L’Enfant Mbénè

Texte et mise en scène de Werewere Liking

Par Les Articuleurs
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Quand les marionnettes perdent le fil…
Après Singué Mura et Un Touareg s’est marié à une pygmée, c’est encore une fois un conte d’une grande force que nous propose Werewere Liking avec L’Enfant Mbénè. Mais, conçu pourtant pour l’art des Articuleurs du Ki-Yi ; le spectacle est victime de l’inflation verbale des conteurs qui s’emparent de la scène, bâillonne la portée du conte et ficelle la présence plastique des marionnettes en embrouillant les fils de l’action au lieu de s’effacer derrière la trame qu’ils déroulent.
Les trois conteurs des contes oubliés entreprennent de raconter une histoire. Elle commence par le désespoir d’un homme qui a perdu sa femme et se retrouve avec un fils unique que tout le village protège exagérément et dont il craint qu’il ne devienne un enfant gâté.
Il décide alors de soumettre le jeune Mbénè à une première épreuve qui lui apprendra à vaincre sa peur et l’envoie seul dans un champ éloigné pour ravir un lionceau à une lionne qui vient de mettre bas et rapporter un régime de bananes plantain à sa grand-mère. Mbénè s’acquitte brillamment de sa mission ; pourtant, le père ne montre pas sa joie et l’enfant se croit mal aimé.
Les années passent et le père exige alors de son fils une nouvelle épreuve. Il lui demande d’aller s’emparer des oeufs du Crocodile sacré qui apportent puissance et richesse à celui qui les a en sa possession. Cependant, avant de partir, Mbénè a la sagesse d’interroger les conteurs et d’écouter sa grand-mère. L’entreprise est périlleuse, mais grâce à son humilité et à son sens du devoir et de la justice, Mbénè sait plaire au crocodile qui l’épargne et lui confie les oeufs destinés à son père. Celui-ci, encore une fois, ne paraît pas se réjouir de la réussite de son fils.
Voilà Mbénè adolescent ; son père lui réserve une dernière épreuve : rapporter le Tambour de l’Union. Après avoir pris conseil auprès des conteurs, Mbénè s’enfonce dans la forêt, quand un brasier se dresse devant lui. Mais il ne peut non plus faire demi-tour : un énorme serpent lui barre la route. Bien qu’il soit plus naturel de tenter de tuer le serpent pour échapper aux flammes, Mbénè choisit le feu et épargne le serpen ; finalement, un oiseau le sauve et les animaux de la forêt, qui ont reconnu en lui un humain peu ordinaire, le protègent et l’aident à retrouver le Tambour de l’Union. A son retour, enfin,  » son père l’accueillit avec faste « .
Cependant, si l’esthétique plastique du Ki-Yi M’Bock entraîne le spectateur dans des images d’une grande beauté, le spectacle ne repose sur aucune dynamique dramaturgique, alors même que les partis pris structurels de l’adaptation dramatique mettent en jeu plusieurs niveaux de fiction théâtrale : le premier est celui du récit, le deuxième est celui de la représentation, de la mise en vie des images narratives. On passe ainsi alternativement, au fil des aventures de Mbénè et de l’enchaînement des scènes, de l’espace de narration à l’espace de représentation.
Si l’espace de narration implique l’ici et maintenant du spectateur au point d’occulter la dimension également fictionnelle des conteurs, l’espace de la représentation se présente comme celui de l’ailleurs et de l’intemporalité onirique.
Or, l’adaptation de Werewere Liking choisit de faire avancer l’histoire autant par la narration que par la représentation prise en charge scéniquement par les marionnettes. De plus, la frontière entre ces espaces théâtraux reste perméable : les conteurs entrent en effet dans le cercle de la représentation en jouant eux-mêmes des personnages. Et l’enfant Mbénè à son tour sort en somme de la simple représentation en venant, par exemple, à la scène 7, interroger directement les conteurs.
Mais l’articulation entre les deux niveaux théâtraux, entre l’espace de la narration et l’espace de représentation ne fonctionne pas. Il manque au spectacle une composition dramaturgique rigoureuse qui structure et dynamise l’intervention des marionnettes. Les conteurs dont les costumes sont pourtant peu spectaculaires prennent le pas sur l’espace démurgique de la représentation. Très vite les marionnettes ne suffisent plus à circonscrire l’espace de représentation et semblent finalement anecdotisées. En dépit de leur envergure monumentale, elles perdent leur ampleur épique. On ne voit plus que des effigies humaines qui illustrent et ne représentent pas.
