« L’égalité des territoires », pour dissimuler les banlieues

Afriscope 42 : Diversité, un symbole, et après ?

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« Un apartheid territorial, social, ethnique qui s’est imposé à notre pays… », osait Manuel Valls en janvier 2015. Poussée par la droite dure, la gauche élabore une nouvelle politique, qui portera le nom « d’égalité des territoires », et aura son ministère. De quoi ces « territoires » sont-ils donc le nom ? De celui de la dissimulation des banlieues et de leurs habitants « non-Blancs ».

L’ouvrage de référence qui trône sur la table de tous les dirigeants de gauche à l’arrivée de Hollande à l’Elysée en 2012 est Fractures françaises de Christophe Guilluy, qui analyse le séparatisme territorial, condensé de phénomènes économiques, sociaux, culturels (« raciaux », dirait-on aux Etats-Unis). Et finalement politiques. « Pour parler de ces questions, on est allé de banlieues à apartheid, en passant par ghetto. Cela témoigne de la tension croissante autour de la question raciale », estime le géopolitologue Jérémy Robine, auteur d’un essai intitulé Les ghettos de la nation. Depuis 2014, les institutions comme le Défenseur des droits luttent contre les discriminations territoriales, en introduisant un 19e critère, la « discrimination à l’adresse ». Légalisation témoin d’une prise de conscience. Pour autant, à notre connaissance, si certains parlent d’apartheid, il n’y a pas (encore) de bantoustans en France.
Ghetto (ethnique) or not ghetto ?
Le sociologue Loïc Wacquant tranchait déjà provisoirement la question de l’existence ou non de ghettos sur le sol hexagonal, dans la postface à l’édition de 2006 de son ouvrage Parias urbains (analyse comparative de quartiers de La Courneuve et de Chicago) : « Les mêmes causes -déprolétarisation, relégation et stigmatisation- ont produit les mêmes effets », mais « sur une échelle géographique plus vaste et sur un rythme accéléré » aux Etats-Unis. Ainsi, pour lui, les quartiers européens « ne sont pas des incubateurs de communautés ethniques homogènes (…), les revendications de leurs habitants [ont trait]à l’égalité face à la police, l’école, le logement, la santé et surtout l’emploi. Elles relèvent de la sphère de la citoyenneté et non de celle de l’ethnicité ».
Ghettos du gotha
On signalera, à l’instar des Inconnus et de leur « Neuilly-Auteuil-Passy, tel est notre ghetto », que les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot tombent d’accord : les « ghettos de riches » (« les ghettos du gotha ») sont certainement les plus fermés, les plus impénétrables de France (Neuilly-sur-Seine, villa Montmorency dans le 16e arrondissement parisien, « gated communities » de Marseille et de la Côte d’Azur…). à ce titre, les auteurs parlent clairement de « ségrégation urbaine », « d’agrégation des semblables » (essentiellement Blancs), décrivant les processus par lesquels la grande bourgeoisie perpétue sa domination en inscrivant celle-ci dans l’espace urbain. Et Eric Maurin a amplement documenté les phénomènes de « séparatisme social » qui frappent la société française, poussant les classes supérieures mais aussi dorénavant les classes moyennes, à fuir les quartiers de grands ensembles, notamment en esquivant la carte scolaire. Banlieues métissées versus France périphérique « blanche » ? Le géopolitologue Christophe Guilluy regarde ces réalités sous un nouvel angle : ceux qui peuplent la « France périphérique » s’étendant au-delà des anciennes « banlieues rouges », les zones pavillonnaires, sont celles qui sont le plus en déclin, car échappant aux dynamiques de la mondialisation. « La désindustrialisation provoque le séparatisme social. Ce n’est pas seulement le petit Blanc qui ne veut pas vivre avec le Noir : il y a toujours une majorité et une minorité, et personne n’a envie d’être minoritaire sur un territoire donné. Le bobo qui vote Delanoë est le premier à fuir la carte scolaire. C’est partout comme ça, même au Maroc avec les Subsahariens ! Le vote FN, c’est un vote de blédard. »
Séparatisme territorial = séparatisme social + racial ?
Selon Guilluy, il y a bien une raison objective à ces phénomènes : les zones rurales et périurbaines sont dorénavant les plus touchées par la crise, car les plus éloignées de la mondialisation, même de la mondialisation par le bas qui est incarnée par les migrations les plus pauvres. Leur bas coût de main d’oeuvre en fait des ressources prioritaires pour l’économie tertiaire et peu qualifiée (sécurité, logistique, restauration, propreté, transports, sanitaire et social…). L’économie n’a plus besoin d’une partie de la « France périphérique plus ou moins rurale. La géographie des problèmes sociaux et de la radicalité le prouve : les  » Bonnets rouges  » ne viennent pas des métropoles bretonnes, Rennes ou Brest, mais des toutes petites villes, qui ne sont pas toujours dans la grande précarité, mais qui ne sont pas intégrées à la mondialisation libérale. Elles savent que si leur boîte ferme, elles n’ont plus rien. C’est pareil dans les DOM-TOM qui vivent de la redistribution. Pour la première fois, ces classes populaires ne vivent plus là où se crée la richesse. » Traduction directe dans les politiques publiques, selon le sociologue Jacques Donzelot : « Le message de la nouvelle politique de la ville depuis Lamy (1) est qu’il ne faut plus qu’on ait l’air de filer de l’argent aux quartiers, car cela fait monter le Fn. La politique de la ville, qui était une politique d’intégration qui ne pouvait plus dire son nom est devenue une politique sociale comme une autre. C’est même une dissolution de la politique de la ville à laquelle on assiste, puisqu’on dit :  » il n’y a pas de ghettos ou de minorités,mais seulement des gens dont le niveau de vie est en dessous des autres  » ! »
Des « territoires » qui masquent la question raciale ?
Jérémy Robine insiste : « 80% des gens habitent aujourd’hui en banlieue, c’est une réalité culturelle ancienne (…) Mais dans les années 60, il y avait une valorisation de ces territoires, avec les banlieues rouges notamment. Le sens du mot change radicalement après le 11 septembre 2001 et les émeutes de 2005, et se raccroche au  » jeune de banlieue « , terme qui euphémise  » Noirs et Arabes « . Mais on parle de territoire, de questions spatiales pour refuser de penser la question raciale. C’est un impensé des élites blanches, une sorte de bouchon républicain qui nous empêche de réfléchir à ce que nous sommes culturellement. Quand Valls [aborde ces questions], c’est pour parler de  » peuplement « . C’est-à-dire placer des gens en fonction de leur  » race  » ! Les Hlm l’ont fait de manière systématique, jusqu’aux années 80, et SOS Racisme a obtenu des victoires contre ça. » Conclusion, pour Robine : « L’organisation territoriale ne crée pas le problème racial, mais le fait de ne pas avoir pensé cette question a des conséquences sur certains territoires. Toute l’histoire de la politique de la ville, c’est de parler de territoire pour ne pas parler de la question raciale. Or, le territoire, c’est identitaire, c’est à la fois là où je vis, mais ce que j’ai perdu et ce à quoi je rêve. »

