Les cinématographies africaines sous l’œil de la critique

Entretien de Stéphanie Dongmo avec Olivier Barlet

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Directeur des publications d’Africultures, Olivier Barlet a publié en mai 2012 Les cinémas d’Afrique des années 2000 : perspectives critiques » dans la collection Images plurielles qu’il codirige aux éditions L’Harmattan. Cet essai, qui se réfère aux réflexions de l’équipe de la revue Africultures depuis sa création mais aussi à tout son travail critique, propose une analyse de la rupture esthétique à l’œuvre dans ces cinématographies et de leur nouveau positionnement, dégageant ainsi leur pertinence pour le monde d’aujourd’hui.

Après Les cinémas d’Afrique noire, le regard en question (L’Harmattan, 1996), vous publiez Les cinémas d’Afrique des années 2000 : perspectives critiques. En quinze ans, qu’est-ce qui a fondamentalement changé ?
En 1996, un changement était à l’œuvre que je ne pouvais percevoir à l’époque, mais qui ouvre une nouvelle période, tant au niveau de l’esthétique que des contenus. Ce nouveau livre correspond à un nouvel état du monde, de l’Afrique et de son cinéma, que j’envisage comme le triomphe de l’incertitude : confrontés à la globalisation et à la crise tant systémique qu’écologique, nous ne savons pas où nous allons. Le livre démarre sur le désarroi des réalisateurs, renforcé par le drame des brûleurs. Les recherches identitaires qui ont marqué l’époque postcoloniale ont débouché, pour échapper aux fixations bloquantes, sur une remise en cause de l’identité en tant que telle : on sort de la territorialité pour se déterminer de plus en plus comme appartenant au monde, les artistes refusent de se laisser enfermer dans les grilles africaines. Cela correspond à la revendication de sortir de la marginalité pour appartenir à égalité et en pleine dignité à l’humanité. C’est exactement ce que revendiquait Afrique sur Seine en 1955, que l’on considère comme le premier film africain. Bien sûr, on est revenu de la fascination pour la « civilisation » que suggérait ce film, mais on voit les artistes développer des stratégies esthétiques conduisant à une parole sur le monde et pas seulement sur l’Afrique, et cela même si le Continent reste leur ancrage et leur préoccupation première. Sans que leurs films perdent en pertinence pour l’Afrique, ils se situent souvent dans l’errance, dans l’entre-deux culturel, dans l’hybridité, dans la pluralité des influences et des sources.
Ce nouveau positionnement détermine une nouvelle esthétique beaucoup moins linéaire, moins sécurisante pour le spectateur qui sera davantage mobilisé. C’est très visible dans le premier film de Mahamat Saleh Haroun, Bye bye Africa, et dans tous les films d’Abderrahmane Sissako qui peuvent désarçonner le spectateur. Le récit ne mobilise plus des héros avec qui s’identifier, comme c’est encore le cas dans le dernier film de Sembène Ousmane, Moolaade : la pluralité des significations possibles ouvre la perception et c’est plutôt la responsabilité de chacun qui est convoquée dans le constat de nos faiblesses, lesquelles ne sont pas jugées car nos incertitudes, par leur ouverture au changement, sont aussi nos beautés. Ce nouveau cinéma ne revendique pas de nous amener à un endroit précis (qui serait de l’ordre de l’idéologie ou de la pédagogie) mais nous propose un nouveau positionnement qui met l’humain en avant plutôt que l’homme africain. Cette recherche d’une parole pertinente pour répondre aux enjeux du présent est parfaitement en continuité avec la quête incessante des cultures noires vers un nouvel humanisme en rupture avec l’universalisme qui a fondé la hiérarchie des races, la traite et la colonisation, et qui permette de mieux vivre dans un monde qui se globalise à toute vitesse.
Quelle est la pertinence de ces nouvelles cinématographies ?
