Le potentat sexuel – À propos de la sodomie, de la fellation et autres privautés postcoloniales

En partenariat avec le quotidien Le Messager paraissant à Douala au Cameroun
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Il n’est pas certain que les raisons pour lesquelles la plupart des Africains éprouvent tant d’horreur et de dégoût à l’égard des pratiques homosexuelles soient très plausibles. Les organes utilisés pour l’accouplement homosexuel seraient-ils, à eux seuls, à l’origine de tant d’effroi ? Difficile d’y croire. Après tout, certains Pères de l’Église n’affirmaient-ils pas que les composantes anatomiques du coït hétérosexuel, à savoir la verge et le vagin, brillent tout autant sinon par leur abjection morale potentielle, du moins par leur hideur physique ?
Coït et lubricité
Trois arguments sont généralement mis en avant par ceux des Africains pour qui, symptôme de la dépravation absolue, l’homosexualité est une pratique que l’on ne peut que souffrir et condamner. D’une part, l’acte homosexuel serait, à leurs yeux, l’exemple même du  » pouvoir du démon  » et du geste contre-nature – le fait, répugnant à la droite raison, d’appliquer les parties génitales à un vase autre que le vase naturel. Question de contenant, donc.
D’autre part, les mêmes affirment que du point de vue de la morale, l’homosexualité constituerait la structure perverse et transgressive par excellence – celle qui, par le biais de l’acte charnel, efface la distinction entre l’humain et l’animal. Vile et immonde, l’acte homosexuel ne serait rien d’autre qu’un accouplement bestial contraire à la perpétuation de la vie et de l’espèce. Au même titre que la gourmandise et autres péchés du même genre, il serait une source de lubricité et un indice de l’immoderata carnis petulantia – la pétulance immodérée de la chair. Enfin – argument d’inauthenticité – l’on nous explique que l’homosexualité serait une tradition inconnue dans l’Afrique précoloniale, et qui n’aurait été introduite sur le continent qu’à la faveur de l’expansion européenne.
À la base de telles affirmations se trouvent trois présupposés centraux. Le premier, c’est l’idée très phallocratique mais partagée aussi bien par les hommes que par les femmes et selon laquelle, en état d’apoplexie ou non, le membre viril, toujours preux et gaillard, serait le symbole naturel de la genèse de toute vie et de tout pouvoir. Tel étant le cas, il n’y aurait de sexualité légitime que celle qui, toujours, sait faire bon usage du capital séminal. Tout ordonné aux tâches de reproduction, un tel capital ne saurait être dilapidé dans des plaisirs à pure perte.
Vient, ensuite, la croyance selon laquelle le coït licite ne se déroulerait que dans l’organe féminin, l’éjaculation hors du vagin (onanisme) étant la marque même de la souillure et de l’impureté, et le goût exclusif des garçons celle d’une obscène luxure. Conséquence logique de ce principe fort patriarcal, la vulve n’aurait pour fonction principale que de délivrer, en succion continue et le plus harmonieusement possible, le phallus de sa semence, de le vider le plus totalement possible, et, ce faisant, d’être le réceptacle où la semence doit être répandue et conservée.
Domine, enfin, le sentiment que toute autre pratique coïtale serait une profanation de la chair et un abus abominable des organes génitaux. Tel est, affirme-t-on, le cas lorsque l’acte sexuel consiste non plus à mettre en contact immédiat les organes du goût entre eux (la vulve et le pénis en particulier), mais plutôt avec les orifices et autres voies d’excrétion (la bouche et l’anus notamment).
Répétons : de tels points de vue, qui accordent une place éminente à la verge dans les procédures de symbolisation de la vie, du pouvoir et du plaisir, sont largement partagés par tous les homophobes africains, hommes et femmes. En accordant tant de poids au travail du phallus, ils négligent les pratiques homosexuelles féminines pourtant de plus en plus répandues. En outre, de tels points de vue ne sont pas seulement en décalage par rapport aux pratiques sexuelles actuellement en cours dans les villes africaines. Ils reposent également sur une lecture très contestable de l’histoire africaine de la sexualité et de ses significations politiques contemporaines.
