Le rôle des médias et des réseaux sociaux dans la révolte tunisienne :

Instruments d'émancipation ou/et d'information

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Quelle place les réseaux sociaux ont-ils occupé dans le déroulement de la révolution tunisienne ? L’universitaire Fatma Zrann nous livre son analyse sur l’interaction entre l’expression des révoltes populaires et les nouveaux modes de communication que sont Facebook et Twitter.

Résumé
Si le gouvernement de Ben Ali a maintenu un régime policier qui a soumis le peuple à une dictature, il a également étouffé toute tentative de critique. En fait, le gouvernement a eu la crainte des médias. Tous les moyens de diffusion étaient loin d’être des formes d’expressions protégées. Il faut dire que les principaux médias : la presse écrite, la télévision, la radio et le web durant le régime de Ben Ali ont été contraints à faire l’éloge des accomplissements de ce gouvernement. Par conséquent, sous ce régime autoritaire, rares sont les médias qui se sont engagés dans un travail de critique. Les journalistes étaient souvent empêchés de couvrir des sujets sociaux (pauvreté, chômage…) ou d’enquêter sur la corruption. Ceux qui ont défié cette règle ont été poursuivis, emprisonné voire même torturé et ont vu leurs œuvres censurés.
Si les mécanismes de la révolution tunisienne sont définis, son déclenchement soudain dans un contexte de répression excessif reste étonnant. Parties de Sidi Bouzid, les manifestations ont dès le début tenté d’amener un changement en profondeur dans la structure sociale et politique de la Tunisie. La frustration et le désespoir des jeunes diplômés au chômage, certains depuis des années, ont soulevé tout le peuple qui s’est identifié à eux. L’accroissement des inégalités sociales, du taux du chômage et des bavures policières sont autant de raisons qui ont créé un terrain propice aux protestations menées par une jeunesse éduquée maîtrisant largement les nouvelles technologies…
Nul ne peut douter qu’il s’agit d’un soulèvement populaire qui a tiré profit de l’usage d’une « arme » jusque-là pionnière dans l’histoire des protestations sociales et politiques. En effet, dès son déclenchement, la révolution tunisienne, s’est associée à deux médias : Facebook et Twitter : deux réseaux sociaux qui ont joué un rôle indéniable dans sa réussite. Les images de manifestants blessés ou même tués par des tirs à balles réelles diffusées grâce à des téléphones portables sur les pages personnelles des manifestants et des opposants ont offert un espace de liberté certes virtuel mais fonctionnel. En d’autres termes, il s’agit d’une révolution par internet, mais, cette particularité fait-elle de cette révolution une e-révolution ?
La révolte tunisienne est indéniablement un mouvement populaire. Son déclenchement soudain dans un contexte de répression excessif reste étonnant. La révolte tunisienne, comme beaucoup de mouvements populaires contemporains, s’est appuyée sur un média. Il s’agit, sans aucun doute, d’une révolte en images ; d’un soulèvement citoyen spécifique nourri par les nouvelles technologies et les moyens de communication. En effet, dès son début, la révolte tunisienne a été associée dans l’imaginaire collectif à deux médias – Facebook et Twitter -, une « arme » très puissante jusque-là pionnière dans l’histoire des protestations sociales et politiques. La prolifération des nouvelles technologies offrit un climat favorable pour intervenir sur la question sociale. Armés de téléphones portables et d’appareils photos numériques, les manifestants s’expriment directement dans la rue, donnant forme à des symboles rassembleurs. Les images de manifestants blessés ou même tués par des tirs à balles réelles diffusées sur les pages personnelles des manifestants et/ou des opposants ont offert un espace de liberté virtuel mais fonctionnel. Les manifestants – à la fois auteurs et sujets de ces clichés – donnent l’image sans retouche d’une colère profonde iconographiquement perceptible. Organisation des manifestations, partage des vidéos, mobilisation des manifestants, échange d’informations en temps réel, conseils sur le contournement de la censure gouvernementale…, les réseaux sociaux se définissent comme un véhicule empreint de fonctions utiles. Autrement dit, ce fut un véritable espace d’information et de coordination animé par des cybermilitants qui – en l’absence de dirigeant ou d’élite politique – ont fait de cet outil un usage populaire capable de servir leur cause. Certainement, la part des réseaux numériques dans l’écriture de l’événement est indéniable, mais cette particularité fait-elle des réseaux sociaux des outils révolutionnaires ? Cet article propose une réflexion autour de l’interrogation : Quel(s) rôle(s) ont joué les médiums virtuels ainsi que leurs contenus dans la compréhension et l’écriture de la révolte tunisienne ? On sera amené à revenir sur le traitement historiographique des événements de l’hiver 2010 du point de vue des nouveaux médias. En questionnant le rapport entre expression révolutionnaire et médias sociaux, on pourrait réfléchir sur cette nouvelle forme de communication non seulement comme moyen sémantique mais surtout comme vecteur de pouvoir politique. La réappropriation et la diffusion des images, vidéos et audios dans les réseaux sociaux lors de la révolte tunisienne peuvent se comprendre à partir de cette observation. Il convient de souligner qu’il est délicat de s’interroger sur l’histoire du présent. Une difficulté importante réside, en réalité, dans le fait qu’il nous manque le recul nécessaire pour examiner la valeur historique de ces outils ainsi que de leurs contenus. Rappelons en outre que les ressources restent limitées : les documents existants proviennent pour l’essentiel de sites d’information et d’organisations non gouvernementales. Ces limites nous obligent d’une part, à insérer la question dans tous ses contextes possibles, et d’autres, à considérer diverses perspectives d’analyses.
