« Hip-Hop: Du Bronx aux rues arabes » réunit plus de 250 oeuvres à l’Institut du Monde Arabe de Paris en essayant de rendre justice à la pluridisciplinarité de cet art. Akhenaton, directeur artistique de l’exposition, en retrace le parcours.
Qu’est-ce qui vous a incité à prendre la direction artistique de cette exposition?
Akhenaton : J’ai été contacté par Mario Choueiry, chargé de mission à l’Institut du Monde Arabe (IMA), avec lequel j’avais déjà travaillé auparavant sur des projets de remixes, de collaboration avec des artistes du monde arabe. J’ai dit à l’équipe artistique qui pilotait ce projet: « ça me branche mais c’est compliqué de faire une exposition sur le hip-hop. Il faudrait dix IMA en superficie ! » C’était le plus dur, l’obligation d’être exhaustif pour une culture pluridisciplinaire, tellement vaste. Être exhaustif sans prétendre rendre compte de la totalité du hip-hop, être dans la transmission. Retracer comment le hip-hop part des États-Unis, du Bronx, de New York, se transmet à la totalité du monde arabe. J’ai envie de partager avec ceux qui viennent voir cette exposition l’énorme apport du hip-hop à la culture populaire. Quand on cherchait un slogan pour l’exposition on s’est aperçus que « Just do it » de Nike ou le « Do it yourself » qui a été repris par une chaîne de fast-food sont des phrases mythiques du rap. « Do it yourself » c’est la face B de « The Breaks » de Kurtis Blow. Ça veut dire qu’il a interprété sa version mais que sur l’instrumental du vinyle, c’est à toi-même de le faire. Cela résume l’état d’esprit de la musique et de la culture hip-hop. « Just do it« , ce sont des paroles de « Rapper’s Delight » de Sugar Hill Gang.
La proximité d’IAM, de la planète Mars(eille) avec le Maghreb, était-elle un atout pour vous?
AKH : Je suis surtout dans cette aventure par rapport à ma présence dans ce mouvement hip-hop depuis plus de trente ans. L’arrivée du monde arabe m’a semblé logique vu le lieu où l’on fait cette exposition. C’était important d’aborder le riche apport culturel des pays arabes par les artistes graffiti, les poètes, les grands danseurs de ces pays. C’est vrai aussi que la proximité méditerranéenne a fait que très tôt avec IAM nous avons eu des collaborations avec le Maghreb. Et, plus tard, avec des pays comme le Liban, l’Égypte et la Palestine. Le Liban est l’un des pays précurseurs de la culture hip-hop. Il y a eu des rappeurs très tôt mais il y avait moins de connexions avec nous, à Marseille.
L’exposition nous a aussi permis de montrer la diaspora arabe dans des pays comme l’Angleterre, les États-Unis. Des rappeurs comme le syrien Omar Offendum, The Narcisyst, d’origine irakienne, Shadia Mansour, palestinienne vivant Londres, font de la musique dans des pays qui sont complètement éloignés de leur pays d’origine.
Le mur du ghetto blaster qui ouvre l’exposition est-il une madeleine de Proust pour vous ?
AKH : Il y a des tas d’archives. J’ai voulu exposer des manuscrits de textes importants pour moi comme « Petit frère » et « Demain c’est loin« . Des objets, des Name Ring que j’avais fait faire à l’époque. Je n’ai malheureusement pas retrouvé mon ghetto blaster que j’avais acheté à Delancey Street à New York. J’ai cherché les survêtements Troop qu’on portait pour faire la première partie de Madonna en 1990. A l’époque, on pouvait encore faire la première partie d’un artiste international sans avoir fait d’album. C’était assez magique! A New York, je portais un survêtement de l’équipe de football de France pour la Coupe du monde 1986: l’Adidas Laser. Je le portais dans un match de basket contre le grand rappeur américain T La Rock. Je croyais pouvoir battre un américain au basket. J’ai perdu lamentablement ! Il le porte d’ailleurs sur la pochette de son album: « Lyrical King (From the Boogie Down Bronx) » de 1986-87. Nous avons réussi à retrouver le même modèle et à le mettre dans l’exposition. C’est une belle histoire.
Il y a aussi une partie didactique dans l’exposition.
AKH : La partie didactique de la connaissance des machines, de la technologie, est indispensable. Expliquer aux gens que le beatmaking ce n’est pas que ripper deux mesures d’un sample connu. Il y a des beatmakers extraordinaires qui ont fait des compositions fantastiques dans le rap. On ne voulait pas que cette partie didactique soit professorale. C’est facile d’accès pour que les connaissances livrées soient approfondies, expérimentées, grattées. Le but, c’est qu’en France, à partir de cette exposition, il y ait des vocations dans les générations futures, comme cela se fait aujourd’hui dans l’electro. Beaucoup de grands producteurs français d’électro ont commencé par le rap.
Dans cette partie, il y a une installation « Allonger le son » avec un cours de deejaying par Cut Killer et une installation vinyle mise en place par Le Mouv et Radio France.
AKH : La culture du disque, du vinyle, est hyper présente depuis les débuts de ce mouvement. J’ai moi-même entre dix et douze-mille vinyles. C’est quelque chose qui a fait et continue à faire notre culture. Aujourd’hui la vinyle mania est vraiment de retour, avec des excès de prix. Certains vinyles sont très chers y compris ceux d’IAM. Il y a des vinyles de « L’École du micro d’argent » hors de prix, à 450 euros ! On essaie de pallier cela en faisant des rééditions pour que ce soit accessible à toutes les bourses. Le DJ est le pilier, un élément central de cette culture. Des DJ comme Grand Wizard Theodore ou Kool Herc sont les initiateurs de cette culture dans le monde. Les rappeurs sont arrivés beaucoup plus tard.
