Les enjeux de la rencontre de Bamako

Entretien d'Olivier Barlet avec Alain Leclerc

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A l’initiative du Président de la République du Mali, Alpha Oumar Konaré, Bamako sera en février 2000 la capitale de l’internet africain. La ville accueillera une rencontre internationale sur les usages de l’internet pour le développement organisée par le réseau Anaïs, un réseau centré sur l’appropriation sociale des technologies de l’information et de la communication (TIC) financé par la Fondation du Devenir. Rencontre de réflexion avec son coprésident.

Quelle est la genèse de la fondation du Devenir ?
L’alliance de deux personnes, Louise Lassonde et moi-même qui ont fait le même constat à savoir que les mutations que traversent nos sociétés n’ont pas encore modifié sensiblement les politiques publiques et qu’il est nécessaire que la société civile se mobilise pour amener nos décideurs à affronter les nouveaux enjeux auxquels, collectivement, nous devons apporter des réponses. La Fondation du Devenir s’est donné le rôle d’agir comme interface entre les milieux académiques et les acteurs de terrain dans trois domaines : le développement durable, l’usage des technologies de l’information et de la communication et enfin la qualité de vie qui résume l’ensemble de ces préoccupations et les transcrit dans la réalité concrète de chacun.
Chacun a apporté au travail de la Fondation son expertise propre, son expérience de terrain dans les associations, les organisations internationales et l’administration publique ainsi que ses réseaux de partenaires. Notre perspective allie l’action locale dans la région Mont-Blanc-Léman à la solidarité internationale à travers le renouvellement du partenariat nord-sud qui ne doit plus être univoque mais réciproque et mutuellement bénéfique.
Devenir est le mot clé que nous avons choisi comme nom parce qu’il symbolise ce qui nous paraît essentiel dans notre démarche ; c’est le flux permanent, la remise en question des acquis et la recomposition des problématiques à la lumière des nouveaux enjeux, une dynamique de changement dont les résultats ne sont jamais évidents. C’est pourquoi nous évitons le mot progrès car aujourd’hui plus que jamais l’issue de notre développement est incertain.
Comment abordez-vous les technologies de l’information ?
Dans ce domaine, notre réflexion n’est pas technique ; elle est plutôt axée sur l’appropriation sociale et les usages des technologies de l’information pour des actions de développement. Internet est pour nous un formidable outil. Il ne faut pas le considérer comme pas une fin en soi. C’est un instrument de partage de l’information, pour travailler en réseaux, pour démocratiser l’accès aux informations stratégiques et créer des liens de travail plus opérationnels. Ceci étant, les outils ne peuvent en aucun cas se substituer à des véritables politiques de développement. Nous avons une grande communauté de vue sur ces questions avec de nombreux Africains. C’est d’ailleurs dans le contexte de rencontres avec de nouveaux décideurs et leaders africains que nous avons eu le privilège de faire la connaissance du Président Konaré. C’est à partir des échanges qui se sont noués avec ses collaborateurs que nous avons construit un réseau euro-africain d’échanges et de travail sur ces questions.
C’est en fait notre rencontre avec le Président malien Alpha Oumar Konaré et les déclarations de Nelson Mandela pour la prise en compte de l’Afrique dans la mise en place d’une nouvelle société de l’information qui nous ont poussé à réfléchir aux usages des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) pour le développement. Ces technologies sont apparues à beaucoup dans un premier temps comme un simple enjeu capitaliste. Il faut dépasser cette vision primaire. Dès le moment ou nous acceptons l’idée que nous pouvons nous les approprier, elles peuvent également devenir un instrument de développement. En dépit de leur tendance à les diaboliser, des services bilatéraux de coopération au développement nous ont alors commandité un rapport qui nous a ouvert des perspectives intéressantes : la mondialisation peut être facteur de développement dans la mesure où elle permet de dépasser le concept de l’Etat-Nation face aux aspirations culturelles nouvelles.
Comment comptiez-vous aborder la question ?
Hors du champ de la polémique, il nous est apparu nécessaire de procéder à un état des lieux en identifiant les diverses applications des nouvelles technologies dans les rapports entre citoyens et pouvoirs publics. Au niveau de l’Afrique, les NTIC nous sont ainsi apparues comme un vecteur extraordinaire de l’oralité : elles permettent notamment l’archivage patrimonial des contenus culturels et peuvent favoriser le développement en contribuant à renforcer la diversité culturelle.
Mais ne risquent-elles pas de trop renforcer la liberté individuelle au détriment du communautarisme ?
En mettant en cause le pouvoir jacobin, les nouvelles technologies risquent effectivement de renforcer la vision néo-libérale de la responsabilité individuelle mais, si elles sont envisagées dans une perspective solidaire, elles peuvent aussi contribuer à façonner une nouvelle citoyenneté au service d’une responsabilité collective. C’est ce que nous voulons explorer à Bamako.