La Tunisie de Ben Ali : « une bien douce dictature » (1)
Si le gouvernement de Ben Ali a maintenu un régime policier qui a soumis le peuple à une dictature, il a également interdit tout espace physique offrant une couverture critique des politiques gouvernementales. En Tunisie, alors que les dispositions relatives au droit d’expression (2), tout comme les conventions et les traités internationaux de défense des droits humains auxquels la Tunisie a souscrit proclament les principes de la liberté d’opinion et d’édition, les décennies de régime sous Ben Ali nous obligent à constater la violation systématique de ces lois. En fait, dès le début des années 1990, le gouvernement a eu la crainte des médias. Il faut dire que les principaux outils de communication – la presse écrite, la télévision, et la radio – ont été contraints à faire l’éloge des accomplissements d’un gouvernement qui a peu représenté son peuple. Un peuple opprimé jusque dans les images. La télévision, par exemple, est le reflet de l’image que le gouvernement souhaite donner de la société tunisienne, une image partielle voire mythique du pays. Par conséquent, sous ce régime autoritaire, rares ont été les médias qui se sont engagés dans un réel travail de critique. « Dans la Tunisie de Ben Ali, les écrits les plus courageux évitent de citer le chef de l’État, les autres l’encensent » (Beau Nicolas et Turquoi Jean-Pierre, 2011, p. 23) (3), soulignent les journalistes Nicolas Beau et Jean-Pierre Turquoi, dans un ouvrage qui, comme le résume son titre Notre Ami Ben Ali, l’envers du miracle tunisien (1999), décrit la réalité du régime tunisien. Un régime totalitaire qui édictait à son peuple les symboles et les représentations qu’il souhaitait par l’intermédiaire des médias qu’ils contrôlaient (Libération, 2011, 20 janvier) (4). En réaction à la répression du gouvernement de Ben Ali, les opposants politiques et les intellectuels tunisiens s’exilèrent dès la fin des années 1980 en Europe, loin d’un pays transformé « en une immense caserne » (Ibid., p. 13) (5) où toute forme d’opposition au régime est criminalisée en vertu de la loi antiterroriste de 2003 (6).
Répression policière
« Le contrôle de l’information par le pouvoir tunisien revêt un caractère obsessionnel » (7), prévient Reporters sans frontières dans son rapport annuel de 2008. Dans un pays totalement verrouillé par l’appareil sécuritaire, les journalistes tunisiens étaient souvent empêchés de couvrir les problèmes sociaux (pauvreté, chômage, exclusion…) ou d’enquêter sur la corruption. Ceux qui ont mis le pouvoir au défi d’appliquer ses principes ont été poursuivis, emprisonnés voire torturés et ont vu leurs œuvres censurées. Impliqué dans la défense du droit des travailleurs dans la région de Gafsa, le journaliste Fahem Boukadous par exemple a été condamné le 15 juillet 2010 à 4 ans de prison pour avoir filmé les manifestations populaires de la région minière de Gafsa au printemps 2008, pour le compte de la chaîne privée El Hiwar Ettounisi. Selon une étude publiée en 2008 par le Comité de la protection des journalistes (Committee to Protect Journalists), la Tunisie est « devenue, depuis 2001, le premier pays arabe dans l’incarcération des journalistes ». De plus, « la Tunisie retient souvent des charges qui n’ont rien à voir avec l’exercice de la profession, contre des journalistes réputés pour leur franc-parler » (8). La Tunisie fait également partie des dix principaux pays au monde qui répriment le plus les chroniqueurs du net (9). En raison de la surveillance de la navigation et l’interception des courriers électroniques, il fut difficile pour les internautes tunisiens de communiquer librement (10). Le webmaster de Tunezine.com, Zouhair Yahiaoui (11) (juin 2002), les internautes de Zarzis (12) (entre janvier et mars 2003), suivis de ceux de l’Ariana (13) (février 2003) représentent les premières victimes de la cyber-répression en Tunisie. Le massage de censure « Error 404 : page not found » surnommé « Ammar 404 » s’affichait automatiquement à chaque fois qu’un internaute tunisien tentait d’accéder aux sites d’opposants politiques comme ceux du parti islamiste « El Nahda » ou du parti démocrate progressiste PDP, d’information tels