« Le point de vue patronal était notre démarche »

Entretien d'Olivier Barlet avec Penda Houzangbé et Jean-Gabriel Tregoat à propos d'Atlantic Produce Togo s.a.

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Les deux jeunes réalisateurs proposent là leur premier long-métrage après quelques courts. Discussion sur les questions posées par les dispositifs de tournage et de point de vue.

Comment en êtes-vous arrivés à ce sujet, une aventure économique africaine ?
JGT : Penda connaissait le personnage principal depuis longtemps, du temps où ils ont grandi au Togo. On s’est dit que la question de la politique sociale d’une entreprise était un bon sujet qui valait la peine d’être filmé. C’est un lieu de conflit où se croisent les intérêts. Avoir des visées sociales dans le tiers-monde est aussi un point de conflit. Il y avait une histoire du fait d’un personnage en tension qui allait évoluer, confronté aux contradictions. Filmer du côté des ouvriers aurait présenté des personnages positifs contre l’extérieur. Par ailleurs, ces deux patrons ont la position sociale que l’on aurait eue dans leur situation, donc une position qui nous concernait. Je ne me serais pas senti honnête à filmer cette histoire du côté des ouvriers car cela aurait été une fausse place, même si mes idées auraient tendance à aller de leur côté.
Deux récits se chevauchent dans le film : d’une part un couple, Tony et Émilie, qui tombe dans le piège de leur position de patrons, d’autre part la perception de l’Afrique véhiculée par ce couple qui tente une installation en Afrique et pour lequel le réel africain résiste aux belles idées.
PH : On ne le voit pas comme une réalité spécifiquement africaine. Les préoccupations et les situations sont assez semblables à ce qui se vit ailleurs. Des « patrons sociaux » nous l’ont confirmé à notre retour. Certes, le rapport Nord-Sud se rajoute mais la contradiction entre leurs aspirations et la réalité se vit ainsi un peu partout. De plus, ce type de grosse entreprise est assez rare.
Ma question est une question de spectateur : le film est bâti sur le récit du conflit social qui construit la tension et nous accroche, mais la question des préjugés reste présente sur ce que sont les Africains dans ce type de rapports. Lorsqu’un ouvrier quémande une aide, par exemple, n’y a-t-il pas un danger de renforcer les préjugés ?
JGT : Ce type de rapport existe du fait du rapport paternaliste en place.
Mais ce rapport paternaliste n’est pas mis en place par les nouveaux patrons : c’est l’ouvrier qui le demande. Ce n’est pas une situation française.
PH : Parce qu’en France, il y a la sécurité sociale.
JGT : Les avantages de l’entreprise ne peuvent pas être remis en cause en France aussi facilement. C’est codifié et formalisé. Mais je ne pense pas que ce soit spécialement un rapport africain et qu’il existe pour des raisons objectives.
Quelles raisons objectives ?
JGT : Structures des entreprises, conditions sociales et économiques, etc.
Le passé social de l’entreprise est assez exceptionnel en Afrique : ils ont droit à une aide pour la scolarisation de leurs enfants. Ils essayent de la maintenir et ça résiste car le nouveau patron explique que l’argent n’est pas là. Si on résume le conflit, les ouvriers pensent qu’en poussant un peu les choses, ça devrait passer.
JGT : En étant patron, tout pousse Tony à résister, pas seulement en fonction de ses possibilités financières.
PH : Il y a effectivement un dialogue de sourd au niveau social alors que tout le monde comprend très bien le point de vue de l’autre (manque d’argent pour financer l’aide/nécessité d’envoyer les enfants à l’école). La question est de savoir où sont les intérêts et les priorités. Mettre de l’engrais passe-t-il avant le fait d’envoyer les enfants à l’école ? La question n’est donc pas tant de compréhension ou de pédagogie : ils comprennent ce que veut l’autre mais ne peuvent le partager.
J’essaye de comprendre comment vous avez construit votre récit et votre montage ensuite. En vous mettant du point de vue de l’entrepreneur, la demande ouvrière arrive comme une revendication voire une plainte, ce qui met de côté le contexte social puisqu’on n’adopte pas leur point de vue. Il y a donc une différence de traitement.
JGT : On a essayé de donner l’information minimum pour que le point de vue ouvrier soit clair et incontestable : le désir de pouvoir envoyer les enfants à l’école. Quelqu’un de gauche y verra la description d’une machine économique, quelqu’un de droite y verra la confirmation que les demandes sociales sont aberrantes !
Le couple de patrons met en place un certain paternalisme en célébrant la représentation des salariés mais les ouvriers semblent être maximalistes et ne pas aller dans leur intérêt.
