En vérité la question de l’identité nationale n’est pas si hors de propos qu’il y paraisse. Elle est même au centre de la problématique des écrivains africains d’aujourd’hui.
Cela fait quelques années déjà que l’on se plaît à affirmer que le rôle de l’écrivain a changé, qu’il ne se réclame plus de la négritude ni même de l’africanité, qu’il se veut » écrivain à part entière » sans détermination de couleur, d’histoire ou de continent. Il appartiendrait à une » Littérature – monde « .
Comme si le fait que Malraux soit un écrivain français ou Faulkner un écrivain américain leur ôtait le statut d’écrivain à part entière ! Il semble que cette comparaison n’ait jamais effleuré les auteurs qui refusent ainsi de reconnaître leur appartenance historique et culturelle.
Certes les choses ont changé, le monde, les situations ont changé, et les écrivains d’aujourd’hui n’ont plus (ou ne devraient plus avoir) les mêmes soucis et objectifs que leurs aînés d’avant les Indépendances – C’est logique.
De là à dire que » la littérature africaine a explosé
et s’est dissoute dans les brumes de l’Histoire » (Boris Diop (1)) cela me semble très excessif et prématuré.
Il est vrai que se dessine une » littérature à deux vitesses » (Boris Diop) celle des auteurs » arrivés en Europe à la fleur de l’âge » et celle des Africains grandis dans leurs pays. Mais en quoi cela rompt-il l’évolution d’une histoire littéraire ?
À bien y regarder ce sont deux courants distincts certes, mais que suffisamment d’éléments relient pour qu’ils continuent de relever de la même histoire.
Le cas de Marie Ndiaye, que cite Boris Diop, est vraiment exceptionnel. Elle s’inscrit dans un courant littéraire français précis, sans références à une culture ou une origine différente
et encore
un retour aux sources se profile
Mais la plupart des écrivains de l’émigration qu’on désigne aujourd’hui par les termes d' » écrivains beurs » ou » Blacks parigots » (Ambroise Kom), leurs romans et leurs pièces se situent dans un » Paris pas mal africanisé tant du point de vue des préoccupations de l’individu, que de celui de leur culture « .
En réalité même leurs romans policiers » ne sont qu’un prétexte pour poser à leur manière les multiples problèmes de la post-colonie » (A. Kom, Culture Sud, Juillet 2002).
Préoccupations qui, dans le contexte urbain français, accentuent justement leurs différences de manières de penser, de souffrir et de jouir ; qui en font un groupe culturellement distinct de la collectivité française – celle-ci le leur fait bien sentir du reste.
Je n’en veux pour preuve que ce détonnant récit de Daniel Biyaoula où on assiste à un » retour du fait racial » d’une violence jamais atteinte jusqu’ici par un auteur noir.
Là où Tchikaya écrivait : » Je suis nègre, cela prend le sens d’une déception « , le héros de Biyaoula commente » Tant pis pour le faible, le pauvre, l’étranger, le Noir
il est dur de vivre à côté des Blancs et de leur assurance, il faut avoir les nerfs bien accrochés pour ne pas sombrer, une force surhumaine qu’on n’a pas, de supporter le poids de nos conditions, de notre être qu’ils ont dépecé
» (p. 229, L’impasse).
Et plus loin il agresse son amie française : » n’est-ce pas à cause de vos ventres et de votre bien-être que nous on crève ? » (p. 232)
Cependant qu’il enrage plus encore de voir ses compatriotes – tant à Brazzaville qu’en France – » s’escrimer à gommer ce qui nous caractérise » les femmes qui se jaunissent la peau et défrisent leurs cheveux, les hommes qui se couvrent de fringues, cravates et costumes, et se ruinent en voitures, et tous qui se font larbins ou griots du Nègre riche, homme d’affaire ou politicien, pour atteindre le dieu fric.
