Le retour des zoos humains

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Scandale d’Outre-Rhin… Le 12 juin 2005, un Village Africain, véritable zoo humain comme au XIXe siècle, fermait ses portes dans le zoo d’Augsburg en Allemagne après avoir rencontré un vif succès.

Il y a un peu moins de deux siècles, le 29 décembre 1815, la Vénus hottentote, de son véritable nom Saartjie / Sarah Baartman, mourrait en France après avoir été exhibée à Londres et à Paris pendant plusieurs années. Elle inaugurait le long cycle des zoos humains, au carrefour de la science et du spectacle. Le 25 février 1836, P. T. Barnum inventait un nouveau genre avec Joice Heth, celui de l’exhibition à grande échelle des ethnics shows. Quarante ans plus tard, en Allemagne, à Hambourg, Carl Hagenbeck professionnalise l’ensemble, passant de l’individu à la troupe au milieu des animaux, puis au village reconstitué, et propose sa première attraction en septembre 1875 en exhibant un groupe de Lapons. Pendant près de soixante ans, la mode est aux zoos humains, avec leur centaine de millions de visiteurs (dont cinquante millions pour la seule exposition universelle de 1900 à Paris) et plus de trente mille exhibés dans une trentaine de pays à travers le monde. Le phénomène va captiver l’occident. Il va quasi disparaître en quelques mois entre la fin 1931 et 1934.
Depuis, on assiste à quelques tentatives de reproduction de ces spectacles grand public et racistes. Nostalgie ? Non, c’est beaucoup plus que la majorité d’entre nous ne prend pas conscience de ce que signifient de tels  » spectacles « . En avril 1994, c’est par exemple un Safari parc en Bretagne près de Nantes (90 ans après le passage d’un village nègre dans la ville), puis ce fut un village massaï en Belgique (grand spécialiste du genre depuis l’exposition de Tervuren de 1897), suivi deux ans plus tard d’une exhibition de Pygmées (une autre spécialité locale) et voici que l’Allemagne, inventeur du  » genre  » en l’ayant professionnalisé dans le dernier quart du XIXe siècle, nous en propose un condensé. Le grand retour des zoos humains est annoncé.
Le 12 juin 2005, après quatre jours de succès, le dernier (en date) des zoos humains vient de fermer ses portes à Augsburg en Allemagne. Institué  » African Village « , celui-ci s’est offert au regard passionné des visiteurs à l’intérieur du zoo municipal. Si quelques articles de presse ont dénoncé Outre-Rhin le  » spectacle  » – notamment le Spiegel et le quotidien TAZ (Tageszeitung) – et si quelques réseaux de chercheurs ont tenté de prévenir l’opinion (1), il faut noter – comme en France et en Belgique, et malgré la sortie récente du film de Régis Warnier Man to Man présenté à Berlin récemment – qu’aucune réaction gouvernementale n’est venue troubler l’exhibition.
Dans un livre collectif (2) nous avions tenté une définition de ce processus majeur qui a marqué le passage du XIXe au XXe siècle :  » Si le fait colonial – premier contact de masse entre l’Europe et le reste du monde – induit encore aujourd’hui une relation complexe entre Nous et les Autres ; ces exhibitions en sont le négatif tout aussi prégnant, car composante essentielle du premier contact, ici, entre les Autres et Nous. Un autre importé, exhibé, mesuré, montré, disséqué, spectularisé, scénographié, selon les attentes d’un Occident en quête de certitudes sur son rôle de « guide du monde », de « civilisation supérieure » « .
Des  » Nègres dans un zoo « , décidément l’Occident a du mal à faire sortir l’Autre de la cage et semble reproduire éternellement les mêmes modèles. D’ailleurs l’affiche du spectacle, comme les annonces dans la presse, sont sans ambiguïtés :  » Une visite au zoo bourrée de surprises : durant quatre jours, le parc zoologique de Augsburg reconstitue un village africain. C’est une occasion unique de trouver regroupés des artisans ou des femmes faisant des tresses africaines « … au milieu des animaux ! Certes la directrice du zoo (le docteur Barbara Jantshke), comme ces aînés scientifiques de la fin du XIXe siècle, est très fière d’avoir pu contribuer  » à mieux faire connaître les Africains  » aux visiteurs. Et voilà quelques milliers de visiteurs, dont beaucoup d’enfants, qui comme les millions qui les auront précédés –notamment au Jardin d’acclimatation à Paris, haut lieu de ces exhibitions au début du siècle –associeront plus facilement les Africains au monde de la nature qu’au monde de la culture ; qui dans quelques années, lorsqu’ils seront devenus supporters de football, lanceront des bananes et pousseront des cris de singes lorsqu’un joueur  » un peu bronzé  » entrera sur le terrain ; devenus plus âgés, ils aimeront certes la musique africaine et les plages du Sénégal, mais n’accepteront pas que leur fille épouse un  » Nègre  » ; enfin, lorsqu’il s’agira de savoir s’ils doivent voter pour un candidat  » noir  » à la députation, ils lui trouveront sans aucun doute quelques défauts de  » trop  » ou de  » pas assez « . Alors les sociologues, les politologues, les éditorialistes se demanderont d’où vient ce  » blocage « … Combien remonteront au si typique, au si anodin, au si charmant  » Village Africain  » du zoo d’Augsburg ? Cette allégorie est valable pour tout le XXe siècle, de Tokyo à Moscou, de Hambourg à Paris, de Bruxelles à Turin, de Londres à New York, de Chicago à St Louis… C’est comme cela que s’est bâti notre regard sur l’autre : après avoir vu le sauvage au zoo…