qu’Al-Jazeera en arabe, Nawaat et Takriz et à ceux des organisations de la défense des droits de l’homme comme Reporters sans frontières. Cette dernière, dans son rapport mondial sur la liberté de la presse de 2010, classe la Tunisie au 164e rang sur 178 (14). Trois semaines avant le début des protestations sociales en Tunisie, le site WikiLeaks, spécialisé dans la publication de documents officiels classés confidentiels, divulgue en ligne des notes diplomatiques états-uniennes compromettantes. Ces dernières dénoncent entre autres le régime de Ben Ali tenu par « une famille présentée comme le carrefour de la corruption en Tunisie. Souvent qualifiée de quasi-mafia […] » (15). Le blog collectif tunisien nawaat.org publie en exclusivité, le 28 novembre 2010 (16), une partie des câbles diplomatiques auxquels elle consacre le site https://tunileaks.appspot.com/]. En réaction à ces publications, le gouvernement décide de bloquer l’accès à ces deux sites.
Dans un contexte fermé et répressif, l’ancien gouvernement avait retenu dans l’invisibilité toute preuve visuelle ou écrite de toute tentative de révolte ou de coup d’état. Ainsi, l’histoire des mouvements de protestation en Tunisie sous l’ère de Ben Ali n’a jamais été une histoire d’image et de représentation. Les opposants, les intellectuels et les artistes se sont heurtés à de grandes difficultés pour rendre visible ou aborder une réalité soigneusement dissimulée par un appareil sécuritaire omniprésent et surpuissant. Réaliser des images de la répression pour lui donner un visage et ainsi mieux la dénoncer : peu de photographes et/ou de reporters relèvent ce défi. Comment, en effet, photographier une situation tenue cachée par un État policier qui a tout intérêt à ce que durent l’invisibilité et la continuité de ses œuvres ? Conséquemment, le patrimoine iconographique des mouvements populaires est excessivement pauvre. C’est une longue histoire de répression qui s’inscrit dans un large mouvement social et politique entamé à Gafsa autour de son bassin minier en 2008 (17) et à Ben Guerdane en 2010 (18).
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé qui survit en vendant des fruits et légumes, s’auto-immole par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid suite à la confiscation de sa marchandise et au refus du gouverneur de le recevoir. Par ce geste dramatique, ce jeune a cherché à nous dire qu’être citoyen en Tunisie revenait à être un sujet subalterne : c’est-à-dire que le Tunisien était, au regard du régime de Ben Ali, tellement insignifiant et quasi invisible qu’il est maintenu dans un état de sujétion. La réaction de ce jeune homme pour qui le droit à la justice sociale avait le prix du sacrifice aurait pu être ignorée et étouffée dans l’œuf par le gouvernement. Cependant, cette immolation se fit l’écho des tentatives de révoltes jusque-là vaines. « Mais, comme le dit le poète Abou El Kacem Chebbi, restent les graines. ». C’est ce sentiment d’injustice et d’oppression qui va déclencher une vague de colère dans tout le pays, reflétant ainsi la désillusion et le désespoir dont sont victimes les Tunisiens et les peuples arabes en général depuis des décennies (19).
Cependant, aucune chaîne de télévision ni de radio tunisienne nationale ou privée ne traite l’événement. Le gouvernement a même interdit l’accès de la ville de Sidi Bouzid aux journalistes et aux reporters. Le même jour, Zouheir Makhlouf, journaliste en ligne pour le site d’information assabilonline (www.assabilonline.net) et membre du parti d’opposition – le Parti démocrate progressiste (PDP) -, a été sauvagement agressé par des agents de la police politique, devant son domicile, à Tunis, alors qu’il s’apprêtait à se rendre dans la ville de Sidi Bouzid pour y couvrir les dernières manifestations (20). Bien qu’il soit porteur de nouveauté et peu organisé, le processus révolutionnaire pour la liberté et l’équité s’est opéré avec beaucoup de rapidité. Une révolte populaire menée par des manifestants qui répondaient aux aspirations particulières de leur lieu et de leur temps. Ce soulèvement, qui a conduit à la chute du régime, en place depuis vingt-trois ans, ne peut être ainsi isolé ou séparé du contexte politique et social qui l’environne.
