Le Théâtre de Koffi Kwahulé ou l’Afrique désancrée

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Chez Koffi Kwahulé, le drame est dessiné avec des traits ludiques et taillés au ciseau comme les statuettes en bois équarri, effrayantes mais fascinantes. Prenons deux pièces récentes : Le Masque boiteux (2003) et Brasserie (2006). Dans la première, l’image du masque primitif est mise à nue puis transposée outre-Afrique. C’est le fil directeur dans ces « Histoires de soldats » où les combats côtoient le vaudeville, la figure de Marie et les ménestrels. Brouillage des temps et des lieux pour écarter toute possibilité d’une lecture à clé. Brasserie est une pièce tout aussi humoristique et iconoclaste, où la modernité entre avec un rictus, où l’idéal spirituel surnage au milieu des effluves de bière et des scènes de sexe. Là encore, le sens de la pièce ne nous est pas livré, mais disséminé à tout vent, à l’image des êtres démembrés par la guerre et le pouvoir sanguinaire. La transparence transcendantale de la femme et de l’homme blancs n’a plus cours et la peau noir de l’Africain devient une force nocturne pactisant avec l’occulte.

Et si l’histoire n’était pas linéaire mais kaléidoscopique ? Si elle n’épousait pas le temps, mais les subjectivités ? Pourrait-on encore l’écrire ou devrait-on se contenter de la vivre sans se perdre dans ses méandres et sombrer dans ses fosses ? Ces questions se posent à propos de deux pièces de Koffi Kwahulé : Brasserie (1) et Le Masque boiteux. Histoires de soldats (2). Ici, le sous-titre, qui prétend ouvrir une lucarne sur un titre surprenant et pour le moins bancal, est intéressant : l’auteur propose de nous livrer non pas l’histoire édifiante du soldat inconnu, qui participerait elle-même de la grande Histoire, mais une série d’histoires sur des soldats quelconques – autant dire des anecdotes. En quoi cela nous concerne-t-il ? Par ailleurs, la quatrième de couverture des éditions Théâtrales parle de la Seconde Guerre mondiale qui ravage l’Europe comme du « moment le plus sophistiqué et le plus barbare du dernier siècle ». Elle évoque aussi « l’odyssée grotesque et incongrue de Goliba, le masque boiteux, enrôlé de force dans l’armée française ». Voilà qui pose d’emblée la question de l’Autre et de l’intérêt que nous lui portons. De qui s’agit-il dans cette pièce : D’eux ou de nous ? D’eux et de nous ?
Le lien existant entre la guerre fratricide qui, quelque part en Afrique, a détruit tout le pays et la « Brasserie » du titre de la seconde pièce analysée ici est encore moins évident. Quel est ce dernier bastion qui s’érige au milieu des ruines et est l’objet de toutes les convoitises ? Et comment vibrer à l’unisson avec les clowns sanguinaires qui cherchent à s’en emparer ou l’Européenne avec qui il leur faut composer ? Là, ce sont les bases mêmes du fonctionnement théâtral qui sont secouées et nos certitudes avec : Brasserie – Quelle brasserie ? Pourquoi une brasserie dans une scène de carnage ? De quoi s’agit-il : De pièces sur la guerre ou d’anecdotes cocasses ? De l’Europe, de l’Afrique ou d’ailleurs ? Du passé ou du présent ? De l’autre ou de nous ? De l’autre et de nous ?
Ces questions en rafale guident mon analyse de ces deux pièces de Kwahulé – pièces qui nous collent au talon vu leur irréductible nouveauté. Il n’est pas de mon propos de savoir si elles s’inscrivent dans la trajectoire de l’auteur ou si elles marquent un tournant, bien que l’on puisse être immédiatement sensible à des échos. Ainsi, le nom même de Magiblanche (l’Européenne, personnage central de Brasserie) rappelle Cette vieille magie noire du même auteur (3) ; et les négociations finales entre elle et Cap’taine-s’en-fout-la-mort autour du redémarrage de la production de bière évoquent furieusement le match de boxe entre Shorty (le boxeur prodige) et son adversaire blanc.
