Les Enfants terribles ou Le Clan des oiseaux

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Extraits d’une table ronde animée par Judith Miller et transcrits par Vanessa Boulaire
Avec : Caya Makhélé, Koffi Kwahulé, Gerty Dambury, Kossi Efoui

Judith Miller : Vous appartenez tous les quatre à cette génération des Enfants terribles dont parle Sylvie Chalaye… Cette idée du marronnage esthétique, thématique, structural, politique, comment se manifeste-t-elle dans votre façon d’aborder le théâtre ?
Caya Makhélé : Mon marronnage fonctionne dans le travail sur les mythes, les mythes de toutes les cultures possibles. Dans Les Travaux d’Ariane c’est la quête d’une identité, mais à travers un fil qui rappellerait, qui ramènerait le personnage à sa propre existence, en lui donnant une mission, même aléatoire, qui mènerait le personnage vers sa propre destruction. Je pourrais citer La Fable du cloître des cimetières où on passe d’un monde à l’autre, à chaque instant on essaie de ne pas être enfermé dans un espace défini et clos pour en reconstituer un autre au-delà de tout ce qui peut être une existence référencée. Avec Sortilège, mon dernier texte, j’ai travaillé sur un mythe tchèque, celui de Vodnik. Vodnik est un personnage particulier qui vit dans l’eau, qui vit dans les profondeurs des eaux, et qui sort de son univers à chaque fois pour séduire une jeune femme qu’il ramène dans son univers. Une fille qu’il tue chaque fois qu’il n’est pas satisfait de sa relation avec elle. Et la vie recommence. (…) Mais Vodnik finira par rencontrer la femme qui lui convient et essaiera de la garder, mais celle-ci est humaine, elle vivra la nostalgie de son monde, celui des humains. Une relation par conséquent vouée à l’échec, hors des frontières existantes, morcelées également dans un interland qui n’est pas toujours défini, avec des espoirs et des déceptions qui sont déjà programmés, mais en espérant que cela ne se réalisera pas. Je pense que là il y a certainement une relation avec Kossi Efoui, mais dans l’ordre de la récupération de soi. Chaque fois qu’on est dans une situation de perte, de la perte de soi, on trouve des artifices, on trouve des éléments pour récupérer sa propre existence, essayer de la reconstituer.
Judith Miller : Donc le marronnage dont tu parles, Caya, c’est un marronnage qui nous amène ailleurs, dans un monde autre, et non ce marronnage de satire, d’ironie, de détours, rusé…
Caya Makhélé : Là résident les artifices et les armes, les éléments et les outils pour réussir le marronnage, pour réussir ce marronnage-là, c’est-à-dire que tous les personnages ne peuvent s’en sortir que par la ruse, l’ironie, et par la relation à l’absurde qu’ils transforment en réalité, qui elle-même va s’effriter parce qu’elle se définit autrement dans un autre monde.
[…]
Judith Miller : Gerty, […] tes œuvres, apparemment désespérées, dans la mesure où elles offrent une résurrection, peut-être pas dans un sens chrétien, mais de l’espoir, ne le sont pas tant que cela.