Le vinyle, le rap, sans oublier le graffiti !
AKH : Les graffeurs existaient déjà avant le hip-hop. Il y avait déjà des graffitis communautaires et des graffitis de gang sur la côte ouest des États-Unis. Le graffiti art est devenu typique de la culture hip-hop à la fin des années 1970. Au niveau du graff, des gens sont présents dans l’exposition comme Noe Two qui a fait l’affiche de l’exposition, JonOne Jay One, Ski… On a une toile de Futura 2000. Ce sont des artistes énormes à l’international. On a essayé de faire un condensé. C’était le plus dur pour moi : passer en revue et accepter de dire dès le début de l’exposition que ce n’est qu’une petite partie émergée d’un iceberg. J’espère qu’après l’exposition, les gens vont faire leurs recherches personnelles.
Il y a aussi l’aspect contestataire du rap avec Public Enemy et les rappeurs des Printemps arabes.
AKH : C’est un aspect important. En même temps, je ne voulais pas que ce soit le côté dominant de l’exposition. Je viens d’un groupe, IAM, qui développe des textes engagés. Mais ça ne me pose aucun problème de dire ce que beaucoup de gens oublient : le hip-hop, entre 1972 et 1982, est une musique de club, d’entertainment. On voulait que l’aspect de l’engagement soit aussi présent via l’influence majeure de Public Enemy sur le rap engagé, celle des rappeurs arabes pour ce qui s’est passé dans leurs pays. L’avantage des rappeurs, c’est qu’ils ne tiennent pas d’armes. Ils ne massacrent pas les gens. Ils parlent de situations et les dénoncent. Certains le faisaient bien avant que les révolutions n’éclatent. En Tunisie, des groupes prenaient position bien avant que Ben Ali ne soit renversé. En Palestine, le rap engagé prend une tout autre tournure. Historiquement, il y a la lutte de reconnaissance d’un État. La quasi totalité du rap palestinien est engagé, avec des groupes comme Boikutt.
Shadia Mansour, du côté des femmes, est une chrétienne d’origine palestinienne qui a des textes assez engagés. En Tunisie il y a des gens comme Klay BBJ qui ont dit des tas de choses sur la société et eu des démêlés avec la justice. Ces rappeurs ne se sont pas contentés d’insulter la police. C’était un combat beaucoup plus profond, basé sur la justice sociale. Je suis pour qu’il y ait une tribune libre. Dans le hip-hop, on revendique le droit à la nuance. On n’est pas tous forcément d’accord mais on se comprend tous et on parle la même langue. Il peut y avoir des différences de vue, d’opinion, des débats dans le hip-hop alors qu’il n’y en a plus ailleurs. C’est très compliqué d’avoir des débats dans la société française. Les récents événements sur notre territoire ont rendu notre manière de penser ultra manichéenne. Tout est blanc ou noir. Il n’y a pas d’entre-deux, de nuance de gris. Dans cette culture, on essaie de préserver toutes les nuances de gris. Symboliquement, dans le passé, il y a eu des rencontres entre des rappeurs palestiniens et israéliens. Ce sont des gestes très forts. Ça n’empêche pas les rappeurs palestiniens d’être extrêmement militants. On n’est pas obligés d’être haineux envers les gens pour faire reconnaître des prises de position politique. On peut le faire avec un discours construit. Aujourd’hui, il n’y a pas que du rap bling bling. Même si ça ne me dérange pas que ça existe. Le rap n’est pas monolithique. La beauté de cette culture, c’est qu’elle appartient autant à moi, qui suit dedans depuis trente-cinq ans, qu’à n’importe qui.
Pensez-vous qu’une telle exposition peut aider à apaiser un climat délétère, notamment après ces événements du 7 janvier 2015 ?
AKH : Ce serait très naïf de le croire. Le monde n’est pas manichéen. Il faut réussir à réinstaurer le débat en France. Cette exposition peut y participer. Mais le malaise est beaucoup plus profond que ça. On s’est tous mis des illères. J’ai perdu beaucoup d’illusions avec les années. Quand on s’est lancé dans cette exposition et qu’on cherchait un mécénat pendant des mois, on n’a rien trouvé ! Ce sont de grosses compagnies étrangères qui se sont présentées (Coca-Cola, BenQ, NDLR). On se demande : où sont les compagnies françaises ? La situation est préoccupante, dans les a priori, à tous les niveaux. Pour l’instant, nous sommes échoués sur le banc de sable. Si cette exposition contribue à une ouverture d’esprit, tant mieux. On va croiser les doigts. On ne peut aller que vers le mieux !
Enfin, vous devez faire une tournée africaine avec IAM.
AKH : On fait une tournée américaine puis africaine : en mai on sera à Abidjan, Nouakchott en Mauritanie puis deux dates au Sénégal jusqu’au 17 mai. Avec IAM, on fait beaucoup de choses à l’étranger pour faire découvrir la langue française. On était en Chine. C’était assez mémorable. On est très attachés au Sénégal en particulier parce qu’il y a plusieurs membres du groupe d’origine sénégalaise comme Khephren, alias François Mendy. C’est le côté viscéral de l’appartenance et des origines. Au delà de ça, cela permet de voir le fruit de nos lectures comme Cheikh Anta Diop et ce continent qui nous a tous vu naître il y a des milliers d’années. On s’est beaucoup enrichi de ces concerts en Afrique mais aussi à Bangkok, en Chine. Chaque fois qu’on part, on mesure l’énorme privilège qu’on a de pouvoir aller dans ces endroits-là.
Propos recueillis par Julien Le Gros
///Article N° : 12989