Cette vieille magie noire – qui convoque le Faust de Goethe, le jazz et l’univers de la boxe noire américaine – est aussi présente dans le Masque boiteux à travers le pacte entre Goliba (alias le Masque) et un mystérieux homme blanc. Un tirailleur nommé Saidalah sert d’intermédiaire :
SAIDALAH (à GOLIBA) « Donc supposons que ton ami est le génie… Qu’est-ce que tu lui réponds ? / L’HOMME (à SAIDALAH) – Il manque un élément./ SAIDALAH – Comment ?/ L’HOMME – Le vrai choix, le choix diabolique en tous les cas… car je suppose que c’est bien le diable que vous appelez génie ? (p. 42)
Goliba choisit le pouvoir, qui lui apportera en prime l’amour de sa bien-aimée Marie et mettra fin à sa claudication  choix que n’aurait pas désavoué Faust. Mais la contrepartie n’est pas clairement évoquée. Ainsi, est-ce son âme ou celle de son pays qu’accepte de livrer Goliba, alias le Masque, alias un tirailleur sénégalais, alias un dictateur d’opérette ? Et de quel pays s’agit-il donc ?
Au début de la pièce, une didascalie indique : « La place publique d’un village en Afrique au début des années quarante. » (p.14) Mais nous est présentée une Afrique anté-coloniale de contes et de légendes : Un masque incarnant l’Ancêtre suprême, un homme et une femme commettant le péché originel sur les rives du Grand-Fleuve, danse et musique, sacrifices à gogo, jugement collectif. Même, le texte semble pratiquer l’autodérision en sacrifiant à une vision passéiste et mystificatrice de l’Afrique :
Le masque danse.
Les génies du fleuve exigent/ Sept cabris noirs/ Sept greniers d’arachides/ Sept greniers de bananes/ Sept greniers d’ignames/ Sept canaris de vin de palme. (p. 15)
En fin de pièce, juste avant la débandade finale, cette vision de l’Afrique est à nouveau convoquée dans « Nouvelles du pays ». Mais la voilà complexifiée, texturisée : les lettres qui leur sont adressées présentent les tirailleurs comme des frères, des fils et des maris. La cellule collective se divise à l’infini pour accoucher de l’individu, si bien que les frontières entre le collectif et l’individuel apparaissent à la fois indéniables et indéfinissables. Le texte se fait explicite, poétique :
Comme disent les anciens, la mort est un étranger qu’un seul homme ne peut recevoir. Dans le disque d’or du soleil du soir volent trois aigles. […] Trois vautours que j’ai pris pour des aigles dans la douceur jaune du crépuscule. L’un des oiseaux me ressemblait, l’autre c’était toi et le troisième était père. Ensuite, c’était le matin et nous nous sommes rendus au cimetière pour ton enterrement. […] Au moment où l’on te portait dans la tombe, il s’est trouvé que ce n’était plus toi. C’était notre père qu’on enterrait. (p. 45)
Ici, les frontières de l’être sont abolies et le fil temporaire est rompu. Ne reste plus que la réalité de la mort, la traversée du Fleuve. Dans la lettre suivante, revoilà le couple fornicateur : le petit frère d’un tirailleur et la femme blanche d’un commandant français. Dans la troisième et dernière lettre est évoqué un enfant difforme, indésirable, qu’on raccompagne outre-fleuve. Mais le texte, pour évocateur qu’il soit, ne se fait pas moralisateur : la naissance de l’enfant « raccompagné » ne se veut pas un châtiment à l’adultère, si tant est qu’il y ait bien adultère et non faveur rendue. La continuité temporelle et causale est mise à mal par la forme épistolaire : Je ne suis pas qui je parais être – ou peut-être que si …
« Qui c’est çui-là ? » interroge l’Officier venu tirer le masque de son cocon originel. – « C’est le masque, mon capitaine » répond un Tirailleur.  « Je vois, persiste l’Officier. Mais qui c’est le zigoto qui se cache derrière ? »  « C’est le masque, mon capitaine » répond le Tirailleur. (p. 17) Dialogue de sourds ou paroles de sage. Et s’il n’y avait rien derrière le masque que l’obligation de porter un masque ? D’où cette déclinaison de la femme et de l’homme blancs qui ponctuent le texte comme autant de fausses notes : L’Officier devient un majordome qui devient un grand bourgeois qui devient un chef d’orchestre qui devient un guide qui devient… un homme (Méphistophélès en personne ?). La femme quant à elle est d’abord Poupinette, une chanteuse de cabaret des années trente-quarante, qui devient la grande bourgeoise Lise-Marie, qui devient l’infirmière Isabelle, qui devient Marie l’idéal féminin de Goliba. Lui seul (flottant sur les fragments du temps et se réincarnant dans divers décors) remarque ces similitudes, renonce à les signaler, puis finit par inventer sa propre réalité.