La machine-à-jouir
De fait, tout discours crédible sur l’homosexualité africaine doit commencer par la critique d’une culture du pouvoir et d’un régime des plaisirs qu’il nous faut appeler, provisoirement, le potentat sexuel. Le potentat sexuel est une structure du pouvoir et un imaginaire de la vie, du corps et des plaisirs qui accorde une place prépondérante à un signifiant unique : le phallus.
L’on ne saurait en effet nier qu’aussi bien avant, pendant, qu’après la colonisation, le pouvoir en Afrique a toujours cherché à revêtir le visage de la virilité. Sa mise en forme, sa mise en œuvre et sa mise en sens s’est largement opérée sur le mode d’une érection infinie. La communauté politique s’est toujours voulue, avant tout, l’équivalent d’une société des hommes ou, plus précisément, de vieillards. Son effigie a toujours été la verge en érection. On peut d’ailleurs dire que l’ensemble de sa vie psychique s’est toujours organisé autour de l’événement qu’est le gonflement de l’organe viril. Au demeurant, c’est ce qu’a si bien su exprimer le roman africain postcolonial, comme l’indiquent, par exemple, les œuvres d’un Sony Labou Tansi.
Que ce soit au Gabon, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Togo ou au Congo, le processus de turgescence fait, aujourd’hui encore, partie des rituels majeurs du potentat postcolonial. Il est en effet vécu comme le moment au cours duquel le potentat redouble sa taille et se projette lui-même au-delà de ses limites. Lors de cette poussée vers les extrêmes, il se démultiplie et produit un double fantasmatique dont la fonction est d’effacer la distinction entre la puissance réelle et la puissance fictive. Dans les jeux de pouvoir et de subordination, le phallus peut jouer, à partir de ce moment, une fonction spectrale. Mais en cherchant à dépasser ses propres contours, la verge du pouvoir expose, par la force des choses, sa nudité et ses limites et, en les exposant, expose le potentat lui-même et proclame, de manière paradoxale, sa vulnérabilité dans l’acte même par lequel il prétend manifester sa toute-puissance.
Mais il n’y a pas que le primat accordé au phallus. Le potentat sexuel repose, par ailleurs, sur une doctrine de la jouissance. Au demeurant, le pouvoir postcolonial en particulier s’imagine littéralement comme une machine-à-jouir. Ici, être souverain, c’est pouvoir jouir absolument, sans retenue ni entrave. Pour les élites dirigeantes de maints pays africains en effet, un pont relie le plaisir de manger (la politique du ventre) à la jouissance que procure la fellation. D’où la position signifiante qu’occupent l’acte sexuel et les métaphores de la copulation dans l’imaginaire et les pratiques du commandement. À titre d’exemple, la sexualité de l’autocrate fonctionne selon le principe de la dévoration et de l’avalement des femmes, à commencer par les vierges qu’il déflore allégrement, et les jeunes filles qu’il ne cesse, éventuellement, d’ajouter à son harem. Entre-temps, banquiers, bureaucrates, soldats, policiers, maîtres d’écoles, voire évêques, prêtres, pasteurs et marabouts s’en vont, partout, se vidangeant, éliminant le trop-plein et semant au gré du vent. Langage grivois et copulation sont en effet le caprice favori des élites et gens de pouvoir, comme d’autres s’adonnent aux jeux, à la chasse ou aux plaisirs de l’alcool.
Ici, c’est donc le phallus qui est au travail. C’est lui qui parle, ordonne et agit. C’est la raison pour laquelle, dans maints pays africains, la lutte politique revêt, presque toujours, les allures d’une lutte sexuelle et vice-versa. Il faut donc chaque fois revenir à la verge du potentat si l’on veut comprendre la vie psychique du pouvoir et les mécanismes de subordination en postcolonie. Adepte du viol goulu et affirmation brutale de la puissance vénale, la verge est quant à elle un furieux organe, nerveux, facilement excitable et porté vers la boulimie. Tel est en particulier le cas lorsque le potentat, à commencer par l’autocrate, s’acharne sur les femmes de ses collaborateurs et sujets, ou encore, dans le cadre des sociétés secrètes, loges maçonniques et congrégations rosicruciennes, se laisse presser par toutes sortes de garçons (ses subordonnés y compris), brouillant au passage toute distinction entre homo- et hétérosexualité.