Gerty Dambury : Assez, oui, je crois. À part Confusion d’instants qui paraît drôle, mais qui est assez désespérée puisque finalement j’ai trois personnages qui vivent dans trois temps différents. Il y en a une qui ne parle et ne vit qu’au présent, l’autre qui ne parle et ne vit qu’au passé, et le troisième qui ne parle et ne vit qu’au futur. Ces trois personnages, le seul jour où ils essaient de changer le temps, tout se bloque, et ils ne savent pas comment s’en sortir. Donc, enfin, une manière de dire que je vis dans un pays qui est, enfin je n’y vis plus… Moi aussi j’ai marronné, mais je marronne les deux pays, c’est-à-dire, je quitte la France de temps en temps parce que ce n’est pas vivable, surtout en ce moment, et puis quand je retourne en Guadeloupe, ce n’est pas tellement vivable non plus, donc je reviens ici, et puis voilà, je fais l’aller-retour en permanence. Bon, je n’ai pas encore trouvé de lieu, à la question « où es-tu ? », on peut être dans un lieu ou dans un autre et ne pas y être non plus et ne pas avoir d’espace. Ne pas avoir d’espace. Cette interrogation, je crois qu’elle est dans à peu près tout ce que je crois, dans ce que j’écris. C’est dans Lettres indiennes puisque les personnages ne sont… aucun des personnages n’est véritablement à sa place. Finalement, on suit une personne qui se trouve dans un pays qu’elle va découvrir et où elle va décider de rester puisque la dernière phrase de Lettres indiennes c’est « puisque je n’ai plus la trace exacte de ma lignée peut-être suis-je aussi bien ici. » Elle décide par conséquent d’y rester, et je pourrais me dire cela puisque je n’ai plus de trace exacte de ma lignée, peut-être suis-je aussi bien ici ou au Mali, ou au Sénégal, ou en Guadeloupe, ou en Haïti ou aux États-Unis. […] Mais tout ce autour de quoi on a discuté pendant ces deux jours, de cette rupture, de cette catastrophe initiale, et tout, nourrit ce que j’écris ; ça nourrit aussi ce qui peut être nourri et qui va rejoindre peut-être la question de tous ceux qui sont quelque part et que l’on n’a jamais retrouvés, les absents, qui dans Enfouissements, par exemple, apparaissent sous la forme d’un bébé qui a été noyé. Un crime auquel tout le monde a assisté, mais tout le monde a détourné les yeux parce que, bon, voilà, la question de la mémoire et la question de la reconnaissance du crime sont centrales.
Judith Miller : … J’aimerais bien que Koffi réponde un peu à ces trois questions : marronnage… oiseaux… absence…
Koffi Kwahulé : Ce qui m’interpelle dans cette question c’est plutôt pourquoi, alors que Kossi, Caya, Gerty et moi qui sommes très différents, pourquoi à un moment donné, dans des pays aussi très différents, très divers, on s’est mis, tout en restant différents dans notre façon d’aborder l’écriture, on s’est mis à penser de la même façon, à avoir le même rapport à l’écriture théâtrale. Par rapport à l’histoire de la littérature africaine, pourquoi est-ce à ce moment-là qu’émergent des écritures qui ne se « destinent » plus à une communauté, mais qui, égoïstement, affirment leur infinie subjectivité ; des écrivains qui tentent de sauver leur peau avec l’espoir en réalité premier que, dans cet acte-là, les autres peaux soient sauvées ? Je crois qu’à ce moment, il y a eu un renversement dans le rapport à l’écriture, et c’est ça qui m’intéresse, ce qu’il s’est passé dans notre histoire, dans l’histoire du peuple africain aujourd’hui ; la communauté est d’abord une mosaïque de subjectivités. Cette année on fête le cinquantième anniversaire des indépendances africaines. […]C’est une affaire globale, et peut-être même, si l’on s’en défend, une même histoire qui nous traverse, une histoire qui s’origine dans la colonisation, dans l’esclavage. Peut-être, par rapport à cette histoire ne pouvait-on écrire que comme ça, à ce moment-là ? Et ce qui est nouveau, ce qui est important, c’est jusqu’à notre génération, le théâtre africain était une affaire qui restait pour les Africains, et comment cette écriture s’est peu à peu inscrite dans la fiction du monde ? C’est-à-dire comment cela devient pratiquement banal qu’on joue Koffi, Kossi, Caya ou Gerty quelque part en France ou ailleurs dans le monde ? Je n’ai pas de réponse, ce sont des constats qui me semblent peut-être interroger autrement notre génération plutôt que de chercher une espèce de point de convergence parce que nous sommes vraiment très différents et ce qui nous réunit soudain, c’est ce rapport nouveau à l’écriture et aussi comment nous essayons, chacun à sa façon, de prendre en charge la fiction du monde qui n’est plus uniquement l’affaire des autres, mais aussi notre affaire à nous en tant que Noirs.