Goliba, présent partout dans la pièce, n’apparaît cependant pas dans « Le wagon jaune », cinquième volet clé de voûte du Masque boiteux. Le décor est vite planté : « Une gare de trains désaffectée, une sorte de no man’s land. » (p. 29) Un wagon jaune est évocateur de la Shoah au-delà des mots. Comme le petit pan de mur jaune de Vermeer de Delft rendu à sa plénitude dans La Recherche du Temps perdu, seule relique du temps passé, il témoigne. Une musique funéraire émane de lui. L’horreur des camps de la mort s’y montre dans sa nudité. Mais, théâtre oblige, le Guide se fait poète et voyeur « derrière le judas de l’horreur » (p. 30) pour peindre ce néant qui est malgré tout un moment de l’Histoire. En dernière instance, il évoque non pas une parenthèse de sang mais une voix d’outre sang chargée de délivrer le message final : « Déjà ? ». C’est la voix d’une femme noire, qui du wagon a fait sa maison et dont le corps nu couvert de cendre se livre à toutes les interprétations. Il est aussi et avant tout livré aux flashs et à la curiosité malsaine des touristes de l’horreur, transformant l’abject en prêt-à-consommer.
Kwahulé joue de l’intra-textualité : il puise dans son propre corpus et fait renaître de leurs cendres ses personnages les plus frappants. Ainsi l’image de la femme noire superposée à celle de « la’célèbre et sulfureuse’ Poupinette » (p. 24) évoque Joséphine Baker, l’égérie de la Revue Noire devenue la star de Paris, puis consacrée par l’Histoire comme premier sex-symbol international à la peau noire, Vénus d’ébène. Mais Vénus n’est ici ni noire ni blanche : elle est couverte du gris de la vacuité et de restes humains. Trois ans plus tard, elle revient dans Brasserie sous les traits de Magiblanche, une meneuse de revue au Moulin Rouge faisant un tabac à Paris. De pièce en pièce est filée la métaphore du masque – ou plutôt des masques qui se superposent à l’infini, sur le principe des poupées russes. « Sa photo est sur tous les murs de Paris, d’après ce qu’on m’a rapport酠» dit Schwänzchen. Mais les causes d’étonnement ne sont pas les mêmes dans les années 1930 et au vingt et unième siècle. Il ajoute donc : « C’est la première fois qu’on voit une meneuse de revue enceinte jusqu’au cou… » (p. 34). De meneuse de revue noire, Vénus devient ici meneuse d’hommes et leur enjoint de se déculotter devant elle, leur patronne, comme les esclaves se déculottaient devant leurs possibles acheteurs. Elle retourne cependant le cliché du nègre puissant en choisissant comme géniteur pour son enfant celui qui est le moins bien pourvu : Schwänzchen, littéralement « petite bite ».