Pour le potentat en effet, fellation, vénalité et corruption sont supposées ouvrir les écluses de la vie. L’homosexualité telle que pratiquée parmi les élites apparaît, dans ce cadre, comme un rituel païen, au même titre que la géomancie et autres cérémonies ancestrales dont la fonction est d’accroître le pouvoir occulte. Dans les pays de la forêt passés au christianisme comme en région musulmane, l’autocrate, cramponné à ses sujets, règne donc sur des gens prêts à s’abandonner à sa violence. La particularité de cette violence est d’être à la fois physique et libidinale. Pressées par la logique de la survie, élite et piétaille doivent lécher le potentat sur toute la longueur de sa verge, augmentant ainsi sa congestion et son relief. Ils doivent le mordiller de leurs petites dents, lui pomper les couilles, aspirer la peau de ses testicules, les soulever dans leurs mains en faisant glisser la pointe de leur langue sous eux. Peu importe si, en poussant son phallus au fond de leur gorge, le potentat postcolonial manque toujours de peu de les étrangler.
Refoulement
Reste à savoir si l’homosexualité a existé en Afrique avant l’expansion coloniale. Ce que l’on n’a pas suffisamment souligné, c’est le fait que les traditions patriarcales du pouvoir en Afrique sont fondées sur un refoulement originaire : celui de la relation homosexuelle.
Bien que dans la pratique cette relation ait pris plusieurs formes, c’est la relation par l’anus qui, ici, est visée par les pratiques de refoulement. En effet, dans l’univers symbolique de maintes sociétés africaines précoloniales, l’anus était, contrairement aux fesses dont on chantait volontiers la beauté, l’éminence et les courbures, considéré comme un objet d’aversion et de souillure. Il représentait le principe même de l’anarchie du corps et le zénith de l’intimité et du secret. Symbole par excellence de l’univers de la défécation et de l’excrément, il était, de tous les organes, le  » tout autre  » par élection. On sait par ailleurs que dans l’économie symbolique de ces sociétés, le  » tout autre « , surtout lorsqu’il se confondait avec le  » tout intime « , représentait également l’une des figures de la puissance occulte. Pour le reste, l’homosexualité existait bel et bien et était souvent, sur le plan politique, l’apanage des puissants. Elle fonctionnait aussi, parfois, comme un rituel de subordination à plus fort que soi et était présente dans les liturgies sacrées. Ajoutons, à ce qui précède, l’existence dans les contes et les mythes, de créatures à double sexe ; ou encore, dans les luttes sociales et politiques, la pratique ancestrale qui consiste à dépouiller l’ennemi de tout ce qui constitue les emblèmes de la virilité et à les consommer.
Aujourd’hui, le refus proclamé de la soumission homosexuelle à un autre homme ne signifie guère l’absence d’envie, de la part des hommes et des femmes, d’acquérir et de s’approprier le pénis idéal et idéalisé. Dans les faits, l’avilissement et le dégoût dont l’analité fait l’objet dans le discours public va de pair avec son apparition récurrente sur la scène du symptôme, sous la forme de fantasmes divers. Il n’y a qu’à voir, à cet égard, les fonctions qu’elle joue dans les fantasmes de permutation des rôles masculins et féminins, ou encore dans l’envie – éprouvée par la plupart des hommes et courante dans les techniques politiques d’assujettissement – de se servir d’autres hommes comme d’autant de femmes subissant l’accouplement et vivant leur domination sur le mode de la consommation du coït.
Révolution silencieuse
Finalement, si la carte sexuelle du continent apparaît aujourd’hui brouillée, c’est en très grande partie parce que le dernier quart du XXe siècle africain aura été marqué par une révolution sexuelle silencieuse, malheureusement peu documentée. L’on ne s’en rend compte que maintenant : celle-ci aura radicalement transformé – et pour de bon – la manière dont de nombreux Africains imaginent leur rapport au désir, au corps, au sexe et au plaisir. Cette révolution sexuelle a eu lieu dans un contexte caractérisé par une ouverture sans précédent des sociétés africaines sur le monde. À titre d’exemple, il n’y a pas, aujourd’hui, une seule ville africaine où des adolescents ne s’initient à la sexualité par le biais de vidéos pornographiques.
