« Le travail critique n’est pas fait »

Entretien d'Olivier Barlet avec Abderrahmane Sissako, jury au 60e festival de Cannes.

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Abderrahmane Sissako, bonjour. Nous sommes au Festival de Cannes, 60e édition. L’année dernière, Bamako était en sélection officielle hors compétition et cette année, vous faites partie du jury longs-métrages du Festival. Comment percevez-vous cette ‘mise en avant’ d’un travail et d’une reconnaissance ?
Ce n’est pas évident de le formuler d’une façon simple. Je considère que tout est dû à un travail de longue haleine. Pourtant, des fois, ce n’est pas notre première impression. J’aime cette dimension de la durée dans le temps. C’est pourquoi rester dans une école neuf ans, c’est comme si je faisais trois ans. Au départ, je ne savais pas que c’était neuf ans. Donc, cette notion est importante pour moi et facilite les choses. Je viens à Cannes depuis 1991 ; ce sont mes films qui m’y amènent. Aujourd’hui, ce que vous décrivez comme une consécration est surtout la suite d’un travail. Ça fait plaisir et surtout, ça réconforte. Car s’il y a quelque chose de sûr dans ce métier, en tout cas pour moi, c’est sa fragilité et le doute qui nous anime en le pratiquant. Donc, chaque moment de travail est renforcé quand ce doute est un peu atténué, quand par exemple on reçoit les félicitations d’un spectateur ou un petit prix. Ça aide à mieux aborder un prochain travail.
L’affiche du festival montre Souleymane Cissé en position supérieure, mais cela fait dix ans qu’il n’a pas fait de film et qu’il n’arrive pas à monter le film qu’il voudrait faire. Les films africains sont quasi-absents des sélections du Festival. On est dans une situation un peu étrange où l’Afrique existe dans la programmation Cinémas du monde, en parallèle, comme une sorte de rattrapage, une sorte d’ambiguïté générale.
J’ai une obligation et je vais l’assumer : j’ai un devoir de réserve sur cet aspect du Festival car cela concerne une sélection. En temps venu, je m’exprimerai là-dessus. Ce que je dirais, par rapport à l’affiche, c’est que chaque personne est dans une position. Je crois que quand on a fait cette image de Souleymane, on lui a demandé de se mettre dans cette position. Je pense qu’il faut lui donner un sens positif, sinon on peut tout retourner ou interpréter. Je pense que les grandes questions sont plutôt : « Comment faire pour en parler avant ? Qu’est-ce qui doit être revu dans le monde du cinéma ? Quelle est la forme qu’il faut trouver pour alerter ? ». Le rendez-vous cannois, où l’on parle des problèmes existants, devient récurrent. C’est important de le formuler autrement. Une déclaration ici, quelle qu’elle soit, est noyée dans des milliers d’autres. De toute façon, c’est à nous de trouver la forme et le combat qu’il faut mener pour une existence ; celle-ci n’est jamais donnée.
C’est forcément un combat ?
Oui. Mais il ne doit pas être le combat de l’analyse du constat d’une chose. Le vrai combat d’un cinéaste, c’est son existence en temps que cinéaste. Il faut réfléchir à si nous avons tout fait pour faire des films. Le jour où on aura une analyse sincère, en face à face, les yeux dans les yeux, on comprendra beaucoup plus de choses.
C’est donc finalement un travail critique ?
Oui. Un travail de remise en question de soi et de beaucoup de choses. Je crois que ce travail n’est pas fait. On a tendance à toujours trouver les responsabilités ailleurs. La responsabilité tient toujours d’un « nous », quel que soit le conflit. C’est toujours partagé. Et je pense que cette part de responsabilité n’est pas totalement assumée. Et l’existence d’images, pour certains ou par certains, n’est pas analysée à sa juste valeur.
Il y a un devoir de réserve évident et nous n’allons pas parler des films ni du jury en soi. Mais faire partie du jury long-métrage à Cannes sous-entend une énorme exposition : c’est quand même le deuxième événement le plus médiatisé au monde. Comment gérez-vous cela au niveau personnel ?
Je relativise beaucoup de choses dans la vie !
On vous voit très souvent au pavillon des cinémas du Sud, ici, pas du tout absorbé par les paillettes.
Oui, je ne change pas de place. Je peux changer de fonction dans un temps donné mais ça ne change pas ma personne. Et comme je fais partie du jury, tout le monde pense que je n’ai pas de temps à moi, donc ça me laisse énormément de temps ! (Rires) Je crois que je n’ai jamais passé dix jours en ayant aussi peu d’appels sur mon portable. Et puis, ce n’est pas une fonction qui nous laisse seul. On regarde tout ensemble, on dit tout ensemble, on s’écoute les uns et les autres. Ça devient quelque chose de tout à fait simple.
Dans l’ensemble des films que l’on peut voir dans cette sélection, avez-vous l’impression qu’il y a une tendance qui se dégage, de gravité par exemple ? Car les films vont dans beaucoup de directions différentes mais ils dégagent tous une certaine force.
La question est très maline (Rires) et donc je ne vais pas y répondre car ça va m’emmener à parler.
De façon très globale ?
Je dirais que c’est une bonne année, un bon cru.
Mais de la façon dont les films nous parlent, on dirait qu’une sorte de gravité s’installe dans le cinéma à chaque fois qu’il essaie de saisir l’état du monde. D’année en année, il y a une force impressionnante qui se dégage des films.
C’est vrai. Et une sélection doit refléter certaines choses. Mais pour confirmer ce que vous venez de dire, je pense qu’il faut porter un regard ailleurs, autre que dans la sélection.

///Article N° : 5958

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