Magiblanche ne nous présente pas seulement l’envers de l’image de l’homme noir, mais aussi celui de la femme (noire ou blonde) chanteuse de cabaret ou chef d’entreprise dans le champ a priori exclusivement masculin de la brasserie. « Une surprise palpable traverse tout le corps de la femme qui semble sortir de l’envers du monde », lit-on dans Le Masque boiteux (p. 31). Cette Vénus annonciatrice d’une ère nouvelle est composée de pièces multiples, quelquefois discordantes, glanées ici et là au gré des fantasmes masculins. Dans Le Masque toujours, l’instituteur du Village informe ainsi un tirailleur :
Ton père m’a demandé d’écrire sa lettre et comme sa lettre est terminée, je profite de l’occasion pour t’écrire en douce pour te demander quelque chose. À propos de femme blanche, j’aimerais que tu me trouves une correspondante là-bas. […] Ce que je veux, c’est une femme bien en chair, avec un gros derrière, une grande bouche et de gros seins… […] Retiens-bien : Un gros derrière, une grande bouche et de gros seins, voilà. (p. 47)
Autant dire une Vénus Hottentote peinte en blanc. Cette créature fantasmée renaît au-delà des frontières du texte, au cœur de la pièce intitulée Brasserie. C’est la grande prêtresse de la fameuse brasserie convoitée par les nouveaux dictateurs d’un pays africain emblématique : « […] Il faut que je vous dise, à Paris, personne ne me connaît sous le nom de Magiblanche, tout le monde m’appelle la Joséphine Baker bavaroise. » (p. 41) Faite de bric et de broc, elle se sait oxymorique. Car c’est en Bavière, à Munich, qu’a lieu le 9 novembre 1923 le putsch de la Brasserie Bürgerbräukeller par Hitler et Hermann Göring, accompagnés de militants du parti nazi et de SA. Condamné à cinq ans de prison le 1er avril 1924, Hitler n’en fait que neuf mois et, avec Rudolf Hess, y écrit Mein Kampf, la pierre angulaire du national-socialisme comportant les bases de sa théorie sur les races. C’est en Bavière aussi, à Dachau, que le premier camp de concentration voit le jour en 1933.
Joséphine Baker pour sa part s’engage dans la Résistance dès 1939 en devenant un agent de renseignement. Après une tentative d’empoisonnement par Göring, elle fuit la France occupée pour le Maroc et se met à disposition des services de renseignement de la France libre, puis de l’Armée de l’air. Durant la Guerre, elle continue à s’acquitter de missions importantes jusqu’à utiliser ses partitions musicales pour dissimuler des messages. Elle s’engage enfin dans la Croix-Rouge et chante pour les soldats et résistants près du front. Cela lui vaut la Légion d’honneur après la Libération.
Dès lors, qui peut bien se cacher sous le masque de cette Joséphine Baker de Bavière ? Et comment comprendre la phrase qu’elle crie au plus fort de l’orgasme – « Wo bist du, mein Väterchen ? » (4) (p. 47) – autrement qu’en référence à l’acception nazie du Vaterland ? Quel est ce petit père dont Magiblanche pleure la disparition ? Elle-même n’a pas voulu de père pour son enfant, simplement un géniteur dévirilisé : Schwänzchen.
La langue allemande entre par effraction dans le texte, puisque le Caporal Foufafou entend très vite des enfants chanter en allemand. Son supérieur, le Cap’taine-s’en-fout-la-mort (qui n’entend rien) n’est sensible qu’à une vision de la Brasserie, se dressant magnifique devant eux telle « une basilique au milieu de nulle part » (p. 18)  critique voilée envers l’immense Basilique Notre-Dame de-la-Paix de Yamoussoukro surgie au milieu de la pauvreté et de la désolation dans le village natal du dictateur Houphouët-Boigny, de fait transformé en vitrine de sa mégalomanie.
La bière devient une denrée rare et précieuse, de première nécessité – comme l’eau à une autre époque, sous d’autres cieux. « Nous allons entrer dans l’histoire, jubile le Capitaine, car tout à l’heure, nous serons les premiers à boire la première gorgée de bière d’après la guerre. » (p. 21) Un peu plus tard, il se rêve en nouveau « Maître de la bière. » (p. 37) Dès lors, cette brasserie sans nom devient l’antre sacro-sainte du pouvoir absolu… et légitime. Mais cette légitimité est infantilisée, moquée, car elle est due seulement à un combat gagné entre milices sanguinaires. Capitaine S’en-fout-la-mort et Caporal Foufafou tiennent d’ailleurs du burlesque, jusque dans leurs noms. Ils se montrent particulièrement puérils pendant la scène de torture dans « La Nouvelle Babylone », où le Capitaine parle de coups d’annuaires sur la tête donnés à leur prisonnier Schwänzchen et mime sur son supérieur les supplices infligés : il le pince, lui tire les cheveux, les paupières, les oreilles, lui tord le nez, etc. Celui-ci rétorque en le traitant de « triple imbécile. » (p. 24) On se croirait dans une cour de récréation ou au cœur d’une scène comique. Le supplicié ne s’y trompe pas, qui se tord de rire à leur barbe et leur sort ses quatre mots d’anglais, ce qui donne ensuite lieu à une amusante déclinaison : « It’s a joke ! […] C’est fun. » (5) (p. 30)Le recours à la langue anglaise (ou américaine) n’est pas anodin puisque l’Amérique toute-puissante est ici réduite à Las Vegas, cour de récréation pour adultes, Babylone de pacotille.