JGT : Je ne crois pas qu’ils soient maximalistes : ils ont une demande basique. On s’est focalisé sur ce sujet, il y en avait d’autres. Ce prêt leur est accordé tous les ans pour qu’ils envoient leurs gamins à l’école. Les nouveaux patrons disent ne pas vouloir endetter davantage l’entreprise.
Comment cela s’est-il passé avec le couple de patrons : cordial distant ou plutôt copains ?
JGT : Un peu des deux.
PH : Ils se sont exprimés parfois pour dire que ce qu’on entendait était dur mais qu’on n’était pas à leur place. Sinon, en général, on n’en parlait pas.
Et comment cela s’est-il passé avec les ouvriers ?
PH : Plutôt bien : on n’était peut-être pas si envahissants. Il est arrivé qu’on nous demande de ne pas filmer à une réunion. On s’est mis d’accord avec un délégué pour pouvoir filmer en permanence et quand ils ne le voulaient pas, qu’ils nous le disent.
JGT : Vu qu’on n’était tout le temps fourrés dans le bureau du patron, il était assez étonnant que les ouvriers soient aussi cordiaux. Ils ne nous étaient pas hostiles. Les discussions ont été collectives et on a pu s’entendre.
PH : On craint toujours que les gens fassent la place à une caméra et une perche quand ils sont en réunion ou à travailler, mais ça se passe bien.
Ils ont compris cela comme une lubie des patrons ?
JGT : Non, ils savaient que c’était du point de vue patronal, mais que c’était notre démarche à nous.
Le personnage du patron est un peu mou et hésitant : c’est un sujet de cinéma un peu difficile…
JGT : Il y a des choses qui ne se voient pas. Dans le boulot, il n’est pas mou, mais il n’explique pas ce qu’il fait, il ne se justifie pas. C’était difficile à capter.
Votre caméra est souvent proche, dans un bureau, mais sans gros plans.
JGT : Oui, il y a beaucoup de plans poitrine. La taille du lieu empêchait les plans larges mais on voulait tourner pour monter dans les séquences. On est là, proches, mais pas dans l’intimité : cela me semblait une distance juste.
Une position d’observateurs.
JGT : Oui, mais un observateur qui n’est pas loin.
La position d’une caméra vous semble-t-elle avoir changé les choses sur le terrain ?
JGT : Ils traitaient de problèmes graves pour leur vie et la caméra était sans doute accessoire. On était là tous les jours et les personnes extérieures, on les avait déjà vues. Tony, le patron, nous introduisait toujours.
PH : Quand le fonctionnaire arrive, on est du côté des ouvriers et la caméra était si oubliée que certains venaient se placer devant.
Comment cela s’est-il passé entre vous deux dans la division du travail ?
JGT : J’ai une formation image et ai donc tenu la caméra. Penda est monteuse et a fait le son à la perche. C’était bien d’être deux vis-à-vis du sujet, à la fois protégés par la machine, donc avec une fonction et non juste observant, et d’autre part c’était une équipe légère.
Et comment élaborez-vous le film ensemble ?
PH : La question se pose rarement sur le moment car il faut juste résoudre les problèmes. On n’a pas de difficultés à ce niveau.
JGT : On était tout le temps d’accord, c’est au montage qu’on s’est affrontés et on a fini le montage avec une monteuse extérieure, pour avoir davantage de distance.
Sur quoi vous accrochiez-vous ?
JGT : L’importance de telle ou telle chose, le rythme de travail…
PH : Mais cela ne touchait pas les choses générales sur le récit.
Quels sont les choix du montage ?
JGT : L’impression qu’on voit tout vient du fait qu’on a essayé d’enlever tout ce dont on n’a pas connaissance. Du coup, ce qu’on voit dans le film n’est pas la réalité : ça ne s’est pas passé comme ça !
Le documentaire est toujours un discours sur le réel et non le réel lui-même ! L’important reste de respecter le spectateur… 115 minutes, c’est long, pourquoi si long ?
PH : On ne l’avait pas prévu mais on voulait conserver la richesse du propos. On ne voulait pas rentrer directement dans le conflit, amener doucement les enjeux des gens.
JGT : On ne voulait pas non plus faire un film d’ellipses : plutôt conserver une certaine complexité de la narration et des personnages. Si on avait trouvé la formule qui tienne en une heure et demie, on l’aurait prise. Mais je ne suis pas sûr que 1 h 30 ou 1 h 50 ça change grand-chose : un long-métrage documentaire est de toute façon difficile à vendre.
Combien de temps a duré le tournage ?
PH : On l’a commencé en début 2008 et fini en novembre 2011, car il nous fallait travailler régulièrement à l’extérieur. C’était très morcelé.
JGT : Il nous fallait attendre l’argent nous permettant de finir le film…
Jean-Marie Barbe d’Ardèche images était à la production. Comment s’est passé votre rapport ?
JGT : Ses remarques sur le premier montage ont été utiles et nous ont permis d’avancer. C’était pertinent et sans pression.

Lire également [l’article n° 10966].

Lussas, août 2012///Article N° : 10967

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