La Tunisie à la recherche d’une visibilité
La Tunisie Invisible
L’exclusion sociale croissante des régions sud-ouest, qui va souvent de pair avec l’indifférence du gouvernement face à son sort, a fait naître des luttes pour la justice. Parti de Sidi Bouzid, le soulèvement survient dans un contexte de mécontentement général lié aux conditions sociales et d’emplois. La frustration et l’exaspération des jeunes diplômés au chômage, certains depuis plusieurs années, fournissent un terrain propice à un mouvement contestataire. Loin des données officielles de l’ère Ben Ali, la Banque mondiale estime un taux de chômage national de 14,7 % (21). Celui des jeunes est à peu près trois fois supérieur à celui des adultes, et continue d’augmenter. Les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, quant à eux, connaissent un taux de chômage de 46 % en 2009 (22). Selon un rapport du FMI (Fonds monétaire international), le taux d’inflation s’établit à 4,5 % en mai 2010 (23). De plus, lieux d’exclusion spatiale et sociale, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest sont les régions les plus touchées par le chômage. Les oubliés du « miracle tunisien » – vivent leurs quotidiens aux marges. Il faut le rappeler qu’en 2008, les sit-inneurs de la région de Redeyef expriment déjà leur désespérance face à une inégalité régionale particulièrement criante : « À un moment où notre jeunesse souffre du dénuement, de la pauvreté et du chômage, les villes du Sahel voient pousser des usines et établissements qui ne trouvent pas suffisamment de main-d’œuvre pour travailler » (24). « Oui à un emploi stable qui préserve la dignité/Oui à notre juste part de la richesse nationale/Oui à de véritables projets de développement dans la région… » (25) telles étaient leurs demandes. Les conditions de l’état d’urgence politique étant déjà réunies depuis quelques années, le suicide de ce jeune homme fut ainsi l’élément déclencheur. Un peu partout en Tunisie, les troubles populaires voient le jour. Dans ce sens, en décembre 2010, au début du soulèvement, les slogans écrits ou scandés par les manifestants dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, et ensuite dans les gouvernorats appauvris voisins (Kasserine et Thala), étaient essentiellement liés au travail et à l’égalité des chances. On pouvait lire ou entendre : « Emploi, Liberté, Dignité, Citoyenneté », « L’emploi est un droit, ô gang de malfrats ! » ou « Pain, liberté, dignité ! ».
Une Jeunesse instruite
Les Tunisiens comprirent rapidement que les réseaux sociaux pouvaient être un médium d’expression et de partage émotionnel très puissant, et ce d’autant plus que cet outil s’était rapidement inséré dans le paysage socioculturel. Il importe de souligner que les manifestations ont été menées par une jeunesse instruite maîtrisant largement les nouvelles technologies. D’abord, Facebook et Twitter empruntent tous les supports existants tels que l’image, la vidéos et l’audio, largement maîtrisés par les Tunisiens dont plus de la moitié a moins de 30 ans (26). Ensuite, la Tunisie dispose d’une infrastructure internet largement développée. Le nombre d’utilisateurs d’internet s’élève à 3 900 000 fin 2010 (27). Selon les statistiques publiées en 2009 par le ministère des Technologies de la télécommunication, 15,7 % des ménages tunisiens sont équipés d’ordinateurs (28) et le nombre d’abonnés au réseau fixe d’internet est de 5,13 sur 100 habitants (29). Il faut dire également qu’en Tunisie, les sciences et les ingénieries connaissent un essor considérable. Les étudiants tunisiens s’inscrivent davantage dans les filières technologiques. Les technologies de l’information connaissent une augmentation fulgurante du nombre d’inscrits : 15 % des étudiants en 2010 sont inscrits dans les filières des TIC (technologie de l’information et de la communication) (30). Le pourcentage des diplômés issus de cette formation s’élève quant à lui à 17,8 % (31).