Ce passage dessine pourtant en pointillés une séance de torture liée à la Brasserie Bürgerbräukeller : le 9 novembre 1939  un an jour pour jour après « Die Kristal Nacht »  Georg Elser tente d’y assassiner Hitler, qui lui-même y célèbre son Putsch raté de 1923 et sa proclamation de la Révolution nationale. Elser échoue à quelques minutes près. Il est capturé et torturé, puis exécuté cinq ans plus tard à Dachau. La Brasserie est donc aussi le lieu symptomatique de tous les échecs. Un lieu d’intense concentration où le temps fait un croche-pied à l’Histoire, qui trébuche. C’est une usine à temps au même titre qu’une usine à bière, un no man’s land, objet de toutes les convoitises et de toutes les débauches  « Une brasserie aux murs vierges… / Nickel comme si la guerre n’avait jamais eu lieu » (p. 18) commentent les miliciens. Par sa seule présence, sa résistance passive aux forces armées, la Brasserie fait donc le procès de la guerre et de l’Allemagne nazie. Par extension, elle se dresse contre toutes les formes de dictature d’Europe, d’Amérique et d’Afrique. Son artillerie : le rire en rafales.
Mais le rire ne vire jamais à la moquerie raciale au détriment des deux clowns africains  sont-ils seulement africains ? Tout au plus, on rencontre quelques clins d’œil au cliché du « feu du diable » que le Capitaine trimballe entre ses cuisses. Le texte est d’ailleurs saupoudré non de langues africaines mais de langue allemande. Ainsi « Was hat Sie wieder getan, Magiblanche ? » revient comme une incantation dans la bouche de la Joséphine Baker bavaroise arrachée à son show au Moulin Rouge, alors même que le texte reprend en français : « Alors, qu’est-ce qu’elle a encore fait, Magiblanche ? » (p. 39) Les notes de bas de page aident les lecteurs/ spectateurs non germanophones à défricher le texte ; autant de procédés utilisés d’ordinaire à l’encontre des dialectes africains. Comme pour faire honneur au titre de Brasserie, qui lui-même joue sur le cliché de l’Allemand grand buveur de bière devant l’Éternel, la langue allemande envahit insidieusement la pièce de Kwahulé. D’abord par le biais du téléphone, quand Magiblanche s’entretient avec son agent qui ne s’adresse à elle que dans un allemand aux séduisantes sonorités italiennes. Plus tard des coulisses, quand les tourbillons de l’intimité de Magiblanche et Schwänzchen prennent le théâtre d’assaut. La langue allemande se fait alors irrationnelle et incantatoire. Habitée d’accents senghoriens, elle est tout à la fois francisée et africanisée. Elle devient langue de la négritude, une négritude audacieuse, charnelle, mystique et en tout cas conquérante :
Où es-tu, mon petit papa ?/ Viens à mon secours, mon petit papa, / Car voici qu’à son glaive de nuit levé/ Les quatre chevaux emportent/ Et plongent et enfoncent/ Chacun dans son vent/ Mes corps/ Dans les jouissances lapidées d’Orient/ Dans les jouissances interdites du Midi/ Dans les jouissances prohibées d’Occident/ Dans les jouissances abolies du Septentrion. (En allemand dans le texte, p. 55).
