Les femmes peinent à percer les bulles

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Le jury du prix Artémisia 2008 de la bande dessinée féminine a été attribué en janvier à Johanna (1) auteur de Les âmes sauvages chez Futuropolis. À cette occasion, les organisatrices ont dressé une liste de 152 noms de professionnelles du dessin et de la bande dessinée (2) Seuls deux noms y représentaient l’Afrique : Marguerite Abouet, scénariste ivoirienne des trois tomes de Aya de Yopougon (qui faisait aussi partie du jury) et, Jenny, auteur de manga d’origine malgache, pratiquement les seules femmes africaines à avoir pu percer dans le monde très masculin du 9ème art.

Des tentatives isolées
À l’origine, la bande dessinée est un univers très masculin. En Europe, 80 à 90 % des auteurs de bande dessinée sont des hommes et l’arrivée des femmes s’est faite plutôt tardivement (3). L’Afrique ne fait que suivre le mouvement.
Depuis 2002, l’Ong italienne Africa e Mediterraneo recense les bédéistes d’Afrique. Fait révélateur, sur les trois anthologies Africa comics (2002, 2003, 2005-2006) correspondant aux travaux de lauréats d’un concours devenu annuel, rares sont les bédéistes femmes citées, si ce n’est la burkinabée Diane Ouédrago et quelques sud – africaines (entre autres Michelle Goodall, Mariete Kemp, Karen Botha ou la talentueuse Marisa Cloete du groupe Bitterkomix).
Pourtant, la part des femmes dans les formations et initiations à la BD ne cesse d’augmenter. À Maurice, par exemple, près d’un quart des participants de la dizaine d’ateliers successifs qui se sont déroulés entre 1998 et 2007 étaient des femmes. À Madagascar, lors de la formation assurée par Laval NG, au mois de juin 2007, près d’un tiers des participants étaient des participantes. Si la proportion est moins importante pour les stages se déroulant en Afrique noire, elle reste conséquente et compte 10 à 15 % de jeunes filles parmi les participants.
Nombre d’entres elles collaborent à divers fanzines et revues de BD paraissant en Afrique, souvent l’antichambre d’une carrière professionnelle. À Maurice, la revue Ticomix (trois numéros entre 2003 et 2005) abrita les travaux de deux jeunes bédéistes, Aude Gooly et Véronique Barbe, cette dernière ira même fonder, avec deux de ses sœurs, la revue Koli explosif, revue de mangas qui ne connu qu’un seul numéro. Véronique Barbe continue sa carrière de graphiste et d’illustratrice et encadre régulièrement des travaux scolaires liés à la bande dessinée. À Maurice toujours, le dernier album publié dans le pays par Laval NG, Tous contre le chikungunya, était scénarisé par sa compatriote Maéva Poupard. Au Gabon, Sophie Endamne (4) participa activement à l’aventure du collectif BD Boom où elle publia plusieurs planches dans les huit numéros du magazine du même nom et participa à l’album collectif Koulou chez les bantu en 1998.
Au Burkina Faso, Diane Ouedrago a participé à la revue Kouka, une revue annuelle de bande dessinée pour la jeunesse éditée par le REN – LAC (Réseau national de lutte anti-corruption) dont elle a dessiné le numéro 4, Bila et les policiers. Elle sera également publiée en Italie, avec quatre planches intitulées A malin, malin et demi, dans l’anthologie Africa comics 2003.
Dans l’album collectif Senghor cent ans, paru en 2006, Sophie Heidi Kam, par ailleurs poétesse, scénarise six histoires courtes pour ses collègues masculins.
À Madagascar, l’édition sur trois années (2003, 2004 et 2005) de Madabulles, une anthologie de la nouvelle bande dessinée malgache, permet de découvrir trois femmes parmi les 42 bédéistes présentés : Dilahla Boom (Andrianasolo Voahirana Daniela), HManga (Rakotomalala Hery Nirina) et la plus connue, Rakotomahenina Agnès Sylvie (qui signe Agnès). Mais hormis Agnès (5) qui a déjà publié dans le journal satirique N’Gah, les deux autres n’ont rien publié exposant seulement leurs planches (6).
