« Le problème est qu’il n’y a pas d’éducation sexuelle au Maroc »

Entretien d'Olivier Barlet avec Abdeslam Kelaï à propos de Malak

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Lors du festival des films d’Afrique en pays d’Apt de novembre 2013, Abdeslam Kelaï a présenté Malak, qui avait reçu au festival de Tanger le prix du jury, ainsi que le prix du scénario et le prix d’interprétation féminine. Portrait dramatique de Malak, une jeune fille de dix-sept ans qui découvre qu’elle est enceinte, le film a connu un vif succès au Maroc.

Quelle a été la réception du film au Maroc ?
La première projection était à Marrakech, dans le cadre de la sélection Coups de cœur, organisée parallèlement à la compétition officielle. Déjà à Marrakech (où j’avais tout le stress du monde car c’était la première projection publique), il avait reçu un avis favorable de la part des critiques et du public. Oui à Tanger, il a eu ces prix-là, ce qui a levé mes doutes quant à sa réception par le grand public et les critiques, et m’a encouragé à le sortir. Après Tanger, le film est donc sorti en salle où curieusement il a bien marché bien qu’étant un peu dur, sombre, avec une thématique sociale qui n’est pas du spectacle. Le public était présent, surtout les jeunes qui s’y sont intéressés, ce qui n’est déjà pas mal.
C’est effectivement un film très nocturne, crépusculaire. Une véritable descente aux enfers où chaque personnage a une dureté et on y cherche en vain l’humanité. Comment les Marocains se retrouvent-ils dans ce film qui donne une image de la société extrêmement négative ?
Je pense qu’actuellement les Marocains, et surtout les jeunes, ont envie de voir une image de la société marocaine sans fard parce que depuis des années, seule la télévision pouvait transmettre une image de la société marocaine. Et celle-ci étant très adoucie, elle ne permettait d’exposer ni problèmes ni thématique réels. Le cinéma marocain, durant ces dernières années, à travers le travail de beaucoup de jeunes réalisateurs, produit des films osés, au sens où ils ne s’autocensurent pas beaucoup. C’est facilité par le fait que la censure, qui était un peu rigide, n’existe plus. Maintenant on se permet d’aborder plus profondément certaines thématiques et je crois que le public marocain a besoin de voir sa société telle qu’elle est, avec ses problèmes. Je pense que le public valorise ce franc-parler qui caractérise ce jeune cinéma marocain.
Effectivement, on voyait par exemple dans le film de Leïla Kilani, Sur la planche, ces filles qui décortiquent des crevettes toute la journée et sortaient le soir pour faire les 400 coups. Elles travaillaient dans la zone franche. Est-ce que votre film se passe également dans la zone franche de Tanger ?
C’est filmé un peu à l’arrache. Cette partie de l’usine s’est tournée à l’arrache. Bizarrement, je n’avais pas encore vu le film de Leïla Kilani quand j’ai écrit cette scène où Malak travaille dans les conserveries. En fait, c’est l’une des seules activités où les jeunes filles peuvent travailler, au nord du Maroc : les conserveries – et un peu la confection.
Vos personnages sont très caractérisés. On retrouve ainsi le personnage du frère despotique commun à de nombreux films. Est-ce que vous pourriez dire que c’est un personnage qui se retrouve dans toutes les familles ?
Ce n’est pas dans toutes les familles mais c’est général. Je vous raconterai une petite anecdote avant d’expliquer le personnage du frère. J’étais en train de faire le montage son avec Patrice Mendez, mon monteur français, et nous étions en train de travailler le son de la scène où le frère ouvre la porte et esquisse juste le geste de la chasser de la maison. Et Patrice me dit : « j’ai fait le film avec toi et pourtant, je ne comprends pas pourquoi ce mec pousse sa sœur hors du foyer familial. » Je me suis tourné vers l’assistant de Patrice, un jeune perchman de 20 ans, et je lui demande ce qu’il aurait fait dans une situation similaire. Il me répond : « je ferais de même… si je ne la tue pas ! ». Je comprends bien que c’est bizarre. Et ce qui m’a étonné dans les salles au Maroc (dans les salles grand public et non dans les salles d’avertis) : de jeunes garçons ont applaudi. En fait, cela m’a choqué. Ils ont applaudi au moment où le frère l’expulse de la maison familiale et au moment où Yacine la rejette à l’annonce de sa grossesse. Cela signifie que c’était un peu l’expression de leur position morale et de leur position envers ce problème. Je pense que ce sont des jeunes qui souffrent. Je pense que le frère souffre beaucoup, c’est du moins ainsi que je l’ai écrit mais je ne sais pas si j’ai réussi à le transmettre.