Les réseaux sociaux : outil d’émancipation au service de la cause sociale
Si le gouvernement ne bloque pas l’accès à Facebook, comme il a tenté de le faire en 2008, la fonctionnalité de poster des vidéos et des images a été verrouillée et les sites internet qui relataient l’information ont été sans surprise censurés. Dans un article publié le 24 janvier 2011 par le mensuel The Atlantic, Joe Sullivan, le responsable de sécurité au sein de Facebook, révèle comment l’ancien régime a tenté de récupérer les identifiants et les mots de passe des utilisateurs tunisiens de Facebook. Des pages Facebook ont également été effacées, notamment celles dont le contenu relatait les protestations. La cyber-censure a donné lieu à une méfiance. En réaction à la pression et surveillance policière, le site nawaat.org a fourni aux internautes des conseils pour contourner la censure tout en les avertissant des dangers de se connecter en page non sécurisée (32). Suite à ces incidents qui ont duré une dizaine de jours, Facebook a également réagi en mettant en place des mesures pour lutter contre le piratage des comptes. (33)
Cependant, la censure, la perturbation des réseaux sociaux voire l’arrestation des blogueurs (34) n’ont pas empêché la poursuite des protestations qui ont progressivement pris de l’ampleur. En réalité, les activistes se sont servi d’autres instruments à leur disposition. Ils se sont, par exemple, tournés vers le téléphone portable qui leur a offert la possibilité d’échapper à leur isolement. L’usage du téléphone a joué un rôle considérable dans le relais de l’information. Il est important de rappeler qu’en Tunisie le nombre d’abonnements aux réseaux de la téléphonie mobile et fixe atteint 12 403 791 millions, dépassant ainsi le nombre d’habitants. La densité des abonnés rapportée au nombre d’habitants est de 117 abonnements pour 100 habitants fin 2010 (35). Grâce aux téléphones, les manifestants ont pu filmer par eux-mêmes les émeutes sociales et transmettre aux médias, notamment les sites d’information, des preuves visuelles des violences policières dont ils ont fait l’objet, spécialement dans les gouvernorats de Sidi Bouzid, Kasserine et Thala. En rapportant la réalité des faits sur les lieux mêmes où ils se sont déroulés, les activistes espéraient non seulement dépeigner les maux de la jeunesse tunisienne mais également construire enfin leur propre récit des événements. Ce qui nous conduit à dire que la révolte se veut visuelle, et les réseaux sociaux répondront à ce besoin de vérité, de considération et finalement de représentation politique. Instantanées et prises sur le vif des affrontements, les images se présentent dans le registre iconographique de la révolte. Il s’agit souvent d’approches expérimentales de la photographie. Certaines sont floues, d’autres sont sur ou sous-exposées, peu pixelisées. Néanmoins, ces images renseignent gracieusement les spectateurs sur les événements. Elles insistent sur le face à face entre les manifestants et les forces de l’ordre ; des images de lancés de projectiles, de manifestants blessées et criblés de coups, dans un univers d’agitation et/ou de silence. Le primat du contenu sur la forme a permis de s’adresser directement à la masse. Le spectateur ne bénéficie d’aucun hors champ, il est précipité dans la violence des affrontements que les acteurs ont voulue particulièrement visible sur le net. Dans un contexte d’indifférence et de déni gouvernemental, l’ensemble de ces images « répète à l’infini » ; « reproduit mécaniquement » (Roland Barthes, 1980, p. 15) (36) les faits et, ainsi, atteste de la réalité des manifestations. Ces documents visuels répondent à un besoin d’informer « de la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif » (p. 120) (37) ; « que la chose a été là » (p. 120) (38). En d’autres termes, l’image garde trace des événements terrifiants (la souffrance et même de la torture), assurant du passé de l’événement. La force de « ses preuves » ou l’effet qu’elles ont produit sur l’œil du peuple venait de ce « qu’il était sur que cela avait été : pas question d’exactitude, mais de réalité […] » (p. 125) (39). Dans un climat d’effervescence, l’avatar a été détourné de sa fonction visuelle pour servir à des fins iconographiques sur Twitter et Facebook (40). Les abonnés tunisiens de Facebook ont, par exemple, mis le même avatar à la place de leurs photos de profil – remplacées par le drapeau tunisien parfois taché de sang – pour s’identifier les uns aux autres. C’est ainsi, comme l’affirment ces vers de Abou Kacem El Chebbi : « En un moment pas plus long/qu’un battement d’ailes/Leur désir s’accroît et triomphe ». Les manifestants – rejoints une dizaine de jours après par des acteurs organisés tels que les partis d’opposition, les syndicats comme l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le Conseil de l’Ordre des avocats tunisiens, la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’armée – ont vu leur mouvement désormais devenu politique se généraliser.