Dans le cas de la France, cette histoire des zoos humains est remontée par deux fois dans l’actualité récente. Lorsqu’il s’est agi de rendre les  » restes  » du corps de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud au cours de l’été 2002 et, quatre ans plus tôt, lorsque Christian Karembeu a refusé lors de la Coupe du monde de football de chanter La Marseillaise en souvenir de son ancêtre exhibé en 1931 au bois de Boulogne à l’occasion de l’Exposition coloniale. Grâce aux travaux fondateurs de Joël Dauphiné sur cette histoire (éditions L’Harmattan), au roman de Didier Daeninckx (Cannibale), puis à l’ouvrage collectif Zoos humains (La Découverte) et au film qui a suivi pour Arte, l’opinion française a alors pris conscience du phénomène et de son ampleur. Le révisionnisme de quelques-uns n’était plus possible.
À l’aune de ces recherches récentes, les zoos humains sont bien les symboles incroyables d’une époque – de 1870 au milieu des années 30 –, celle des grandes vagues de conquêtes coloniales et de la construction d’un discours racialisant sur le monde, et ils se sont alors comptés par centaines. Oubliés jusqu’alors de notre histoire et de notre mémoire, ils n’en demeurent pas moins un phénomène majeur de notre rapport à l’ailleurs, à l’exotique, au sauvage. Dans ce processus complexe de regard sur l’Autre et d’imaginaire raciste, ils représentent le premier  » contact  » réel et quotidien entre l’autre-exotique et l’Occident.
Le zoo humain est donc beaucoup plus qu’un spectacle inacceptable ou une déviance à caractère mercantile, car il a été alors conçu comme une leçon de chose, une classe de sciences naturelles grandeur nature et ouverte à tous dans le contexte des conquêtes coloniales. Que reste-t-il de ces zoos humains ? Aujourd’hui, grâce à la télévision et aux magazines, on peut contempler chez soi les images de cet ailleurs  » si différent « . On peut aussi retrouver les  » autres  » in situ lors de voyages organisés par les tours operators qui proposent les nouveaux safaris humains. Des zoos humains mondialisés en quelque sorte. Mais notre regard est-il, pour autant, si différent de celui de nos grands-parents ? On peut en douter en constatant que les zoos humains existent encore, sous des formes identiques, sous des modèles similaires, sans déclencher de véritables levées de bouclier des institutions, des politiques ou des médias.
Nous acceptons, en fait, que dans le même mouvement nos enfants croisent le regard du singe, celui de la girafe… et celui du  » Nègre « . Beaucoup n’arrivent pas à mesurer ce que cette posture révèle de notre inconscient collectif. Le travail d’analyse et de déconstruction, comme pour la Shoah par exemple, n’a pas été jusqu’à son terme. Comment alors être surpris que, dans un pays comme la France, on en soit encore à devoir déclencher le plan ORSEC lorsque l’appel  » Nous les indigènes de la république  » interpelle la République sur sa mémoire coloniale !
Ce tournant fondamental pour les nations occidentales, qui marque l’entrée dans les temps modernes, reste ce temps des empires coloniaux car elle impose la nécessité de dominer l’autre, de le domestiquer, de la conquérir, de construire un  » ordre mondial  » et donc de l’exhiber pour convaincre les opinions. Aux images ambivalentes du  » sauvage « , marquées par une altérité négative mais aussi par les réminiscences du mythe du  » bon sauvage  » rousseauiste, se substitue alors une vision nettement stigmatisante des populations  » exotiques « . Dans un tel contexte, le darwinisme social, vulgarisé et réinterprété, au tournant du siècle, va trouver sa traduction visuelle de distinction entre  » races primitives «  et  » races civilisées  » dans ces exhibitions à caractère ethnologique. De toute évidence, les civilisations extra-européennes, dans cette perception linéaire de l’évolution socioculturelle et cette mise en scène de proximité avec le monde animalier, sont alors bien évidemment considérées comme attardées, mais civilisables, donc colonisables. La boucle est bouclée.
Dans tout ce phénomène des zoos humains, on l’aura compris, c’est avant tout de  » Nous  » (Occidentaux) dont il s’agit. Les zoos humains ont, commençant avec les années 30, rempli leur  » mission  » : construire une frontière invisible, mais tangible, entre  » eux  » et  » nous « . Ces eux et nous sont essentiels. Lorsque les Cosaques arrivent à Paris,  » ils  » ne veulent pas être associés à ces  » sauvages  » lors de leur exhibition au Jardin zoologique d’acclimatation. La potentialité d’être d’un côté ou de l’autre de l’enclos est, déjà, une certaine vision du monde. Le destin au cours du xxe siècle de ces peuples  » montrés  » et de ces populations  » visiteuses  » est la plus parfaite illustration de ce que ces exhibitions ont construit. Et nous ne sommes toujours pas sortis de ce modèle…

1. On peut retrouver ces différentes actions en textes et photos sur http://www.derbraunemob.info/deutsch/index.htm et http://www.isdonline.de
2. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Eric Deroo et Sandrine Lemaire, Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte-Poche, 2004.
Une version raccourcie de ce texte a paru dans Le Monde du 28 juin 2005, dans les pages Horizons-débat.///Article N° : 3920

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