« Le salut ne peut venir que de nous mêmes »

Entretien de Guy Hennebelle avec Ababacar Samb-Makharam

Lettres françaises, 1971
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Grand classique des cinémas d’Afrique, film magnifique, Kodou pose la question du rapport à sa propre culture en matière thérapeutique.

Comment avez-vous été amené à tourner « Kodou »?
J’ai été formé au Centro Spérimental de Rome. Voici quelques années, j’avais tourné un court métrage intitulé « Et la neige n’était plus« , dans lequel j’exposais les problèmes qui se posent aux intellectuels africains déracinés, à leur retour d’Europe. Je songeais à Kodou depuis quatre ans : c’est à cette date que j’avais lu la nouvelle inédite d’Annette M’baye d’Erneville dont j’ai tiré le synopsis de Kodou.
Mon ambition était de tourner ce film en 35mm et en couleurs. Mais comme vous le savez nous avons les plus grandes difficultés à Dakar pour trouver des budgets. J’ai été l’heureux lauréat d’un concours du meilleur scénario organisé en 1970 par l’Agence de Coopération Culturelle et Technique. C’est avec le prix ainsi remporté (100 000 NF) que j’ai tourné « Kodou« , en 16mm et en noir et blanc. Le tournage a duré cinq semaines, a été assez difficile, surtout à cause du vent (en mars/avril 1971). J’ai eu aussi des problèmes avec certains acteurs. Des plans qui auraient dû être filmés le soir l’ont été le matin, et vice versa. Je souligne que toute mon équipe était sénégalaise, à l’exception d’un preneur de son québécois et des quelques acteurs français nécessaires au scénario. Tous mes acteurs sénégalais sont non-professionnels, sauf trois. L’actrice principale, Fatou Fall, je l’ai trouvée, par hasard, un jour dans la rue. Mon opérateur s’appelle Baïdy Sow.
Dans « Les damnés de la terre », Frantz Fanon dit que le cheminement de l’intellectuel africain connaît trois stades : 1° L’intellectuel cherche à assimiler la culture de l’Occident colonisateur et à s’assimiler à son monde. 2° L’intellectuel, rejeté par l’Occident, effectue alors une plongée dans la culture de son peuple et s’efforce même d' »ingurgiter » les aspects franchement négatifs de cette culture. 3° Ne parvenant plus à se fondre dans cette culture dont il est partiellement sorti, l’intellectuel africain se voit contraint de sortir de l’impasse et de trouver une solution qui dépasse cette contradiction Tradition – Modernité : il se transforme alors en « réveilleur du peuple ». Il m’a semblé que le héros de « Et la neige n’était plus » appartenait à la première catégorie, que vous-même à l’époque du tournage de ce film releviez de la seconde catégorie et que vous voici avec « Kodou » parvenu à la troisième catégorie. Etes-vous d’accord ?
Tout à fait. Et je souhaiterais que tous les spectateurs comprennent « Kodou » de cette manière. Je n’ai pas voulu « prêcher » dans « Kodou » (ce que j’avais fait dans mon court métrage) mais j’ai essayé de faire en sorte que l’on trouve tout seul ce que je voulais dire. Le sens de mon film (qui dépasse évidemment de beaucoup le simple niveau médical auquel il affecte de se fixer) c’est qu’il nous faut, nous les Africains, dépasser notre culture en nous appuyant sur elle. A la différence de Rouch dans « Petit à petit« , je ne dis pas qu’il nous faut revenir totalement à nos « sources » (opération plus que problématique et qui plus est réactionnaire), je ne dis pas qu’il faut copier l’Occident (ce qui est du mimétisme), je dis qu’il faut dépasser cette contradiction, aller au-delà. Nous, Africains, nous avons les pieds au Moyen Age et la tête au XXème siècle : notre situation est très particulière, il convient donc que nous trouvions des solutions originales à nos problèmes. Dans notre culture, il y a des éléments qu’il nous faut conserver et d’autres qu’il nous faut radicalement éliminer car ils nous ont fait du tort et nous en font encore.
Le sens global de votre film n’a pas toujours été bien compris. Kodou guérit-elle ou non ?
Je laisse entendre qu’elle guérira peut-être. Voyez-vous, j’ai assisté durant un an aux entretiens qu’un psychanalyste français qui exerce à Dakar (le professeur Colomb) avait avec ses malades. Ce spécialiste s’est aperçu qu’il était nécessaire pour guérir un patient de le resituer dans son contexte socioculturel et en tous les cas de tenir compte du milieu dans lequel il évoluait. Dans le cas de Kodou, puisque c’est la tradition qui l’avait mise en état de rébellion, seule la tradition assumée d’une autre manière pouvait la rééquilibrer. Je ne dis aucunement que j’approuve la cérémonie traditionnelle par laquelle on s’efforce de guérir Kodou : je l’ai filmée telle qu’elle se déroule encore aujourd’hui dans la réalité. Parce que cette scène est spectaculaire et peut-être poétique, on a cru que je l’exaltais au détriment de la thérapeutique moderne et occidentale. On aurait tort de lire dans mon film une apologie anti-psychiatrique (aussi bien le niveau médical n’est-il pour moi qu’un prétexte, un symbole). Que nous choisissions pour nous développer la voie capitaliste ou la voie socialiste, il est indispensable que nous résolvions nos problèmes culturels (au sens large du terme), et que nous réglions nos comptes tant avec la culture occidentale importée qu’avec notre culture traditionnelle. Mais pour réformer notre culture, il nous faut partir précisément de cette culture car le salut ne peut venir que de nous-mêmes.

///Article N° : 2189

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