On peut affirmer que d’un point de vue thématique et technique les manifestants tunisiens prirent la relève des opposants politiques et furent plus les collaborateurs d’une ambition démocratique que de simples internautes ou blogueurs. Outre la fonction d’information et d’authentification, les réseaux sociaux se révèlent un agent de pouvoir – l’instrument d’une stratégie de communication – d’où son intérêt d’un point de vue historique. De ces documents naîtra une iconographie qui accompagnera et caractérisera la révolte tunisienne. Ces clichés et vidéos, à l’esthétique banale, ont constitué la source principale de la représentation visuelle de ce moment historique. Des images devenues le relevé historique et la signature visuelle de l’événement. Car, il faut le souligner, le traitement de l’événement au moment de son actualité par la presse tunisienne est excessivement pauvre. Avant la chute du régime, le soulèvement est à peine mentionné dans la presse nationale et il ne fait en aucun cas la couverture des hebdos ou des quotidiens. Ce n’est qu’au cours du mois de janvier que les photographes professionnels ont réussi à joindre le mouvement et saisir ses moments critiques, inquiétants, et parfois même drôles. Fethi Belaid et Fred Dufour, correspondants de l’AFP, Hamidedine Bouali, Zoubeir Souisi et Zohair Bensemra, correspondants de Reuters, à produit des images fortes et émouvantes de la révolte tunisienne (41).
Al-Jazeera : un espace d’information alternatif ?
Face à une situation d’inexistence audiovisuelle nationale, la chaîne qatarienne Al-Jazeera s’est incontestablement définie comme un espace d’information alternatif aux chaînes nationales. Ce n’est que quatre jours après l’immolation de Mohamed Bouazizi que la chaîne de télévision nationale, anciennement Tunisie 7, aborde les événements. Bien que privée de bureau officiel par l’ancien président Ben Ali, Al-Jazeera couvre avec un enthousiasme inégalé la révolte tunisienne. Dès le 17 décembre, la chaîne relate les premières manifestations, et notamment le rassemblement des manifestants devant le gouvernorat de Sidi Bouzid. Très largement suivie en Tunisie, la chaîne satellitaire décide de diffuser des images d’amateurs. Par cette initiative inédite, Al-Jazeera légitime le contenu de ces documents, devenus la forme médiatique de l’événement. Ainsi, l’expression visuelle de cette crise sociale et sa diffusion massive dans les milieux populaires n’ayant pas accès à internet sont assurées. De cette façon, les protestants gagnent de la visibilité dans les médias qui reprendront les images diffusées par Al-Jazeera. La chaîne leur donne assez rapidement une dimension historique : l’information est surlignée. Le traitement visuel excessif de ces émeutes par la chaîne qatarienne et sa lecture de l’événement poussent même Ghassan Ben Jeddou, un des nombreux journalistes tunisiens à Al-Jazeera et directeur de son bureau à Beyrouth, à présenter sa démission (42). « Cette boîte d’allumettes », telle que décrite par le président égyptien Hosni Moubarak lors d’une visite au siège d’Al-Jazeera à Doha en octobre 2001, recourt à un dispositif médiatique unique. Le montage des événements est presque poétique. Les spots télévisés en faveur des révoltes, reprenant les slogans du mouvement en cours tels que « Dégage », « Le peuple veut le départ du gouvernement », sont redondants. Les images sont agressives, souvent sur un fond musical suggérant des appels à la lutte comme le refrain « Je suis le peuple » de la chanteuse égyptienne Oum Kaltoum… Solliciter une mémoire collective et puiser dans l’histoire ses grands répertoires (comme le panarabisme et la philosophie de la révolution de Nasser), c’est restituer à ce peuple un sens perdu. « Elle n’est pas la cause de ces événements, mais il est presque impossible d’imaginer que tout cela soit arrivé sans Al-Jazeera », explique Marc Lynch, professeur de l’Université George Washington, spécialiste du Moyen-Orient et notamment des médias arabes au New York Times (43).