Biblio : Territoire, égalité, vivre-ensemble…
Les livres dont il est question dans l’article « L’égalité des territoires pour dissimuler la banlieue ».
◊ Historien et sociologue Jacques Donzelot travaille depuis les années 1970 sur les questions de l’urbain, de la Ville. Auteur notamment de : Vers une citoyenneté urbaine : la ville et l’égalité des chances (Éditions de la rue d’Ulm, 2009) et
La France des cités. Le chantier de la citoyenneté urbaine (Fayard, 2013).
◊ Polémique, le géographe Christophe Guilluy a publié notamment Fractures françaises (Bourin, 2010) et La France Périphérique, Comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion, 2014).
◊ Un regard d’économiste avec Eric Maurin, Le ghetto français, Enquête sur le séparatisme social (République des idées, 2004).
◊ Sociologues, Michel et Monique Pinçon-Charlot étudient la Haute société : Les Ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces (Seuil, 2007).
◊ Se définissant comme « antiraciste décolonial », Jérémy Robine avait pour sujet de thèse : Les ghettos de la nation. Ségrégation, délinquance, identités, islam (Vendémiaire, 2011).
◊ Une comparaison des ghettos noirs des Etats Unis et les banlieues ouvrières françaises : Parias urbains, De Loïc Wacquant (La Découverte, 2007).
◊ Et aussi : Le grand repli de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker (La Découverte, 2015). Après Fractures coloniales et Ruptures postcoloniales, les trois historiens et sociologues analysent les replis et crispations identitaires à l’aune des débats autour de la laïcité, de l’immigration et des banlieues. Préfacé par Achille Mbembe qui parle de nanoracisme et postface par Benjamin Stora.

(1) François Lamy, ministre délégué à la ville de mai 2012 à mars 2014.///Article N° : 13184

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