Les stratégies développées par les cinéastes d’Afrique ne sont pas forcément africaines : on peut les retrouver dans d’autres continents. Mais la spécificité africaine tient dans son expérience historique : la traite, la colonisation, l’apartheid. Être confronté durant des siècles à l’imposition par l’Autre de sa culture, au prix d’une violence inouïe, marque durablement, mais une fois que l’on sort de la position de victime s’ouvre là une perspective essentielle pour le monde d’aujourd’hui : la créolisation et l’imprévisible. Sans cesse traversés par la culture de l’Autre, les Africains sont des hommes planétaires avant la lettre et leurs artistes peuvent nous aider à bien vivre la globalisation qui nous angoisse. De même, la crise nous place dans une position anxiogène de sidération, alors même qu’il faudrait s’en saisir pour bâtir du nouveau en acceptant l’imprévisible et en en faisant même un atout. Cette double expérience est présente dans cette nouvelle esthétique ouverte aux vents de l’incertitude et du doute qui caractérise les films les plus marquants des années 2000. Ce n’est pas nouveau mais plus que jamais, les expressions culturelles africaines portent ainsi un message pour l’ensemble de l’humanité.
Ce second ouvrage a été élargi aux cinématographies du Maghreb, pourquoi cette ouverture et comment se positionnent les cinémas du Maghreb par rapport aux cinémas d’Afrique noire ?
Le travail d’Africultures prend en compte l’Afrique dans sa totalité et sa diversité. Malgré la rupture géographique du Sahara et la blessure encore vive des traites arabo-musulmanes et de leurs relents racistes, et au-delà de l’idéologie panafricaniste, des ponts existent dans les stratégies narratives et esthétiques développées par les cinéastes du Continent. Je m’attache dans le livre à les dégager en passant sans cesse des uns aux autres. Certes, on parle des Africains dans le Maghreb sans s’inclure dans cette dénomination et l’africanité y est bien floue, que ne ressoudent que la Coupe d’Afrique des Nations et certaines manifestations culturelles. Certes, l’image du Noir et de l’Arabe sont très différentes dans les imaginaires occidentaux auxquels les cinéastes sont appelés à répondre, mais Noirs et Arabes ont en commun le fait colonial et le vécu migratoire en Europe francophone. Ils ont des combats communs et les problématiques afférentes. Les liens économiques sont forts et, à travers les Journées cinématographiques de Carthage et le Fespaco, mais aussi la Fédération panafricaine des cinéastes, les cinématographies africaines sont historiquement très liées et manifestent régulièrement leur volonté de le rester.
Dans le premier essai, vous avez consacré un seul chapitre à la critique. Mais aujourd’hui, vous la placez au cœur de la compréhension des cinématographies d’Afrique. En quoi est-elle urgente ?
Pour trois raisons : la première c’est que j’ai voulu centrer les choses sur mon travail qui est la critique de cinéma, alors que la plupart des ouvrages adoptent d’autres démarches. La deuxième, c’est que dans l’état actuel des choses, avec la banalisation de la création facilitée par les outils numériques, la critique est essentielle pour résister au mimétisme face au discours tant esthétique que culturel dominant. La troisième, c’est que j’accompagne depuis 2003 l’émergence de ce qui est devenu la Fédération africaine de la critique cinématographique (FACC) à travers de nombreux ateliers dans différents pays. J’ai senti qu’un outil de ce genre serait important pour mes collègues, comme une boîte à outils. Il permet d’avoir des références de films sur toutes les problématiques qui se posent, de cerner les stratégies narratives, thématiques et esthétiques utilisées par ces films, et d’appréhender l’état du débat sur la plupart des questions critiques. Ce livre, qui est muni d’un index, est ainsi une somme pouvant servir de référence, le livre progressant par questions et laissant le lecteur libre d’apporter lui aussi ses réponses. Un livre, c’est toujours une proposition de débat : on écrit en espérant que quelqu’un nous répondra. Je ne demande qu’à être critiqué si on me laisse répondre ! J’ai toujours dit que nous manquons d’écrits de journalistes et universitaires africains sur le cinéma. Je dirige la partie cinéma de la collection Images plurielles à l’Harmattan, mais reçois extrêmement peu de propositions de manuscrits !
Depuis 2004, la critique africaine s’est effectivement constituée en Fédération. De quel poids pèse-t-elle ?