Il y a également le fait que le phallus, en tant que signifiant central du pouvoir et apanage de la domination masculine, a subi de profondes remises en question. Les formes de cette contestation – qui se poursuit au demeurant – varient d’un pays à l’autre. Dans certaines sociétés, celle-ci a pris la forme d’une instabilité maritale et d’une circulation des femmes relativement chronique. Dans d’autres, elle se traduit par une aggravation des conflits entre hommes et femmes. Partout, les hommes les plus pauvres ont l’impression d’être démasculinisés. Le statut de  » chef de famille « , généralement tenu par les hommes, a subi un déclassement parmi les catégories les plus démunies de la population, notamment là où le pouvoir de nourrir ne peut plus être pleinement exercé faute de moyens. Ici et là, on a assisté à des paniques urbaines au centre desquelles se trouvait la peur de la castration. Dans la cartographie culturelle de la fin du XXe siècle africain, on se retrouve donc confronté à une dynamique phallique qui, plus qu’auparavant, est un champ de mobilités multiples.
Les crises successives du dernier quart du XXe siècle ont affecté de diverses manières les rapports entre hommes et femmes, puis entre hommes et enfants. Dans certains cas, elles ont contribué à creuser les inégalités déjà existantes entre les sexes. Dans d’autres, elles ont entraîné de profondes modifications des termes généraux dans lesquels s’exprimaient, et la domination masculine, et la féminité. Il en a résulté une montée de la brutalité dans les relations entre hommes et femmes. Parallèlement, des formes de sexualité auparavant réprimées petit à petit émergent dans le champ public. Le répertoire des jouissances sexuelles s’est notablement élargi. Les pratiques de fellation – bouche ouverte sur le phallus, excitation de la surface du gland, promenade sans âpreté des doigts qui font vibrer la rondeur des bourses, compression circulaire de la hampe et ainsi de suite – désormais prolifèrent. Le langage de la sexualité s’est lui aussi fortement enrichi. Parmi les jeunes, mille expressions ont vu le jour, les unes toujours plus prosaïques que les autres :  » gouglouter le seigneur « ,  » brouter la tige « ,  » arracher le copeau « ,  » aspirer le glandulaire « ,  » bobiner le bolet « ,  » biberonner la bistoune « ,  » se faire mâchouiller le bricolet « ,  » gloutonner le membre « ,  » tutoyer le joufflu « ,  » tétiner le gland « .
Chez les vieillards se multiplient les recours à des plantes et des racines dont la propriété, prétend-on, est de tonifier la verge de l’homme et de permettre la multiplication et la frénésie du coït. Une très grande partie du discours social tourne autour de la thématique de la force phallique déclinante. Toutes sortes d’adjuvants sont désormais intégrés dans la liturgie de l’accouplement, qu’il s’agisse des giclées d’encens, d’oignons bien frais, des couillons de bêtes sauvages ou d’écorces et racines transformées en poudre supposée revigorer les parties génitales, provoquer la luxure, augmenter la semence en la rendant prolifique, exciter la lubricité, voire ressusciter les couilles des vieillards. Dans un continent ravagé par la guerre, l’on a vu des pratiques de manducation se multiplier. Nombreux sont les enfants soldats qui, ayant tué un ennemi, entreprennent désormais d’émasculer ce dernier en lui ôtant son pénis et en le consommant – histoire de s’approprier, jusque dans la mort, sa puissance supposée.
Ces transformations ont lieu alors que par ailleurs, l’épidémie du SIDA touche des proportions chaque fois plus élevées de la population. À travers le SIDA, sexe et mort désormais se rejoignent.

(chronique parue le 13 février 2006 dans Le Messager, Douala, Cameroun | www.lemessager.net)///Article N° : 4296

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