Oui, on sent toute la colère qui l’habite.
C’est un jeune qui souffre beaucoup, qui n’a pas d’avenir clair, ni de possibilité après des études sommaires. Il hésite, il aspire à une vie moderne tout en se protégeant avec une carapace de conservatisme qui lui procure une sorte de stabilité. En même temps, il se donne le rôle du père, mâle dominant. Il essaie de s’échapper de ses propres problèmes en accentuant les malheurs des plus faibles de son entourage, c’est-à-dire sa sœur. Le personnage du frère m’a été raconté par la plupart des jeunes filles avec qui j’ai parlé. Elles avaient beaucoup plus peur du frère que du père parce que les pères sont plus indulgents car il y a un autre rapport, un rapport de paternité. Alors que les frères sont nettement plus intransigeants car dans une telle situation, ils se font les défenseurs de l’honneur de la famille. C’est un peu ce que j’ai essayé de traduire dans ce personnage.
Cela me fait penser à ce court-métrage algérien qui s’intitule Houria (le frère) où un frère très violent martyrise ses trois sœurs, une violence que le film aborde de façon très frontale. Chez vous, c’est différent. La violence est exprimée mais n’est pas trop montrée. C’est en harmonie avec le personnage qui est lui-même très intérieur, qui se retire quelque peu, qui réagit peu. On a l’impression que le scénario est construit sur ce recul et cette distance.
Je pense que la situation en elle-même est déjà violente. Dès que Malak, le personnage principal, se retrouve en position de mère célibataire, elle se retrouve sans statut. C’est comme si elle avait perdu tous ses repères sociaux : elle n’est plus élève, elle n’appartient plus à cette famille. Et je raconte un peu cette descente aux enfers, cette marginalisation. C’est une situation très violente de perdre son statut social et de se retrouver à la marge de cette société. Là, j’ai voulu un peu raconter la marge dans les grandes villes marocaines parce que c’est une société en transition politique, en transition économique, c’est une société en transition vers la modernité et on laisse tomber beaucoup de laissés pour compte. On perd beaucoup de gens dans ce cheminement… J’ai traduit cette violence dans la marge, vraisemblablement en-deçà de la réalité parce que nous avons tourné à Tanger et c’était très difficile de tourner la nuit. Nous avons tourné de nuit en plein centre de la ville, près du port et c’est vraiment une autre société, une société non vue qui est très violente.
Le dernier plan m’a vraiment frappé. On a l’impression d’un écran de cinéma blanc. D’un coup, c’est lumineux et c’est lumineux parce qu’on a un père qui raccroche avec sa fille, qui montre de la compréhension. Vous confirmez ainsi que le père est un personnage contradictoire qui arrive en général à davantage de compréhension que le personnage du frère ?
C’est un message que je voulais transmettre. En plus, le personnage du père me ressemble un peu si je me retrouvais dans cette situation. J’ai beaucoup pensé à ce personnage et je pense qu’un père ne peut avoir que cette position à la fin, surtout après avoir perdu sa fille durant sept mois, sans même savoir où elle se trouvait. Mais c’est aussi que la plupart des filles m’ont raconté qu’il y a toujours une possibilité de réconciliation avec le père, malgré cette tendance à montrer la société marocaine comme étant machiste, où le père joue un rôle déterminant. Mais parfois ce sont les mères qui reproduisent les schémas sociaux. On voit par exemple que la mère est un peu dure avec sa fille bien qu’à la fin, elle va essayer de lui trouver des solutions. Mais je ne voulais pas être dans le noir et le blanc habituel, raconter l’histoire attendue où le père serait le dur dans l’histoire. Je voulais aussi une autre possibilité.
Vous avez beaucoup travaillé pour la télévision. Pourquoi passer au cinéma pour ce sujet en particulier ? Est-ce que vous auriez pu le faire à la télévision ?
Impossible, vraiment impossible… du moins pas de la même manière. Je l’ai présenté aux deux chaînes, j’entretiens des relations de collaboration très positives avec 2M, une chaîne marocaine. Ils me commandent un film tous les deux ans. J’ai déposé le scénario, je n’ai pas eu de retour. J’ai commencé à tourner sans la coproduction avec la chaîne, je n’ai toujours pas eu de retour. J’ai déposé le premier montage, le bout-à-bout, rien. Ils ne m’ont jamais dit non, mais ils ne m’ont jamais répondu. Ils ne voulaient tout simplement pas parler de ce film-là. Immédiatement après Malak, ils m’avaient commandé un autre film. Mais celui-là, ils n’en voulaient pas, sans doute parce que le traitement n’est pas adapté à la télé. Je pense que pour le cinéma, pour le Centre cinématographique marocain, les limites, les lignes rouges sont beaucoup plus reculées que celles de la télévision. C’est la situation un peu partout dans le monde : la télévision est beaucoup plus conservatrice, elle prend toujours en considération que c’est un spectacle familial. La télévision s’introduit dans les foyers, au contraire du cinéma où c’est le public qui vient chercher un film. C’est le politiquement correct qui prime.