Pour conclure
C’est ainsi que les manifestants ont réussi à mettre fin à l’empire du régime ou du moins à son indifférence. En fait, en fixant et diffusant les moments forts et uniques de leur colère, les activistes manifestaient une volonté affirmée de rendre compte clairement et rapidement du sérieux de leurs revendications. Les réseaux sociaux, comparés à la presse ou à la télévision jusque-là seuls moyens documentaires et descriptifs d’usage, furent alors un outil techniquement révolutionnaire, capable de concrètement visualiser les détails d’un mouvement censé être maîtrisé. L’humiliation, l’injustice, la répression, toute la douleur du peuple est là, incarnée dans des images politisées, qui entendent donner une voix aux exclus. Le peuple tunisien retrouve, enfin, une parole politique. Les conditions d’un soulèvement populaire étant déjà présents, les nouvelles technologies et particulièrement les réseaux sociaux ont servi, en premier lieu, de porte-voix qui ont permis d’accéder aux « zones d’ombre » et de révéler « l’envers du miracle tunisien ». Les réseaux sociaux, de part leurs fonctions informative et communicationnelle, ont également redéfini l’image véhiculée du régime tunisien qualifié de « modèle de stabilité », et par la même occasion défait la représentation figée dans lequel l’Occident a enfermé les peuples arabes. Les manifestations seules ne pouvaient donc suffire, sans l’appui des réseaux sociaux et de leurs supports, à l’élaboration d’une pensée voire d’une symbolique révolutionnaire. Des expressions visuelles se manifestent : des photographies, des vidéos, des dessins, des avatars, des caricatures… et contribuent très vite à générer une iconographie propre – l’expression d’un peuple et d’une histoire nouvelle – qui conserve le souvenir visuel d’un événement majeur.
Les Tunisiens seront les premiers à mener une révolte de l’ère des réseaux sociaux ; un événement qui nourrira l’espoir d’autres peuples opprimé. Comme le suggèrent ces vers de Abou El Kacem El Chebbi : « La vie se fait, Et se défait, Puis recommence ». Les idées de la révolte tunisienne et sa nouvelle culture libératrice prennent rapidement corps dans toute la région. La proximité entre les manifestants et les réseaux sociaux favorisera à des degrés différents la continuité de la tendance militante de ces médias dans les révoltes arabes en cours ou achevées.

1. Beau Nicolas et Turquoi Jean-Pierre, Notre Ami Ben Ali, l’envers du miracle tunisien, Paris, Éditions la Découverte, 2002, p. 15.
2. On cite par exemple l’article 8 de la Constitution tunisienne qui stipule que : « Les libertés d’opinion, d’expression, de presse, de publication, de réunion et d’association sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi. […] »
3. Beau Nicolas et Turquoi Jean-Pierre, op. cit., p. 23.
4. Le président Zine Al-Abidine Ben Ali a mis en place un véritable culte de la personnalité. Arrivé au pouvoir le 7 novembre 1987, il a fait du chiffre 7 un véritable symbole « de changement ». Ce chiffre est devenu omniprésent dans l’espace publique : rues, avenues, institutions privées ou publiques… Le mauve, couleur fétiche du régime de Ben Ali, a coloré les espaces publiques… L’omniprésence des portraits géants du président déchu est un autre exemple de l’appropriation de l’espace mental des Tunisiens. Voir Élodie Auffray, « Dans la Tunisie de Ben Ali, l’étrange culte du chiffre 7 », Libération, 2011, 20 janvier, article en ligne.
5. Beau Nicolas et Turquoi Jean-Pierre, op. cit., p. 13.
6. La Tunisie a promulgué la loi n° 2003-75 du 10 décembre 2003 « relative au soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent » dénoncée par plusieurs organisations telles que l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme (rapport annuel de 2004 consultable sur le site [www.aidh.org]), Amnesty International (les rapports annuels d’Amnesty International, Tunisie, de 2003 à 2006, [web.amnesty.org]), Reporters sans frontières (le rapport 2004 de Reporters sans frontières sur la Tunisie, [www.rsf.org]), les communiqués de presse du Comité national pour les libertés en Tunisie (CNLT) (consultables sur le site [www.tunezine.org]
7. [Tunisie – Rapport annuel 2008]
8. « Le CPJ conclut une mission d’enquête en Tunisie en appelant à la libération du journaliste Slim Boukhdhir », [ici]
9. « Les dix pays qui oppriment le plus les blogueurs », [ici]
10. Voir l’article de Slim Amamou, blogueur tunisien, intitulé « Opération massive de phishing sur Gmail en Tunisie » écrit le 29 juin 2010 dans lequel il explique les techniques avancées de hacking des boites mails par le gouvernement tunisien. [ici]
11. Zohair Yahiaoui, fondateur et animateur du site [Tunezine.com], un site d’information et un forum d’échanges sur la situation politique de la Tunisie, a été arrêté en juin 2002 (voir Intervenez pour libérer Zohair Yahiaoui, [ici])
12. Suspectés de s’être connectés sur des sites Internet et d’avoir téléchargé des documents, six jeunes de Zarzis dont un enseignant (Abderrazak Bourguiba, Abdelgaffar Ben Guiza, Hamza Mahroug, Omar Rached, Omar Farouk Chlendi, Ridha Bel Haj Ibrakim, Ayoub Sfaxi) ont été arrêtés et condamnés le 5 février 2003 en vertu de la loi antiterroriste à des peines allant jusqu’à 13 ans de réclusion. D’autres accusés en exil à l’étranger ont été condamnés à 26 ans de prison. (voir la rubrique [Les Internautes de Zarzis])
13. Un groupe d’étudiants de l’Ariana a été suspecté de préparer des attentats terroristes, Conseil national pour les libertés en Tunisie, Bulletin périodique n° 4, Tunis le 7 janvier 2005,  [ici] (voir la rubrique [Les jeunes de l’Ariana])
14. [L’Europe tombe du piédestal, pas de répit dans les dictatures]
15. « Viewing cable 08TUNIS679, Corruption in Tunisia: What’s Yours is Mine », « All in the Family », « President Ben Ali’s extended family is often cited as the nexus of Tunisian corruption. Often referred to as a quasi-mafia, an oblique mention of « the Family » is enough to indicate which family you mean », voir [ici]
16. [quelques réactions à chaud]
17. Voir Larbi Chouikha et Éric Gobe, « La Tunisie entre la « révolte du bassin minier de Gafsa » et « l’échéance
électorale de 2009 », L’Année du Maghreb, 5 (2009) p. 387-420, consulté en ligne.
