Le point de vue des captifs

Entretien d'Olivier Barlet avec Guy Deslauriers

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Dans le commerce triangulaire Europe-Afrique-Amérique, le 2ème moment, celui du transport des esclaves, était appelé « le passage du milieu ». Pour l’illustrer, le cinéaste antillais Guy Deslauriers fait appel au récit d’un homme mais évite tous les écueils de l’exercice : plutôt que de représenter, il évoque. Utilisant de nombreux ralentis, flashs et images saccadées, il réfléchit plutôt qu’il ne montre. Le résultat est d’une grande qualité. Sa retenue dans le filmage des corps évite de les appréhender comme du bétail. Les détails suffisent à suggérer le tout et le spectateur recompose dans une émotion qui n’est plus sentimentalisme mais compréhension la longue agonie de la traite. Suicides, maladies, épidémies ponctuent la traversée jusqu’à ce que la préparation d’une révolte réchauffe les cœurs. Le film se concentre sur les visages, les yeux, le roulis, les bruits pour permettre de saisir ce que pouvait être durer en endurant. La méditation s’élargit aux rapts et razzias satisfaisant l’appétit des négriers : « Je vous parle d’une terre qui livre aux quatre vents le meilleur de ses fils. » De la cale, remonteront des êtres marqués, transformés. Dédié à l’Afrique crucifiée comme aux esclaves d’aujourd’hui, ce film, au scénario signé par Claude Chonville et Patrick Chamoiseau, est une magnifique et essentielle contribution au travail de mémoire.

pourquoi ce titre, le passage du milieu ?
Il vient du terme anglais Middle Passage qui désignait le deuxième temps du voyage triangulaire Europe-Afrique-Antilles-Europe. Les esclaves passent d’un continent à l’autre, en rupture définitive avec la terre des ancêtres, ce que certains auteurs antillais ont décrit comme la mort de l’Africain et la renaissance d’un être nouveau.
Pourquoi le situer au début du XIXe siècle ?
Ce qui importait avant tout était de raconter la traversée et de symboliser toutes celles qui se sont déroulées en trois siècles et demi. Il était plus aisé de trouver un bateau de cette époque.
Quelle importance attribuez-vous à l’image sur ce sujet ?
Elle contribue à la réappropriation de l’Histoire. Il est important de fixer son passé pour affermir l’avenir. Les écrits existent mais la reconnaissance à travers l’image manquait. C’est une petite pierre à un édifice qui mérite d’exister.
Vous définissez votre film comme un docu-fiction.
Allier un récit documentaire à un récit fiction permet de renforcer la réalité de bon nombre de scènes et d’aller plus loin dans la dramatisation. Il existe de nombreux documents écrits mais très peu d’images : des gravures ne retranscrivant pas la totalité de la réalité puisqu’étant toujours le regard de l’Autre sur la cale. Il nous paraissait important de fixer les choses autrement : le Passage du Milieu est un récit qui vient de la cale. C’est le récit omniscient d’un esclave et la reconstitution de scènes vues de la cale.
Comment vous-y prenez-vous ?
Nous reconstituons grandeur nature la cale d’un navire négrier et y couchons des figurants. Nous sommes proches de la réalité car la caméra est subjective : ce n’est pas le point de vue de Dieu mais celui des captifs : le vécu de l’horreur, une descente progressive aux enfers. Plus le voyage avance, plus les conditions se détériorent et le moral se décompose, plus la souffrance physique est grande. C’est donc le récit du regard sur sa propre destruction, sur sa mort lente. Le navire ayant levé l’ancre, une implacable logique se met en place que seuls le naufrage du bateau ou le suicide du captif pourraient arrêter.
Cette destruction de l’individu n’est-elle pas contradictoire avec la vitalité qu’ont pu apporter les esclaves au nouveau monde ?
Après la traversée, les captifs sont confrontés à une nouvelle traversée. S’ils ont survécu au passage du milieu, ils rencontrent sur la plantation un système inhumain, répressif, sordide qui les nie mais qui précipite en les obligeant à vivre, dans ces inhumaines conditions, et cela de façon extrêmement douloureuse, une humanité nouvelle qui donnera plus tard métissage et créolité. Mais cette alchimie ne peut prendre qu’une fois la traversée faite.
Est-il fondamental de montrer les choses ?
Sur cette histoire qui commence à dater, le symbolique peut ne pas suffire. Il ne s’agit pas d’exagérer ou de faire des procès mais de montrer la réalité des faits.
Quelle est dès lors l’actualité de dire les choses ?
Participer à ce travail de mise en place de l’être et des sociétés où l’on a à naviguer ! Quand on montre et dit les choses, on les comprend mieux soi-même et l’Autre peut nous comprendre. Il s’agit d’être plus fort : échanger avec lui sans se perdre pour autant.
Comment avez-vous travaillé avec Patrick Chamoiseau ?
Ce n’est pas notre premier travail commun, certains projets ayant trouvé leur financement, d’autres non. Nous tenions énormément à réussir celui-ci. Sur l’esclavage, il ne fallait pas essayer de tout dire : mieux valait se cantonner à un temps fort de cette période. Patrick n’a pas voulu s’appuyer uniquement sur son imagination mais sur des faits précis : recherche d’archives significatives sur la traite, notamment celles de Nantes où nous avons trouvé le matériau nécessaire. Ce sont en général les points de vue des capitaines, médecins, marins ayant écrit leurs mémoires. C’étaient aussi les dimensions des cales et les notes techniques des médecins de bord. Il nous fallait donc basculer cela vers la cale. C’est là que l’imagination reprend sa place.

* Entretien réalisé en 1998 et déjà publié sur le site africultures.com///Article N° : 4473

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