Pourquoi organiser une aussi large conférence ?
Il s’agit pour les Africains de relever un défi extraordinaire. Une conférence universitaire en 96 à Genève avait déjà cerné les problématiques. Elle avait permis à des hommes politiques comme Alpha Konaré d’insister sur la nécessité de se doter d’une capacité de réponse. C’est ainsi que la Fondation du Devenir a pu créer le réseau Anaïs, véritable observatoire des usages des nouvelles technologies dans différents pays en développement. Ce réseau nous a permis d’accumuler des informations intéressantes. Bamako sera ainsi l’occasion d’un premier bilan qui devrait permettre de démontrer que les NTIC sont un enjeu important pour la démocratie en Afrique. A partir de ce constat, il sera possible de déterminer des politique concrètes, notamment au sujet de questions, débattues aujourd’hui à l’OUA, sur les langues prioritaires à adopter en Afrique face au multilinguisme.
Et au-delà de la question de la langue ?
En approfondissant les questions, de nouveaux éléments apparaissent : l’interconnexion possible des radios locales qui jouent un rôle dans la prise de conscience sociale et communautaire, le développement des journaux en ligne et leurs liaisons avec la diaspora, le développement de l’artisanat par son ouverture au reste du monde, la revitalisation de langues minoritaires, le développement de la décentralisation, l’accès du reste du monde à des cultures africaines autrement inaccessibles, la promotion du rôle des femmes… Avec bien sûr la question des effets pervers induits, souvent occultés.
Est-ce que les nouvelles technologies ne bouleversent pas les données de la transmission du savoir et les modalités du conflit de générations ?
Effectivement, les NTIC vont profondément modifier la transmission du savoir. La valeur du diplôme est remise en cause et l’acquisition du savoir suit de nouvelles voies. Pour preuve tous les efforts engagés dans la mise en oeuvre de  » campus virtuels « . Dans ce secteur aussi, il convient que l’Afrique s’engage rapidement dans les nouveaux processus de gestion de l’information et du redéploiement des connaissances.
Face aux nouvelles technologies, les pouvoirs publics dans de nombreux pays apparaissent comme parfaitement dépassés. Il est d’ailleurs curieux de les voir attacher si peu d’importance aux usages possibles des NTIC dans la société civile et dans leur rapport aux citoyens. Le risque, c’est que les jeunes ne s’adresseront plus à un pouvoir désormais absent. La relation au monde des jeunes et des vieux va s’exacerber.
Mais dans les rapports Nord-Sud, n’a-t-on pas tendance à restaurer un rapport étatique ?
C’est le grand problème de l’Etat-Nation ! La France a parfois tendance à vouloir assumer le rôle du dernier rempart. Les prochaines élections législatives et présidentielles se joueront vraisemblablement sur celui qui est le plus capable de défendre l’identité française face à la mondialisation. C’est une vision jacobine du dernier donjon face au mal : une tentation réductrice et dangereuse qui sert en définitive la mondialisation car l’Etat-Nation ne sera pas ce rempart. Les intérêts privés sont puissants à l’intérieur aussi et les remparts tomberont comme du papier !
Nos grand-parents voulaient le gouvernement du monde à travers l’Etat-Nation ? Nous devons désormais l’envisager au-delà de cette conception des relations internationales. C’est là que les nouvelles technologies peuvent jouer un rôle. Forcément, il y a un risque mais il faut oser et rester lucides. Le problème est de pervertir l’idée de la multinationale comme élément de nivellement culturel pour la réorienter vers de nouvelles solidarités.
L’universalisme qui s’est développé dans l’Occident chrétien et qui s’exprime aujourd’hui par la pensée unique prônée par l’Amérique ne rencontre-t-il pas en Afrique une résistance forgée dans son Histoire et s’exprimant notamment dans les formes d’appropriation des nouvelles technologies – une résistance et une capacité de développement, ces technologies permettant des bonds en avant ?
Le mot résistance me gêne car c’est plutôt d’offensive qu’il faudrait parler ! La résistance est dépassée. Les nouvelles technologies sont les armes d’une nouvelle offensive. C’est en ce sens que l’initiative du Président Konaré est intéressante. En conviant les Africains et les Européens à Bamako pour les amener à réfléchir sur les enjeux  » développementaux  » des NTIC, il ouvre de nouvelles perspectives susceptibles de se substituer aux conceptions traditionnelles du développement. A vrai dire cette initiative africaine est peut-être aussi importante pour l’Europe plutôt encline à résister ! L’Europe souvent frileuse face aux NTIC sera confrontée à Bamako à une nouvelle Afrique disposée à embrasser résolument l’avenir. C’est en soi un symbole et une promesse. 

Alain Leclerc est copresident de la Fondation du Devenir
Fondation du Devenir, 5 chemin Edouard Tavan, 1206, Genève, Suisse.
[email protected], tel : 41 22 789 53 80, fax : 41 22 789 53 82///Article N° : 1104

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