Les Enfants de Troumaron, de Harrikrisna et Sharvan Anenden

Le cri des déshérités

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Les très beaux mais sombres romans d’Ananda Devi nous plongent dans l’imaginaire et le réel mauricien. Son mari Harrikrisna Anenden les adapte au cinéma. Après avoir porté à l’écran une nouvelle éponyme, La Cathédrale, il se saisit ici avec son fils Sharvan d’Ève de ses décombres. Alors que le jeune Sad voudrait sortir la belle Ève de sous ses décombres, c’est-à-dire la sauver de son cycle d’autodestruction, elle lui réplique qu’il ne puise ses mots que dans les livres. Pas plus que Sad, Ève ne porte son nom par hasard : victime de ses blessures, elle est emblématique d’une origine menacée, la première femme, la matrice de vie dans cette cité déshéritée de Troumaron qui devient terrain de chasse et cimetière. Le livre cherche à  » raconter sur les murs une histoire que personne ne lira « . Le cinéma aurait-il plus de portée ? Un dialogue s’instaure entre film et livre, entre les images et les mots, dans leur capacité à dire le réel, dans leur façon de le faire sentir pour mobiliser.
Délibérément littéraire, le film multiplie en effet les scènes où l’on entend des extraits du livre : l’enjeu était d’épouser ces mots sans s’en faire l’illustration. Toujours, un contrepoint s’installe pour que les deux voix (les deux voies) se répondent et s’éclairent. Le film se fait ainsi polyphonie.
Le pari est gagné, si l’on veut bien en adopter l’esthétique radicale, qui serait sans doute à analyser dans le melting pot de l’île dans le foisonnement des culturels indiennes et créoles : fragmentation systématique des plans, caméra souvent très proche des corps, musiques omniprésentes qui d’indiennes en créoles sont elles-mêmes récit dans le récit, témoins de la diversité socioculturelle à l’œuvre et des rapports de force. Le furtif et la fragilité des situations et des ressentis sont ainsi rendus à l’écran dans une grande fluidité, tandis que le drame se noue, celui des décombres justement.
Dès le départ, les Anenden scrutent Eve de très près, par de très gros plans sur son visage, ses yeux. Cette intimité est essentielle : c’est par elle que nous entrons dans la complexité d’être une femme dans une société machiste. Violée encore enfant, sa blessure est physique :  » Mon corps est une escale, chacun y laisse sa marque « . Elle se rapproche de Savita, elle-même blessée par les hommes. Mais les coqs ne supportent pas de les voir danser ensemble, de ne pouvoir posséder leurs corps désirables. Entre la bande et Eve, Sad ne saura pas choisir : il reste incapable de transcrire en actions les mots de son mur.  » Ce n’est pas la morale qui va nous sortir d’ici  » : livrée à elle-même, Eve est condamnée à aller au bout de sa dérive. De Savita à Eve, le récit a une odeur de mort : à quoi peuvent donc se raccrocher ces enfants de Troumaron ? Leur colère est celle des désespérés, qui se répercutent la violence qui leur est faite. La littérature et le cinéma se font dès lors cri d’alarme : il est urgent d’écouter ces enfants pour inverser leur funeste destin.

///Article N° : 11404

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Vinaya Sungkur dans Les Enfants de Troumaron © Cine Qua Non





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