Kossi Efoui : Oui, paradoxalement, ce qui nous réunit, nous tient ensemble, c’est la singularité de chacun. J’ai déjà entendu de la part des camarades ici présents, le refus d’une esthétique collective. Pourtant il y a encore chez certains artistes et chez les critiques, les passeurs, une sorte de consensus autour de cette idée d’une esthétique collective. Or, je crois que ce qui marque notre union, c’est l’affirmation de chacun, d’un rapport singulier à l’écriture. C’est-à-dire, s’il y a une génération qui a dit « nous », nous, on ne tourne pas le dos au nous mais on dit « chacun d’entre nous ». Comme une nuée d’oiseaux ! Cela m’a toujours fasciné de voir comment une nuée d’oiseaux constitue une grande forme en mouvement, qui va dans une direction. Mais quand on regarde le groupe en détail, on peut voir que chaque oiseau fait ce qu’il veut, chacun batifole à sa manière et ça bouge dans tous les sens. J’aime beaucoup cette idée-là, ce sens du collectif, c’est tout à l’opposé de la meute. Dans la meute, il y a le loup dominant qui fait « hou hou » et tous les autres derrière qui font « hou hou ». Les oiseaux n’ont pas besoin de mâle dominant…
Judith Miller : On n’a pas du tout parlé de la francophonie. On a parlé du Festival des francophonies de Limoges, mais on n’a pas parlé de la francophonie en général. C’est une question importante aux États-Unis, on aimerait savoir si c’est une bonne idée ou une idée ridicule, si on devrait plutôt parler de la littérature d’expression française…
Koffi Kwahulé : Je suis un francophone, je parle français, mais je ne vois pas le rapport avec la littérature. Autrement il y aurait de la céramique francophone. On ne parle jamais de céramique francophone et pourtant ce serait intéressant de parler de peinture francophone. Là, je comprendrais dans la mesure où cela suppose que le fait même de parler le français induit un certain rapport au monde, une sensibilité particulière, une vibration au monde. Parce qu’une langue véhicule d’abord un monde et le fait de la partager, ça, je comprendrais, dans ce cas, oui, qu’on parle de littérature francophone, non plus parce qu’on écrit d’une certaine manière, mais parce que la francophonie devient une sensibilité, une émotion au monde. Or, telle qu’est la francophonie aujourd’hui, ce n’est pas cela, c’est plutôt ceux qui parlent, ceux qui écrivent, mais qui ne sont pas Français, c’est-à-dire les Africains, les Belges, les Québécois… Par conséquent, je n’ai rien contre, je me revendique moi-même comme un francophone. Je vais souvent aux États-Unis, mais on ne m’a jamais traité d’auteur francophone. Le terme d’auteur francophone est quand même réservé à ma présence en France. Quand je vais à l’étranger, jamais on n’écrit à mon propos « l’auteur francophone » ; on écrit l’auteur ivoirien, ou bien français d’origine ivoirienne, africain, tout ce qu’on veut, mais jamais je n’ai lu « Koffi Kwahulé, auteur francophone ». C’est donc finalement une affaire franco-française, et la France est certes une grande nation, mais à l’aune du monde d’aujourd’hui, c’est un tout petit endroit.
Gerty Dambury : J’aimerais juste apporter une légère correction à ce que vient de dire Koffi, parce qu’il a dit que, en fait, ceux qu’on qualifie de francophones, ce sont ceux qui ne sont pas français. Il se trouve que sur ma carte d’identité, je suis française depuis à peu près Colbert, donc avant les Savoyards et les Alsaciens (rires) mais je suis quand même rangée dans la francophonie. C’est-à-dire que lorsque je suis publiée, je le suis grâce à l’aide de la francophonie. […] Koffi dit que parler une langue véhicule un monde, moi je pense que ce qui nous rassemble en tant qu’écrivains dit francophones, c’est que nous véhiculons un monde, une langue et le questionnement de cette langue, et le questionnement de la relation de ce monde à nous.
