Le Refuge

De Nedia Touijer

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En introduction, le chaos d’une caméra empêchée de filmer : pieds, mains, mouvements, et une cinéaste qui défend son travail face à des hommes qui veulent la cassette ou sinon la caméra. L’image les met en danger : leur activité n’a pas de statut légal et ils craignent que des images dans les journaux ne les mettent à jour. La cinéaste respectera cet interdit : nous ne verrons jamais l’homme qui parle, parfois son ombre furtive, pourtant la seule voix du film. Mais cet interdit d’image, dont on connaît la résonance en terre d’islam, servira de point de vue : constamment dédié à la parole d’un homme, ce film ne nous montre que ce qu’il voit. Et du même coup, directement, ce qu’il croit.
Cette voix fait partie de ces hommes à tout faire que l’on rencontre dans les cimetières maghrébins, jeunes chômeurs qui trouvent là de quoi se faire quelques sous en rénovant les tombes ou vendant l’eau, l’encens, le pain qui permettent les gestes rituels, voire en disant quelques sourates. « La main qui reçoit l’argent est toujours en-dessous » : sans statut légal, c’est bien d’une forme de mendicité qu’il s’agit. La voix sans visage en a honte, préfère dire qu’elle est mécanicien ou à l’usine. Mais ce travail ne la met pas seulement socialement à l’écart du monde : « Les morts me font vivre, ce sont les vivants qui me font peur ». Habilement, le film oppose l’espace recueilli du cimetière au brouhaha des rues de Tunis. Le dehors et le dedans : la caméra qui filme le cimetière à travers une fenêtre inverse le point de vue pour filmer la rue de l’intérieur du cimetière au plan suivant. Un autre coupe même l’image en deux, l’horizontale de rupture étant le mur d’enceinte : d’un côté le bruit, de l’autre le silence. La bande-son respecte totalement ce choix : aucune musique, on y entend que le bruit des oiseaux et/ou le grondement du trafic. Même, un plan fixe sur une multitude de fourmis pérégrinant sur une tombe évoque le grouillement de la ville, mais le capte dans le calme des lieux, dans l’ordre de la nature, prenant ainsi une remarquable force ontologique. En s’installant dès le départ dans la durée et en se concentrant sur des éléments du cimetière (traces du temps, blanc des tombes, arbres, jeux de lumière, enterrements filmés de loin, sans visages, à bonne distance), ces plans fixes proposent la méditation, ouvrent à cette voix qui nous parle d’élévation, une véritable philosophie du rapport au monde et à la mort acquise dans cette expérience quotidienne et fondatrice du respect des morts. Et plus elle nous en parle, plus l’image s’assombrit dans la nuit jusqu’à un seul point de lumière au milieu de l’écran noir…
La survie devient ici une expérience spirituelle, un apprentissage du respect qui va jusqu’à la reconnaissance des codes puisque ce jeune chômeur que l’on devine peu conformiste en vient même à condamner les couples indécents et parler de sacrilège. Cette survie qui puise son énergie dans le respect de la mort la transforme en puissance de vie. Le Refuge, qui aurait pu n’être que la description sociologique d’un phénomène urbain, se fait ainsi une magnifique évocation à la fois poétique et mystique du recul qu’engendre la conscience de notre mortelle destinée.
Mais c’est bien d’un refuge qu’il s’agit, non d’un choix monacal : la lointaine animation des rues tunisiennes et le retrait de survie dans la niche du cimetière ne cessent de rappeler la dureté socio-économique. Ce hors-champ permanent parle aussi fort que la voix et ancre ce très beau film dans le temps présent.

///Article N° : 3479

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