La présence envahissante des conteurs qui dansent, chantent, jouent chacun d’un instrument, finit par désarticuler le récit. Et une fois l’armature narrative perdue, les marionnettes se désarticulent à leur tour dans le regard du spectateur. Seul un engagement fort dans le représentationnel fait exister l’artifice plastique et permet toutes les conventions. Mais au théâtre, l’artifice ne peut jamais être allusif, au risque de s’autodétruire et de n’être plus qu’un objet vide. Or, le théâtre de marionnettes est avant tout un théâtre de mystification qui a besoin d’installer son univers.
Le déséquilibre est ici d’autant plus dangereux que le conte engendre un récit gigogne qui autorise les conteurs à entrer dans l’espace de la représentation. La complexité structurelle qui n’est donc pas portée par la dramaturgie se double d’un jeu de conte à tiroirs qui finit d’égarer le spectateur dans les méandres de l’histoire.
La première épreuve à laquelle le père soumet son fils semble en prise directe avec le quotidien de l’enfant, les deux autres, en revanche, supposent la connaissance de légendes qui leur donnent sens. Ce qui permet alors aux conteurs d’imbriquer dans le conte d’autres contes et notamment l’histoire des oeufs du Crocodile sacré et celle du Tambour de l’Union. Cependant au-delà de l’effet gigogne du récit dans le récit, le procédé donne surtout aux conteurs le loisir de s’introduire en somme dans l’aventure de l’enfant et d’assurer un rôle dans l’histoire qu’ils racontent :
 » Il devait en savoir plus sur cette histoire du crocodile sacré.
Ah la belle époque où les jeunes consultaient encore nos traditions
On se faisait une telle joie de raconter
Et les contes ne sombraient pas dans l’oubli
Alors nous lui avons déroulé l’histoire du crocodile sacré « 
La présence intradiégétique des conteurs est intéressante, car elle met en abîme la source même du conte. Malheureusement, les marionnettes perdent le fil et leur présence scénique s’étiole, dès qu’on en conçoit plus le sens.
La faiblesse dramaturgique du spectacle paraît d’autant plus dommage que l’enjeu du conte que raconte Werewere Liking n’est autre finalement que la mission même qu’elle souhaiterait assigner au Ki-Yi.
L’aventure de Mbénè est l’aventure d’un orphelin de mère que l’initiation va amener à retrouver sa mère culturelle. C’est pourquoi, en dépit de l’absence primordiale et fondatrice ici de la mère, le cheminement de l’orphelin est pourtant jalonné d’instances maternelles adjuvantes ou protectrices : la grand-mère, la lionne, le spectre de la mère, le crocodile femelle (puisqu’il pond des oeufs). Le mur de flammes et le serpent qui viennent en revanche barrer le chemin de l’enfant sont une expression de la destruction et de la violence, mais comme l’enfant ne cède pas à la violence (le serpent) et dépasse l’angoisse de l’anéantissement matériel (le feu), il accède au spirituel (l’oiseau) et reconquiert la Mère éternelle : l’identité culturelle d’un peuple, cette parole recueillie dans le creuset de la tradition et que transporte symboliquement le Tambour de l’Union, ce Verbe fondateur plus puissant que la force armée, que les moyens technologiques, économiques ou politiques.
On s’aperçoit alors que l’enjeu du conte dépasse largement le destin individuel de Mbénè. La grand-mère le laissait d’ailleurs entendre dès le début en s’adressant au père de l’enfant  » étrange  » :
 » Alors que son destin s’accomplisse ! Mais n’oublie pas que le tien et le mien s’accompliront par la même occasion. Moi je suis prête. L’es-tu toi ? Je crains que l’impatience et la peur te rendent imprudent et te conduisent justement à ce que tu crains et redoute tant : l’échec encore une fois à élever l’homme à l’étoile au front ! Ce que tu subis depuis plusieurs vies déjà, ne l’oublie pas… « 
L’enjeu du conte c’est en fait l’avenir même de la tradition des contes et de leur mission éducatrice, c’est la pérennité des conteurs et la transmission de leur parole. L’enfant Mbénè a donc la fonction messianique d’un sauveur pour ceux-là mêmes qui déroulent le conte :  » Tapis d’honneur devant l’enfant béni qui vient recueillir l’oeuf de l’esprit en son sein. En vérité, c’est par lui que la renaissance deviendra possible.  »
En définitive cet enfant  » étrange  » n’est-il pas l’enfant de Werewere Liking, n’est-il pas simplement le Ki-Yi M’Bock ? C’est précisément en acceptant d’être lui-même, en assumant son étrangeté, sa différence et ses faiblesse que Mbénè a pu mener à bien son entreprise et devenir le héros de tout un peuple.

///Article N° : 187

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