Mon livre porte sur les enjeux critiques, c’est-à-dire les conditions pour que le cinéma soit un art critique. C’est pour moi aussi l’enjeu de la fédération : que ceux qui ont pour métier le journalisme ou l’enseignement du cinéma aient un travail suffisamment approfondi pour que, grâce à leurs écrits, les choses avancent aussi bien au niveau de l’histoire des cinémas d’Afrique, de la compréhension des tendances à l’œuvre que de la critique des films et de leur accompagnement médiatique sur le terrain. Quels grands critiques africains sont aujourd’hui à même de représenter ces cinématographiques au niveau international, de participer à des colloques, de présenter des films à des festivals, d’opérer les comparaisons et de dégager les tendances qui permettent aux films de sortir de la logique éphémère du marché ? Ils sont trop peu nombreux. Des jeunes émergent et travaillent : le site africine.org de la Fédération en rend largement compte. Mais ils manquent d’outils. On trouve quelques monographies de cinéastes et quelques compilations d’articles. Jean-Marie Mollo Olinga vient de sortir un ouvrage sur la critique [Éléments d’initiation à la critique cinématographique, L’Harmattan] qui constitue un mode d’emploi très pratique. Mais en termes d’histoire du cinéma, d’analyse des tendances, de documentation globale, de vision critique, il n’y a pas grand-chose. Un travail est à faire et la fédération peut jouer un grand rôle de soutien et de mise en réseau.
La critique africaine a-t-elle les moyens nécessaires pour jouer véritablement son rôle dans un contexte de grande précarité et de léthargie des associations ?
Le problème est effectivement que le métier de journaliste culturel, et encore plus de critique de cinéma, est très flageolant dans la plupart des pays, les rédactions étant peu intéressées par les critiques. Ce n’est pas motivant car on a du mal à en vivre. Là encore, l’international peut jouer un rôle à la fois d’appoint et d’aiguillon. Régulièrement, on me demande s’il y a des critiques africains qui pourraient être sollicités pour telle ou telle action, que ce soit en termes d’écriture ou de présence sur des événements. Il y a des places à prendre mais je reconnais que sur place en Afrique, c’est difficile, ça suppose beaucoup de motivation !
Quelle posture le critique africain doit-il adopter face au déferlement de la vidéo ?
Ce n’est pas moi qui définis ce que doit faire un critique. J’ai mon opinion et je le mets dans mon bouquin.
Quelle est votre opinion ?
Mon opinion sur la vidéo est que c’est un formidable outil. Le grand progrès est de pouvoir faire des films sans devoir s’accrocher à des aides occidentales. Mais le résultat n’est pas brillant au niveau cinéma. On fait de l’audiovisuel, on fait du film vendeur, on suit le modèle dominant parce qu’on n’a pas développé l’esprit critique nécessaire pour aller dans d’autres directions. Un produit populaire qui cherche à plaire est souvent pauvre en cinéma. Certes, le cinéma a toujours été un art populaire et divertir, c’est aussi une fonction du cinéma. Mais si on veut parler d’art critique, cela concerne la mobilisation du spectateur : lui donner la parole pour qu’il repense les possibles, développe l’espoir, forge des utopies et puisse aller de l’avant dans la prise en main de son propre devenir. Quand le Nigeria sort 2 000 films par an dans les bonnes périodes, est-ce en soi une bonne nouvelle ? Le résultat est souvent affligeant, avec une violence sans recul qui n’est pas sans conséquences sur la jeunesse et la société.
Mais est-ce que populaire et vidéo ne sont pas finalement les deux mots clés de la survie des cinémas d’Afrique dans la mesure où ils assurent la rencontre avec le public et l’autofinancement ?