18. En août 2010, des émeutes éclatent au sud-est de la Tunisie à Ben Guerdane suite à la fermeture du point de passage entre la Tunisie et la Libye. L’affaire a été étouffée.
19. Suite à l’immolation de Mohamed Bouazizi et l’émergence des émeutes sociales en Tunisie, le monde arabe a connu plusieurs cas de suicides par feu comme en Mauritanie, en Algérie, au Maroc, en Égypte…
20. [Zouheir Makhlouf passé à tabac par un policier en civil]
21.[Projet pour l’emploi en Tunisie]
22. Ibid.
23. Rapport du FMI n° 10/282, « Tunisie : Consultation de 2010 au titre de l’article IV – Rapport des services du FMI ; note d’information au public sur l’examen par le Conseil d’administration ; et déclaration de l’administrateur pour la Tunisie », septembre 2010, p. 5 [ici].
24. Larbi Chouikha et Éric Gobe, « La Tunisie entre la « révolte du bassin minier de Gafsa » et l’échéance électorale de 2009″, L’Année du Maghreb [En ligne], V | 2009, mis en ligne le 1er janvier 2012, consulté le 23 janvier 2012. [anneemaghreb.revues.org]
25. Ibid.
26. Données générales sur la population, Indicateur : Structure de la population par tranche d’âge (en %), http://www.ins.nat.tn/indexfr.php
27. « Thématiques : Internet », « Présentation », [ici]
28. « Indicateurs et données statistiques TIC », « Accès et infrastructure TIC : Informatique », [ici]
29. « Indicateurs et données statistiques TIC », « Accès et infrastructure TIC : Informatique », [ici]
30. « Indicateurs et données statistiques TIC », « Formation en TIC », [ici]
31. « Indicateurs et données statistiques TIC », « Formation en TIC », [ici]
32. Voir [ici]
33. « The Inside Story of How Facebook Responded to Tunisian Hacks », The Atlantic, le 24 janvier 2011, [ici]
34. « Vague d’arrestations de blogueurs et de militants », [ici]
35. « Thématiques : Télécommunications », « Présentation », [ici]
36. Barthes Roland, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1980, p. 15.
37. Ibid., p. 120.
38. Ibid.
39. Ibid., p. 125.
40. Voir André Gunthert, « L’avatar est-il une image ? », [ici]
41. Pour plus d’informations sur la couverture photographique de la révolution tunisienne voir le catalogue de l’exposition La Révolution tunisienne organisée par le Collectif Dégage à l’Institut du monde arabe à Paris du 18 au 30 mais 2010.
42. (traduction : Ghassen Ben Jeddou démissionne d’Al-Jazeera et étudie le projet de fonder une chaîne satellitaire), El Quds Al Arabi, le 23 avril 2004, [ici]
43. Robert F. Worth, David D. Kirkpatrick, « Seizing a Moment, Al Jazeera Galvanizes Arab Frustration », The New York Times, le 27 janvier 2011, « They did not cause these events, but it’s almost impossible to imagine all this happening without Al Jazeera. », [ici]
///Article N° : 10922

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L'Armée veille sur le Peuple - Place de la Victoire, le 14 janvier 2011 © Hamideddine Bouali
Le Dernier mot - Tunis avenue Habib Bourguiba, le 14 janvier 2011 © Hamideddine Bouali
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Avatar utilisé sur les profils Facebook après le "Ben Ali, dégage" © DR
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