Kossi Efoui : J’ai tendance à penser que tous les espaces qui sont des espaces ouverts à la parole, il faut en profiter, en profiter pour critiquer, pour dire… Il se trouve que cet espace existe et je vais mettre de côté la francophonie politique, les enjeux. […] Je ne crois pas à la francophonie politique, c’est-à-dire, je ne crois pas qu’un artiste camerounais francophone avec qui une compagnie en France veut travailler pour monter une pièce en français, je ne crois pas que l’existence de la francophonie suffisante pour qu’il ait son visa. Donc qu’on ne nous parle pas de francophonie politique. Moi, c’est ce qui me gêne dans la francophonie, c’est cette espèce d’illusion qu’il y a un espace d’échange, de culture, mais il y a plein de gens qui constatent tous les jours, qui travaillent en France, que des artistes africains, de pays francophones, qui veulent venir travailler et il s’agit bien des arts du Verbe, il s’agit bien de choses faites en français, sont regardés comme s’ils n’avaient qu’une envie, comme si c’étaient des imposteurs ; on les soupçonne de sombres desseins. Donc la francophonie politique, n’en parlons pas, ça n’a strictement aucune efficacité, ça peut même servir de cache-sexe à des politiques violentes. La francophonie comme quelque chose qui nous unirait en esprit parce qu’on parle la même langue, moi je ne suis pas tout à fait d’accord avec Koffi Kwahulé quand il dit que parler une langue, c’est être traversé par une vision du monde ou un monde. Je ne sais pas si ce n’est pas plusieurs mondes. C’est d’ailleurs en ce sens que j’ai toujours un peu de difficultés avec le français, langue du colonisateur. Parfois même on dit « langue du colonisateur » pour désigner le français. C’est la langue administrative qu’on m’a imposée, ce n’est pas la langue de Baudelaire ! Je ne vais pas dire que ce que crée Baudelaire en français ça sert à la colonisation ! La création de Victor Hugo en français, ce serait étonnant d’imaginer que ça a servi la cause de la colonisation ! Donc il me semble qu’une langue est un espace conflictuel, traversé par toutes sortes d’enjeux, de productions avec des relations de pouvoir qui font que par exemple Olympe de Gouges, on commence à peine en France à réveiller un peu sa mémoire, et cette femme disait que le combat des femmes, le combat des esclaves, le combat des Indiens, c’était le même combat. Quelle avance ! Mais moi on ne m’a pas enseigné Olympe de Gouges à l’école, mais Jules Ferry oui, certainement. Donc moi je dis toujours, dans toute langue, qu’est-ce que je lis ? Ce qu’on appelle la francophonie, c’est-à-dire le fait d’écrire, de prendre pour moi la langue française, de m’exprimer dans cette langue, je répète toujours, ça a été l’occasion pour moi de lire des Chinois, des Coréens, des Italiens, des Américains, des Anglais, des Espagnols, des Russes…
Gerty Dambury : Tu aurais pu avec l’anglais aussi…
Koffi Kwahulé : On ne dirait pas la même chose si c’était l’anglais… En France, on se définit d’abord par son rapport à la langue. Les Anglais ou les Anglo-Américains ne se définissent pas d’abord par leur rapport à l’anglais. Le seul peuple, à ma connaissance, qui ait un tel rapport à sa langue, ce sont les Français. Cette question ne se serait pas posée si tu avais été colonisé par les Anglais.
Kossi Efoui : Oui, c’est vrai, la colonisation anglaise s’est recyclée en Commonwealth, et non pas en anglo… Ça veut dire quelque chose.
Caya Makhélé : La francophonie est justement un bel espace de marronnage… C’est un espace qui nous permet d’avoir plusieurs visages, de porter le masque du théâtre et d’arriver en dansant une rumba effrénée tout en pensant à Baudelaire… Cette possibilité-là permet que le marronnage continue chaque jour, à chaque instant de notre existence ; quand nous repartons chez nous, à la maison, et que nous parlons à certains de nos parents, nous reprenons la langue, je dirais, la langue du sang, et la langue qui nous sied à certains moments. Le français, nous permet de ressortir de ces langues pour trouver autre chose et reconstruire d’autres espaces. Mais on a failli nous faire croire, souvent, on a voulu nous faire croire que ce sont des espaces en conflits.

///Article N° : 10538

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