Why not ? Économiquement parlant, c’est sûr et il faut de la diversité pour faire une industrie du cinéma. Le problème est qu’aujourd’hui, les auteurs qui cherchent à faire des films plus exigeants en terme de travail sur l’image, la lumière, le son, les acteurs, etc. ne trouvent plus les fonds nécessaires aux équipes techniques. Les films qui ont le potentiel de circuler dans le monde et de représenter les problématiques africaines et humaines auprès d’un public international deviennent rares. La vidéo bon marché, c’est souvent rester chez soi. C’est bien que ça existe, mais on tourne en rond sur soi-même. Où est la transmission au monde ? Où est le dialogue des expressions culturelles contemporaines ? Il faut une diversité à la fois des produits populaires et des produits d’auteurs qui n’auront pas les mêmes diffusions. Même si l’histoire du cinéma montre que le cinéma d’auteur peut aussi être populaire, les films d’auteur seront plus dans les niches culturelles mais par contre, dans de grands festivals internationaux, ils arriveront à représenter les logiques à l’œuvre, et faire en sorte que l’Afrique ne soit pas complètement absente de ces rendez-vous-là. Ils ne représenteront que leur propre singularité, éventuellement critique, et non leur pays (ce ne sont pas des ambassadeurs) mais ils le feront en égalité avec les autres pour que l’Afrique appartienne au monde et ne soit plus enfermée dans la marginalité d’un Continent « oublié » ou « des douleurs ».
Vous citez l’exploitant de cinéma Frédéric Massin qui dit que « la fermeture des salles était inéluctable » dans plusieurs pays africains. Quel est l’intérêt des cinémas ambulants pour les cinémas d’Afrique ?
Le cinéma ambulant est une excellente solution, à la fois ancienne et moderne, souvent dirigé vers les milieux ruraux qui n’ont pas accès aux films. L’enjeu est que ça s’inscrive dans une continuité d’animation socio-culturelle. Mais les salles de cinéma sont essentielles : le cinéma doit pouvoir se voir à plusieurs car il joue son rôle dans la construction du goût, de la culture et de la communauté. Il est important que dans une société, on puisse rire, pleurer ou avoir peur ensemble !
Vous écrivez que la vidéo à la demande sur internet est un mode de diffusion à explorer pour les cinémas d’Afrique. Pourtant, ce n’est pas du collectif. Et regarder un film sur l’écran d’un téléphone portable, est-ce encore du cinéma ?
Ce sont des outils pour élargir le marché, la rentabilité et l’impact des films au niveau planétaire. Cela reste du cinéma, mais pas de la vision collective, à moins qu’on trouve les voies de restaurer une vision commune comme c’est souvent le cas en Afrique. Je pense qu’il ne faut pas lâcher sur la réouverture d’un certain nombre de salles, au moins deux ou trois par capitale, c’est important. Et s’il faut vendre du fastfood et du pop-corn pour rentabiliser, pourquoi pas ? En tout cas surtout en faire des lieux vivants, ouverts aux autres arts, et lieux de débats et donc de démocratie. Une salle est essentielle parce qu’elle permet la vision collective, la qualité de la projection et le fait que du grand cinéma peut aussi y être projeté dans les conditions qu’il mérite. Partager secrètement ses émotions dans une salle noire devant un grand écran est une expérience fondamentale et fondatrice. Je vois souvent les films en dvd pour mon métier, mais le plaisir est décuplé dans une salle de cinéma !
Des salles de cinéma dans les capitales : le cinéma n’est pas un art réservé aux citadins…
C’est un minimum ! Après, les autres modes de diffusion peuvent compléter et donner envie d’en voir plus, dans de vraies salles, lorsqu’on sort ensemble, en couple, en groupe… Avec le numérique, on peut imaginer la multiplication des espaces de vision des films qui restaureront l’expérience cinéma.
Après Les cinémas d’Afrique des années 2000 : perspectives critiques, quel sera votre prochain livre ?
Je n’en sais rien, là, je fais une pause ! J’ai mis quatre ans à faire chacun de mes bouquins, c’est quand même un énorme boulot vu que ce ne sont pas des compilations mais une véritable écriture. Il faudrait des monographies sur les réalisateurs, des outils pédagogiques, des analyses de films parce que ça manque beaucoup aux élèves et étudiants pour aborder le cinéma : il en faudrait sur les films d’Afrique.

Cet article est publié en partenariat avec la revue Mosaïques, Cameroun.Pour commander le livre en ligne et obtenir une dédicace, cf. la fiche du livre.///Article N° : 11173

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