jacky Lapointe, le fils de Boby Lapointe qui m’a dit qu’il n’avait jamais vu un Noir chanter du Boby Lapointe, et que je devrais monter un spectacle avec des Africains. Voilà comment est née en 1995 la série des spectacles musicaux.
Et l’accueil a été extraordinaire…
Oh oui. Nous avons nous-mêmes été surpris par l’engouement du public. Et pourtant je pense que ce n’était pas très abouti. En tous les cas le spectacle a été un vrai triomphe. Dès les premiers pas du spectacle, on ne comprenait pas ce qui nous arrivait ; les choses se sont enchaînées presque miraculeusement. Au début on ne jouait que dans les cafés, et c’est Laurent Pelly du Cargo, au Havre, qui, en nous voyant dans un café a dit : « Mais ce spectacle, on va le faire au théâtre ! Je vais vous donner dix jours pour que vous répétiez tranquillement, avec un pianiste et un contrebassiste » car jusque-là nous n’étions que deux sur scène, Amadou Bass et moi, à chanter à cappella. Cette aide nous a permis de créer un vrai spectacle. Mais la rencontre qui nous a définitivement arraché des cafés est celle avec un programmateur québécois qui était venu manger « Chez l’ami Pierre » Il nous a programmés aux Francophonies de Montréal. Ensuite nous avons joué deux semaines au Sentier des Halles. Puis nous sommes allés au Théâtre de La Principale, en Avignon, et là on a refusé du monde pendant tout le festival.
Ensuite avec Brassens et Gare au gorille, le deuxième spectacle, votre travail s’est beaucoup rapproché du théâtre proprement dit sans pour autant tourner le dos à ce qui fait sa spécificité, la musique.
Tout à fait, parce que, soyons honnêtes, au départ je ne suis pas musicien, et ceux qui chantaient avec moi non plus ; je suis un comédien qui chante. En outre dans le Boby Lapointe il n’y avait pas de véritable ligne dramaturgique, les chansons se suivaient les unes les autres sans pont réel. Dans le Brassens en revanche, nous avons travaillé avec un vrai dramaturge, Daniel Lemahieu, qui a écrit un texte qui homogénéifie le spectacle. Du coup j’ai eu l’idée de faire de la mise en scène au sens théâtral, dans le Boris Vian surtout, même si le spectacle reste essentiellement musical.
Ce que je trouve intéressant dans votre travail c’est qu’il ne flatte pas nos rêves d’Occidentaux.
C’est vrai qu’il faut faire attention lorsque des Noirs abordent ce type de chansons, on peut en effet facilement tomber dans les clichés. Ce glissement possible, je le redoute d’autant plus que la plupart des spectacles où apparaissent des Noirs dans ce pays me mettent généralement en rogne. J’essaie donc de résister pour ne pas basculer car bien qu’Africain j’ai vécu assez longtemps ici pour ne pas être complètement indemne de certains tics de perception. Bref, par la force des choses je suis aussi un Blanc. À ce titre, et c’est l’autre aspect de la question, Brassens, Boby Lapointe ou Vian nous appartiennent aussi, comme la langue française, ils font désormais partie de notre patrimoine, c’est une chose que je revendique, et nous n’avons pas à nous excuser de les chanter.
Alors après Boby Lapointe, Brassens et Vian, à qui le tour ?
En fait actuellement j’ai deux envies, c’est de travailler avec un auteur africain pour évoquer le Paris nègre des années trente. L’irruption de la Revue Noire et ses conséquences… Quand je parle de Joséphine Baker, je constate que beaucoup de mes compatriotes Africains se braquent ; ils estiment qu’elle a terni l’image des Noirs. On oublie vite ce qu’elle a fait de bien…

(Une version abrégée de cet entretien est parue dans Les ombres de la rampe, Théâtre/Public n° 172)
Les négropolitains chantent Boby Lapointe
Mise en scène de Ferdinand Batsimba
Décors : Meryem Bouderbala
Avec Basile Siékoua, Ferdinand Batsimba, Manuel Anoyvega Mora, Guillermo Benavidès///Article N° : 6928

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