C’est aussi la langue de la beauté et de la pureté incarnées. Ainsi, les voix d’enfants qui à l’ouverture de la pièce chantent une cantate au cœur de la nuit s’interrompent pour laisser place à la vision imposante de la brasserie-cathédrale. À la fin, elles reviennent clore la parenthèse burlesque ouverte par la pièce, « renversant » (sic) la voix de Magiblanche qui invoque son Väterchen et la « musique » des machines. Même Cap’taine-s’en-fout-la-mort, une chope à la main, en est extatique. Sa quête initiale n’a pourtant pas abouti et il n’en sortira plus rien.
Comme souvent chez Kwahulé, le contenant objet de convoitises ne recèle que vacuité. Derrière le Masque un corps nu ; dans la Brasserie un vide idéologique et politique ; et Meinchouchou un téléphone-gadget instrument de chantage, obstacle à toute vraie communication. Du coup, c’est ce contenant qui devient objet de vénération, un faux dieu.
Brasserie met en place une dimension spatio-temporelle autre, où Paris est à moins de cinq minutes de l’Afrique et où les époques se chevauchent. Donc du Moulin Rouge à la Brasserie où sévissent ses bourreaux, il n’y a qu’un pas que Schwänzchen franchit le temps d’une évocation éclair de Las Vegas. Dans Le Masque Boiteux, l’Afrique des rituels fleurit au creux de la colonisation, le vaudeville côtoie l’art des ménestrels et une grande bourgeoise parisienne nommée Lise-Marie peut être confondue avec une « créature qui s’exhibe en sous-vêtements et des plumes au cul. » (p. 25)
En fin de pièce résonne la musique du Chevalier de Saint-Georges, individu composite, gentilhomme quoique fils d’une esclave noire. Il a été consacré par l’Histoire en tant que maître d’armes et compositeur classique, ce qui montre que la réalité peut être tissu de légende. D’où toujours, dans l’ombre, la présence des spectateurs. D’où aussi l’irruption de l’Histoire brute dans la fiction par le biais du discours prononcé par le Général de Gaulle le 30 juillet 1940, discours dont un élément clé (« Cette capitulation de l’empire sans combat ») était déjà revenu à maintes reprises dans le texte du Masque boiteux  comme sur un disque rayé. Voilà qui nous renvoie encore une fois à la question de l’Histoire ou des histoires. Que consacre l’Histoire ? Comment l’écrire ou la dire ? Prendre un morceau d’Histoire et le plaquer tel quel dans une pièce de théâtre, est-ce le meilleur moyen de la servir ou de la trahir?
L’Histoire ne se vit pas, elle se dit. Et celui qui dit l’Histoire n’est pas sûr d’y entrer, car il ne relate en définitive que son histoire, son point de vue, sa subjectivité – comme en fin de pièce lorsque Azuma et Goliba s’essaient à raconter la guerre et que Marie, qui tient littéralement la plume, les corrige sans cesse. « Les avions, ça plane comme ça, comme ça, comme ça. » (p. 36) confie Goliba. Peut-on en effet en dire plus lorsqu’on vit la guerre ? Pourtant c’est une phrase vide, qui ne parle pas. Ce serait donc en trahissant l’Histoire, en la déguisant, qu’on y serait le plus fidèle – non en termes référentiels, mais parce qu’on lui permet tout simplement de s’écrire et qu’on la rend lisible : « GOLIBA : […] Et puis des fois aussi l’avion fait ça, comme un épervier qui fonce sur un poussin…/ ISABELLE : Ah oui, je vois. Attends, ça je vais l’écrire, c’est joli. » (p. 37) Faut-il donc en conclure, comme nous y incite Le Masque boiteux, que l’Histoire ne nous a assigné qu’un « strapontin de voyeur derrière le judas de l’horreur ? » (p. 30) Mais alors, que faire d’un tel constat ? Nous incite-t-il au silence ?
Chez Kwahulé l’univers de référence est à la fois extra- et intra-dramatique. Brasserie et Le Masque boiteux font donc des appels du pied à Cette bonne vieille magie noire. Mais dix ans plus tard, Goliba n’est pas Shorty, le ring de boxe a disparu et le jeu n’en est plus un. Ou en tout cas il n’a plus l’air d’un jeu, car les règles n’en sont plus fixées d’avance et tous les coups sont permis : « C’est toujours un jeu, hein ? » (p. 42) s’interrogent pourtant anxieusement les personnages. « On joue la comédie (6), on joue à faire semblant » aurait répondu le dramaturge togolais Sénouvo Agbota Zinsou, qui lui aussi brouille à plaisir les cartes entre la fiction et la réalité.
