« Le passé nous fait réfléchir sur aujourd’hui et sur notre futur »

Entretien d'Olivier Barlet avec Rachid Bouchareb à propos de Indigènes

Festival de Cannes, mai 2006
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Qu’est-ce qui vous amené à vous intéresser à cette partie de l’histoire ?
L’histoire du film, c’est l’histoire de nos parents, cela concerne des milliers, voire des millions de personnes. C’est plutôt cet aspect de la mémoire qui m’a intéressé et aussi de révéler ce chapitre de l’Histoire de France qui est méconnu en France et même méconnu dans les pays d’Afrique du Nord ou d’Afrique.
C’est un sujet d’actualité en ce moment avec le débat issu de la loi de février 2005 demandant qu’on mette en avant « les aspects positifs » de la colonisation, mais j’imagine que vous aviez commencé à travailler sur le film bien avant. On constate une terrible méconnaissance de ces choses-là par l’ensemble de la population.
Oui, absolument. Ce film, je l’ai démarré il y a quatre ans et aujourd’hui on arrive au carrefour du débat sur la colonisation avec les frictions qui existent aujourd’hui entre les anciennes colonies et la France, avec la propre histoire coloniale de la France pour laquelle la société française essaie de trouver une issue, pour évacuer une fois pour toutes son passé colonial, pour sortir du débat définitivement.
Un des quatre personnages, le seul qui va pouvoir vivre, se retrouve finalement à 60 ans dans une petite chambre d’immigré. On a le sentiment que d’une certaine façon, il s’est fait piéger par l’idéologie qu’il a défendue.
Oui, ça a été la situation d’une centaine d’hommes encore en France, qui sont dans des foyers à Bordeaux, Nantes, Paris, Mulhouse, il y en a un peu partout en France et beaucoup en Afrique qui attendent, à 90 ans, une reconnaissance. Certains étaient avec moi hier soir et ils étaient très émus. Ils ont pleuré et le plus étonnant c’est qu’ils m’ont toujours dit que malgré ça, si c’était à refaire, ils le referaient. Parce qu’ils ont vécu une rencontre humaine fantastique avec le peuple français. Quand ils sont arrivés ici, ils ont été accueillis formidablement, ils ont partagé leur nourriture avec les Français, ils ont dormi chez eux, ils se sont mariés à des Françaises, ça a été pour eux un moment incroyable, une rencontre formidable. Et malgré le fait qu’ils soient dans l’attente de cette reconnaissance qui passe par l’indemnisation, par des pensions, ils ont quand même pleuré d’émotion.
Parmi les quatre acteurs principaux, certains ont-ils dans leur histoire personnelle un rapport aux faits dont vous parlez ?
On a tous, et c’est ce qui nous unit, la même histoire, celle de l’immigration de nos parents, dans la mémoire familiale pas très claire de ces éléments-là en tous cas et puis aussi parce que chacun ou presque a un arrière-grand-père qui est mort en 14-18 et que certains comme mon oncle ont fait l’Indochine. On a toujours été étroitement liés à l’Histoire de France, on est intégrés dans l’Histoire de France, c’est pour cela que c’était important pour nous de dire « ouvrons notre propre chapitre à l’intérieur de l’Histoire de France ». Ce chapitre, qui fait partie de l’Histoire de France, racontons-le avec notre vision à nous.
Comment avez-vous travaillé avec chacun d’entre eux, est-ce que c’était très en amont ou au contraire dans l’immédiateté du tournage ?
Le travail que l’on a fait avec les acteurs en permanence, c’était parler du film, chaque jour, et au-delà du cinéma. On a dépassé le cinéma, il n’était plus qu’un moyen. Notre discours c’était : on fait ce film, on apprend aussi au travers du déroulement du tournage et des rencontres. Dans toute la France, les gens sont venus nous voir, non pas pour voir un film qui se tourne, mais pour parler de l’Histoire. Et hier soir quand on est arrivés ici avec les tirailleurs et qu’on a monté les marches, ce n’était pas pour présenter un film mais pour présenter un chapitre de l’Histoire de France. C’est pour ça qu’on s’est mis totalement, émotionnellement et intellectuellement, hors de la compétition. Je ne suis pas venu pour gagner un prix, notre prix à nous, c’était les hommes qui étaient avec nous hier, eux qui avaient fait la guerre, qui avaient combattu sur toute la côte ici.
Peut-on faire un parallèle entre Abdelkader qui dans le film mène les hommes vers un combat et vous-même qui avez formé un commando cinématographique pour libérer l’Histoire ? Ensuite vous avez dit lors de la conférence de presse que vous n’aviez pas fait un travail d’historien. Vous avez cependant fait des choix et notamment évacué un événement important qui s’est déroulé quelques jours après la libération, le 8 mai 1945. Pourquoi ce choix ?
Le choix, c’est le choix du travail d’un scénario. Le choix de ne pas se laisser envahir uniquement par les faits historiques, certes importants et qui ont marqué la mémoire algérienne. J’avais écrit un scénario qui se finit à Sétif mais ça allait trop loin, ça fera partie du prochain film. C’est un événement qui m’emmenait beaucoup trop loin, je me suis donc arrêté avant Sétif, même si j’ai écrit toutes les scènes ultérieures du retour en Algérie. Je trouvais que là on ouvrait un autre chapitre qui allait détourner le propos du film. Le propos du film, c’est ce vieil homme qui finit dans une chambre et qui attend. La fin de sa vie est là et je voulais l’inscrire totalement dans l’Histoire de France.