» Je dis que je ne supporte plus cette corruption et notre être, cette auto-décomposition, que tout ça me secoue les tripes, me bouffe, me ronge l’intérieur, me tue. » (p. 255)
Pour dénoncer l’aliénation de la personnalité négro-africaine au contact avec le modèle occidental, il va très fort.
Dans Peau noire masques blancs : » C’est le Blanc qui crée le nègre » écrivait Frantz Fanon. Biyaoula aussi est un scientifique, microbiologiste, et son microscope est impitoyable.
Tout ceci pour dire que si le monde a changé, si » la littérature est l’expression d’une réalité en mouvement » (Boris Diop) le rôle de l’écrivain africain consiste toujours à dénoncer cette réalité, dans ses manifestations actuelles :
– Les politiciens tyranniques et véreux
– La corruption et la violence des murs urbaines en Afrique comme en Europe
– Les horreurs des guerres civiles et ethniques
– La dérive vers le chaos d’une » société malade » (Couao-Zotti)
– Le combat des traditions ancestrales contre les valeurs modernes (G. P. Effa)
– Ou encore les dévoiements de ces traditions, ou au contraire l’exaltation d’un passé anté-colonial.
Voici la thématique actuelle de l’histoire littéraire africaine. Ses auteurs sont d’abord Labou Tansi, Saro Wiwa, Williams Sassine, Sylvain Bemba, ne les enterrons pas trop vite. Puis André Salifou, Raharimana, Kossi Efoui, Couao Zotti, José Pliya, G. P. Effa, A. Waberi, Moussa Konate, M. Bandama, Koulsi Lamko, Bolenga Bolya, E. Awumey, A. Mabanckou, P. Nganang, Kvahule, Kagni Alem, Konan Venance.
Sans oublier Soyinka, Ben Okri, Dongala, Fantouré, Nurrudin Farah, Kourouma, Boris Diop et Monenembo, précurseurs de cette nouvelle vague et toujours en activité. – J’essaye d’être exhaustive, mais je ne puis les citer tous.
Chacun avec leurs fantasmes et leurs obsessions, dans l’infinie diversité de leurs styles, ils sont tous » fils du chaos. » (Moussa Konate)
Ce sont eux qui sont aussi les plus directement liés, quoiqu’il en paraisse, et quoiqu’ils en disent à leurs aînés.
Car comme eux, ils sont témoins de leur temps, de leurs congénères, de leurs misères ; comme eux enfin, ils essaient par l’écriture, d’exorciser un destin insupportable.
C’est une littérature de refus de révolte qui poursuit – sans toujours le savoir – par-dessus deux générations, la révolte de Césaire, de Fanon, de Sembène, de Mongo Béti, de Ouologuem, de Cheikh Anta Diop.
» Relire Fanon « , propose d’ailleurs Sami Tchak qui semble avoir compris son actualité dans un article récent sur la violence1.
L’histoire cependant ne se répète pas, ni la littérature. La violence de la négritude était réponse à la violence coloniale et esclavagiste. Le Nègre en était la victime et le Blanc le bourreau.
Dans nos romans africains d’aujourd’hui la situation est plus subtile et plus perverse : Le Blanc, l’Occidental est moins visible, mais toujours écrasant par sa force économique et sa technologie éblouissante. On l’admire, on l’envie, on le hait. – Voir Biyaoula. – À cette contrainte mentale s’ajoute la violence interne du Nègre sur le nègre, du Nègre qui a pris le relais du colonisateur et en fait autant ou pire.
C’est le scandale intellectuel pour ces écrivains universitaires de quarante ou cinquante ans qui sont nés avec l’Indépendance et sont héritiers des espoirs de leurs aînés, de leurs combats, et de leur conception des droits de l’homme.
Comment comprendre la cruauté, l’amertume, le cynisme dans leurs romans et leurs pièces, sans les replacer dans l’histoire ? Et dans l’histoire de la littérature africaine qui les intègre dans un combat commencé il y a 100 ans ?
Littérature de colère et de dérision, de dynamitage des » États honteux « , des villes » Poubelles « , des » Routes de la faim « , des » Indépendantristes « , des » Rebelles « .