Quant aux clowns sanguinaires de Brasserie et au chœur des tirailleurs futurs ministres et de leurs épouses, qui déclament les règles du savoir-vivre européen dans Le Masque boiteux, ce ne sont pas les cocasses courtisans du Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku, Prince qu’on sort. (7) On n’a plus à faire à une comédie-farce en trois temps pour dénoncer la corruption des dirigeants postcoloniaux, mais à neuf volets encastrés les uns dans les autres sans être cimentés par l’espoir. Et la dénonciation ne vire jamais au réquisitoire. Les lieux, les personnages, les moments historiques et dramatiques ont un arrière-goût de déjà-vu, déjà entendu, déjà lu. On prend les mêmes et on recommence pour un tour de piste, peut-être deux, peut-être trois… Et on assume joyeusement cette folie, cette multiplicité originelle ! Même la parole devient folle et, dans son désir de singer l’histoire, renonce à signifier.
Comme des enfants, les tirailleurs sénégalais se disputent l’habit du général de Gaulle lors de la Libération de Paris, avant d’en arriver au constat qu’il s’agit de leur histoire à eux tous. Les fonctions sont alors distribuées au petit bonheur la chance. On ne distingue plus l’officiel du clownesque, l’historique de l’anecdotique, la réalité du théâtral, l’Afrique de l’Occident, même les femmes des hommes, puisqu’elles sont jouées par des hommes :
Peu à peu, l’orchestre s’emballe, les futurs ministres et les futures épouses de futurs ministres aussi. Le menuet se débride et devient carnavalesque […] Acteurs et spectateurs se mêlent. Précédés de l’orchestre, ils sortent du théâtre et fondent sur la ville en essayant d’entraîner tous ceux qu’ils croisent dans cette fête de la Libération. Jusqu’au bout de la nuit. (p. 55)
Cette débandade s’apparente au magma originel dont sort le mot de la fin – ou du début. Serait-ce que de la scène à la salle il n’y a qu’un pas que la représentation nous invite à franchir ? Serait-ce plutôt que, sur le mode shakespearien, la vie est un théâtre dont nous tous sommes les acteurs ? Peut-être. Mais au-delà de ces vérités mille fois déclamées, le théâtre de Kwahulé affirme aussi que le temps et l’espace ne sont ni nos ennemis ni nos amis. Ils sont la matière dans laquelle, nageurs malhabiles, nous nous débattons. L’action et ses conséquences  forcément positives et négatives – ne naissent pas toujours du raisonnable : elles sont pulsion de vie, pulsion du temporel, déboulement qui permet d’avancer et de garder le cap en espérant que dans la nuit se dessinent de nouveaux repères. Car tant qu’il y a un orchestre, qu’il continue à jouer et qu’il mène la ronde, il y a espoir que de la cacophonie jaillisse une musique familière, et que le familier soit inclusif. Comme les compositions musicales de Thelonious Monk (à qui est dédicacé Brasserie), les pièces de Kwahulé jouent de la dissonance, de l’inusité et de la discontinuité dans un univers de précision. Chaque détail compte, les accords conflictuels et les notes de tension tissent l’harmonie d’ensemble. Ainsi du tronçonnage du temps et de l’espace devenus sculptures cubistes. Ainsi du silence, temps d’arrêt de l’Histoire, glissement, décollement de rétine.

1. Paris, Éditions théâtrales, 2006.
2. Paris, Éditions théâtrales 2003.
3. Koffi Kwahulé, Carnières/Morlanwelz (Belgique), Lansman éditions, 1993.
4. « Où es-tu mon petit papa ? »
5. « C’est une blague […] C’est fun. »
6. Titre de la pièce lauréate du Concours théâtral africain de Radio France International en 1972. Éd. Haho, Lomé (Togo), 1984.
7. Tchicaya U’Tamsi, Paris, Présence africaine, 1979.
///Article N° : 8823

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