Vous avez passé à peu près six ans à faire des enquêtes auprès de ces filles. Il y a donc, j’imagine, toute une série d’histoires qui vous ont été racontées. Vous avez construit votre scénario à partir du réel. Est-ce que toutes les histoires que vous avez entendues sont du même type, est-ce que ça va dans toutes les directions, est-ce que c’est toujours aussi dramatique ?
Au début, le film devait s’appeler La Chute parce que c’est comme la chute des anges. C’est en même temps une fuite, un parcours initiatique, une descente aux enfers mais tout m’a été raconté par des filles qui ont vécu des situations pareilles. J’ai dû élaguer énormément, de peur de paraître exagérément dramatique parce que certaines filles ont vécu des situations nettement plus difficiles que ce que je raconte dans le film. En fait ça va dans plusieurs directions mais je dirais dans un même sens. Toutes les histoires racontent la perte de la famille, la perte de l’entourage, les pertes de repères sociaux déjà acquis. La majorité des filles que j’ai rencontrées racontent l’impossibilité de rester dans le cadre familial, parfois par choix personnel car elles choisissent d’elles-mêmes de quitter le foyer familial parce qu’elles pensent que par leurs actes, elles vont stigmatiser toute la famille, créer des problèmes pour toute la famille, pour leur entourage… Mais la plupart sont chassées de l’environnement familial ou obligées par la violence des frères, du père et de la mère parfois, de quitter l’endroit où elles vivent pour s’échapper vers de grandes villes où elles peuvent se perdre dans l’anonymat. Et c’est surtout vers les banlieues des grandes villes.
Voici donc un film sur un destin féminin réalisé par un homme. Est-ce que vous avez senti vous-même des difficultés du fait que vous vous attaquiez à un sujet profondément féminin ?
Selon le retour que j’ai eu de plusieurs femmes qui travaillent avec des associations et des bénéficiaires qui ont vu le film, elles ont toutes dit que cela traduisait bien ce qu’elles vivaient dans la réalité. Et j’ai même entendu dire plusieurs fois que cela ressemblait à un film fait par une femme, peut-être parce que j’ai beaucoup de chose en commun avec le personnage principal, avec Malak. Je partage la différence, je partage l’exclusion, je partage la marginalisation que j’ai vécue dans ma propre chair vue ma situation physique (ndlr : Abdeslam Kelaï est handicapé moteur). L’histoire de Malak est ancrée dans le réel, l’objectif ; elle raconte des sentiments personnels et peut-être que c’est cette connaissance de ces sentiments-là qui donnent un peu de vérité à ce que je raconte.
Handicapé en fauteuil roulant dans un métier où il faut tout le temps courir, comme ça se passe ?
Percer a été très difficile. Personne ne croyait que je pourrais faire des films un jour. D’ailleurs, je garde même en souvenir, pour mon histoire personnelle, une lettre : j’avais demandé, il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, un stage en réalisation au Centre du Cinéma Marocain. J’ai reçu en réponse une lettre disant : « nous vous conseillons un métier plus adapté à votre condition physique, le montage ou le scénario. » Moi, j’avais déjà dépassé ce stade parce que j’ai un peu lutté pour faire des études. Au Maroc, dans les années soixante-dix, ce n’était pas évident de voir des enfants handicapés dans les écoles publiques. Surtout qu’il fallait se déplacer de classe en classe. J’avais fait ce cheminement personnel, j’avais appris à me bagarrer pour arriver où je voulais. J’ai donc continué à poursuivre mon rêve de faire des films. Quand je fais des films, il n’y a pas de différence. Même les autres réalisateurs sont assis sur des chaises, je crois !
Que deviennent ces filles-mères ? Est-ce qu’elles arrivent à trouver une place dans la société ? A se marier ?