Même les femmes, entrées en force dans la littérature, s’y sont mises, à cette entreprise de démolition. Elles profitent du choc des civilisations et des perturbations ainsi provoquées dans la société, pour remettre en cause le statut qui les excluait des décisions majeures, aussi bien politiques que personnelles. Ainsi Fatou Keïta, Younousse Dieng, Mariama Barry, Calixte Beyala, Eléonore Miano, Philomène Bassek tentent de briser l’étau des coutumes traditionnelles, qui limitaient leur champ d’action, et les assujettissaient à leur mari comme à leur famille.
Cependant que Aminata Sow, Tanella Boni, Ken Bugul, Sylvie Kante, V. Tadjo traitent des problèmes cruciaux d’une société qui se fracture, en dénoncent les causes et les acteurs, et cherchent des solutions pour sortir de l’impasse historique où se débattent les pays d’Afrique.
Voici donc la nouvelle problématique dans laquelle s’inscrivent les principaux écrivains noirs d’aujourd’hui. On conviendra qu’elle est fort loin des projets traités par nos romanciers français contemporains qui passaient chez Pivot : Jean d’Ormesson, Sollers, Max Gallo, et passent maintenant chez Durand, Picouly ou FOG (Franz Olivier Gisbert), M. Beigbeder, M. Ouellebecq, Besson, ou Orsenna (même lorsque ces derniers parlent d’Afrique).
Cela fait longtemps que la littérature française a largué les écrivains, » de la francophonie « . On les désigne ainsi par commodité, les associant par le biais de la langue à leurs confrères québécois, belges, suisses ou maghrébins. – Ou sinon, on les récupère sous forme d' » Etonnants voyageurs » mêlés à d’autres écrivains français connus pour leur
mobilité.
C’est aussi une façon de ne pas distinguer, de ne pas reconnaître en eux comme telle une culture étrangère, une histoire étrangère, même si elle s’exprime dans votre langue. Pour les Québécois il y a une littérature québécoise, et pour les Marocains, Algériens, Tunisiens il y a une littérature maghrébine qui existe à part entière, avec des expressions francophones, arabophones, berbérophones. Voyez la position de Tahar Bekri et de Rachid Boudjedra.
Il faut donc avoir clairement conscience de cette configuration de différents auteurs, qui représentent différents continents et différentes cultures (même si elles sont métissées en partie) pour ne point se perdre dans la masse de la francophonie2, ou de la » post colonial literature « .
Les auteurs africains sont les vecteurs et les passeurs d’une histoire millénaire bien particulière. Et même s’ils rejoignent aujourd’hui le village planétaire, c’est avec leurs problèmes, leurs revendications, leurs sensibilités, leurs expériences qui ne sont pas celles des Français, des Québécois, ou des Belges.
On prône la biodiversité. L’UNESCO défend la diversité des cultures. La France dans l’Europe américanisée revendique pour sa part l’exception culturelle. Elle a raison.
L’Afrique et ses écrivains apportent à leur tour une très originale et abondante production artistique dans tous les domaines, le cinéma africain, la musique africaine, la littérature africaine. Leur message est unique. Je n’ai pas dit uniforme.
Afin » que nous n’arrivions pas les mains vides au rendez-vous de l’universel » disait Senghor. Et Césaire de compléter » il faut que nous soyons des catalyseurs, des inventeurs d’âme. » (Congrès des Écrivains et Artistes noirs, Rome 1959)
» Il reste encore beaucoup de travail à faire » constate Barak Obama, écrivain lui aussi, et de la plus belle autobiographie qui soit, titrée Les rêves de mon père (Presses de la Cité, 2008).
1. Notre Librairie, Janvier 1999
2. Thème auquel Cultures Sud a consacré tout un numéro.
3. Voir L. Kesteloot – Histoire de la littérature africaine p. 302 à 332 éd. Karthala – Auf – 2001///Article N° : 9207
Un commentaire
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