Pour en revenir à Abdelkader, personnage dense dont le nom fait référence à une figure de la résistance algérienne, dans le film c’est lui qui mène les hommes qui ne croyaient pas beaucoup au combat qu’ils menaient. Vous-même, vous êtes-vous senti symboliquement l’Abdelkader qui mène également ses troupes, ses comédiens ?
Absolument, jusqu’à hier soir (projection à Cannes). Ce n’était pas par envie mais j’avais l’obligation d’être le leader du mouvement, porté par eux tous. Il y a eu du partage mais j’étais le chef de file. Par moment il fallait cadrer : dans une aventure comme celle-là il faut mettre un cadre, il faut imprimer une direction et ne jamais en sortir. Pendant quatre mois avec 200 personnes sur le plateau, il a fallu rester sur la ligne et je le leur ai imposé d’une façon chaleureuse et ils se le sont imposés eux-mêmes pour qu’on soit tous au même endroit.
Concernant les choix esthétiques du film, par rapport à votre film précédent par exemple, vous avez choisi quelque chose de beaucoup plus épique, avec une musique très enveloppante, c’est véritablement une volonté ?
Absolument. Je ne voulais pas traiter ce film-là comme j’ai pu faire les autres, comme Little Sénégal, plus sobre cinématographiquement, plus strict. Là, pour cette histoire, je voulais absolument la rencontre avec le public français, en Afrique du Nord, en Afrique et dans le reste de l’Europe et du monde si c’est possible mais d’abord avec les différents partenaires qui ont fait l’Histoire commune. Je me suis dit que j’allais faire un film où il y aurait des scènes de guerre, des personnages un peu héroïques et je voulais plutôt aller dans cette direction d’un cinéma populaire, cela dit sans mépris aucun. J’adore le cinéma populaire, il a produit de grands films. C’est ce genre-là que je voulais, je ne voulais pas m’enfermer dans un cinéma trop naturaliste, réaliste, je voulais lui donner une autre ambition. Et puis il faut pouvoir affronter le cinéma américain qui a fait des films de guerre comme Le Soldat Ryan il y a quelques années. On ne peut pas aller dans ce cinéma si l’on ne se donne pas aussi une ambition cinématographique pour pouvoir s’inscrire dans le grand public, et je l’espère pour faire avancer l’Histoire, si l’on n’utilise pas les moyens que nous donne le cinéma et sa narration dans ce type de film épique. J’ai beaucoup aimé Le Soldat Ryan, Un pont trop loin, Le Jour le plus long, etc. Je veux que ce film soit un film qui dans cinq ans passe à la télévision française, dans dix ans aussi. Je voulais m’attaquer à ce type de narration cinématographique.
Pouvez-vous nous parler de la façon dont vous avez filmé, quelques semaines après, la dernière scène en Alsace, la scène du cimetière.
J’avais écrit plusieurs scènes pour la fin située en 2006, aujourd’hui, soixantième anniversaire, mais je me suis dit : « je ne tourne pas tout de suite, je monte le film et je réfléchis à la fin ». J’ai gardé quelques scènes mais pas la totalité et j’ai tourné la fin après avoir fini tout le film, six mois après. Parce que j’avais des possibilités aussi de construire la narration avec cet homme inclus dans des chapitres dans le film comme les dates et les cartons. J’aurais pu mettre sa vie à lui de vieil homme dans le présent et ça c’était important pour moi. C’était pour dire aussi que le passé, cette histoire nous fait réfléchir sur aujourd’hui et sur notre futur.
Chacun des personnages est assez emblématique, un icône des films de guerre. Sauf un personnage qui est beaucoup plus ambigu, celui du sergent et sergent-chef plus tard. Pouvez-vous nous parler de cette ambiguïté autour du personnage de Martinez ?
Je ne voulais mettre dans mon film que des personnages positifs, parce que dans l’histoire il y en a eu beaucoup et dans la guerre surtout. Parce que j’ai rencontré des soldats comme lui, des pieds-noirs, des soldats français, nord-africains, africains qui m’ont raconté toute leur histoire commune. Le pied-noir Martinez a vécu dans la boue avec eux, il a aussi vécu le froid, la peur. Il y avait une hiérarchie, le soldat français, le soldat pied-noir, c’est-à-dire celui qui a vécu dans les pays colonisés et le soldat indigène. Donc il y a une première, une seconde et une troisième classe. Mais malgré tout à un moment il fallait aller au combat, vivre les mêmes choses et c’est ça qui les unissait profondément malgré la hiérarchie parce qu’au combat la hiérarchie n’existe plus, la peur est la même, et c’est comme ça qu’ils l’ont vécu, en se regardant dans les yeux en permanence pendant la libération et dans les scènes difficiles, dans les yeux de chacun il y avait une égalité.

///Article N° : 4434

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