Je parlerai du cas général : se marier est très difficile si elle garde l’enfant. C’est presque impossible. Mais il y a maintenant de plus en plus d’associations qui travaillent avec les jeunes mères célibataires, surtout dans les grandes villes. Elles arrivent à les soutenir durant la grossesse et la première année parce que c’est là que les difficultés se présentent pour elles : garder l’enfant, se trouver seule, survivre quand on n’a personne, pas de famille, pas d’amis, on est tout seul. Celles qui sont aidées par les associations arrivent à s’en sortir d’une manière ou d’une autre. Mais la majorité d’entre elles abandonnent leurs enfants à l’hôpital ou juste après. Elles les vendent, les donnent en adoption ou les abandonnent tout simplement devant la porte d’une association, d’un orphelinat. Si elles ne sont pas soutenues par une association, c’est très difficile pour elles de s’en sortir, surtout trouver du travail et en même temps prendre soin de son enfant. C’est presque impossible.
Le planning familial existe-t-il au Maroc ?
Oui, le planning familial existe mais il est lié aux services de soins de santé mère et enfant. Mais le problème n’est pas là. Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’éducation sexuelle au Maroc. En fait, il n’y a pas du tout d’éducation sexuelle, ni à l’école, ni à la télévision, un petit peu dans le cadre des familles de classe moyenne qui ont fait des études, mais pour la majorité, il n’y a pas d’éducation sexuelle : on apprend sur le tas, on apprend dans la rue, on apprend avec les copains et on apprend toujours de travers. Et je pense que tout le problème est là : ce genre de problème doit être résolu ou tout au moins prévenu au niveau de l’école et de la télévision qui à mon avis, ont un très grand rôle à jouer. Malheureusement, ils ne le font pas. En discutant avec les enseignants, j’ai appris que la reproduction s’étudiait deux ans avant le bac, en sciences naturelles. En dehors de ça, il n’y a aucune éducation sexuelle, sur la manière de se protéger, rien.
Je me souviens, il y a quelques années, dix ans peut-être, on disait au Maroc : il n’y a pas de sida. Nous sommes musulmans, chez nous il n’y a pas de sida. Parce que le sida, c’est chez les autres, parce que le sida est assimilé à l’homosexualité. Chez nous ça n’existe pas. Jusqu’au moment où on a découvert que le fléau était bien là. Là, on a commencé à prendre conscience du problème, à essayer d’aider les associations. Nous adoptons toujours la même attitude face à nos problèmes : nous ne voulons pas les voir, nous les occultons, nous considérons qu’ils n’existent pas chez nous, jusqu’au moment où la situation devient vraiment très problématique. En ce qui concerne le problème des jeunes mères célibataires, il y a dix ans, je me souviens qu’il n’y avait qu’une seule association qui travaillait avec elles. C’était La Solidarité féminine et la fondatrice de l’association, Aïcha Ech-Chana – qui a d’ailleurs écrit Miseria, un livre formidable sur la situation des jeunes mères célibataires – a été qualifiée de tous les mots par les conservateurs, les islamistes. On l’a attaquée, on l’a blessée physiquement, cela fait juste dix ans. C’est un grand problème pour la société mais qu’on cache, qu’on ne veut pas voir. Et c’est aussi un peu pour cette raison que j’ai fait ce film, pour montrer la réalité, pour que les gens se rendent compte.
Le fait religieux n’est pas directement abordé dans le film, il n’y a pas de personnages intégristes. Par contre, on sent quelque chose de diffus dans la pensée.
Oui, justement, parce que la position face à ce problème, cette situation, cet état de chose qui est d’être enceinte sans être mariée, est dû autant à la tradition qu’à la religion. La religion est diffuse dans les traditions et parfois, on n’arrive pas à séparer les deux plans. Bien sûr que la religion musulmane interdit tout rapport sexuel, toute relation amoureuse en dehors de l’institution sacro-sainte du mariage. De même les traditions marocaines voient mal les relations amoureuses. Dernièrement, il y a eu au Maroc l’affaire du baiser de Nador – et pour moi c’était scandaleux : deux jeunes lycéens, un garçon et une fille, s’embrassaient. Leur ami les a pris en photo et l’a publiée sur Facebook. Ils ont été arrêtés, la fille a été mise dans un centre de protection de l’enfance à 365 km loin du foyer familial ; c’est comme si le monde allait éclater après ce baiser ! C’est incroyable, ça veut dire que dans la société marocaine, il y en a encore une grande partie qui refuse de voir la vie telle qu’elle est aujourd’hui.
La dimension religieuse est absente du film…
Je n’ai pas voulu l’aborder frontalement parce qu’elle est diluée dans la société marocaine. Elle est diluée dans tous les rapports mais elle est existante.
Mohamed Majd joue le rôle de Jefe dans le film, qui donne des olives à Malak. Il est malheureusement mort en janvier 2013, un grand acteur du cinéma marocain !
Oui, c’est une immense perte !

///Article N° : 12322

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