En Centrafrique, seule Béatrice Mossongo Yalesso Elia (qui signait MYEB) a participé à des ateliers et des projets collectifs. En 1998, elle a fait paraître une histoire sur le sida, La vie à 100 à l’heure, dans Le réveil culturel, mensuel aujourd’hui disparu. Depuis, elle se consacre à la peinture et à l’illustration pour enfants dans le cadre de son travail à la bibliothèque de jeunesse de l’Alliance française de Bangui.
Au Congo-Brazzaville, Jussie Nsana (7) a remporté en 2007 un concours de BD sur le thème de L’enfant et la protection contre le SIDA et a réalisé une histoire pour le prochain numéro de la revue Mbongui BD.
L’illustratrice camerounaise Joëlle Esso a un style proche de la BD qu’elle a pratiqué dans sa jeunesse. Sa compatriote, Michèle Esso Ebongué, aujourd’hui gérante d’une société de communication et de publicité, a également imaginé une BD pour enfant africain de 6 à 15 ans, sous forme de journal, (dans l’esprit du journal Kouakou de l’époque) dont le titre était Ebonyl.
Au Sénégal, l’album Farafina express publié en 1998 dans un but pédagogique par l’ENDA a été scénarisé par Karine Saleh sur des dessins de El Hadj Sidy Ndiaye et des couleurs de Aly Faye.
Enfin, en Guinée, la jeune Siré Koroma (16 ans) a scénarisé en 2006 Le téléphone de Siré, un album dessiné par Mory diane, seul bédéiste guinéen.
Ces expériences illustrent les propos de diverses professionnelles de la bande dessinée : Pour Marguerite Abouet : « Il est vrai que peu d’Africains font de la BD en France, et encore moins de femmes. […] C’est dommage, car il y a beaucoup de femmes africaines très talentueuses qui ont des choses à dire et qui n’ont pas l’occasion de se faire connaître. (8) » Les africaines désireuses de s’investir dans la bande dessinée se manifestent de plus en plus: La sénégalaise Aïssatou Cissé, auteur de Linguère fatim (9) indique dans une interview à Amina : « Je cherche un éditeur pour le texte d’une BD que j’ai écrite afin que les filles du monde entier qui sont privés d’éducation puissent y accéder. (10) ». Aïda Mady Diallo, auteur de Kouty, mémoire de sang (11), déclarait également en 2002 : « Mon dada, c’était plutôt la bande dessinée. En effet, je réalisais des bandes et je reproduisais les dessins tout en modifiant les textes. (12) »
Les voies des possibles
Empruntant d’autres voies peut-être plus accessibles, certaines se lancent dans le dessin de presse. Au Burkina Faso, deux journaux donnant la part belle à la BD et aux caricatures ont été créés par des femmes. Le premier est WAIII !! (Sous-titre : Vous n’aurez plus la mine serrée au pays…) a été lancé en avril 2006 par une bédéphile avertie, Pascale Ilboudo alias Nonga, qui signe nombre de textes et dessins humoristiques. À chaque numéro correspondent 1 ou 2 thèmes d’actualité. Mensuel, WAIII ! compte à ce jour une dizaine de numéros.
Le second, L’Essentiel du Faso, a été créé par Diane Ouedraogo et se veut un mensuel humoristique d’informations générales.
Au Tchad, Salma Khalil Alio (13) est l’une des caricaturistes attitrées du journal satirique Le miroir (14). Au Congo, Fifi Mukuna fut une des caricaturistes vedettes de la presse kinoise puisqu’elle collabora au début des années 90 avec les principaux journaux de la place : Le phare, Le palmarès, Le grognon, Aux taux du jour. Mais la plus remarquée reste l’algérienne Daiffa, l’une des rares dessinatrices connues en Algérie mais aussi dans le monde arabe. Ses dessins édités dans la presse d’opposition traitent en grande partie de la condition de la femme et en particulier celle de la femme algérienne (15).
Leur percée en matière de bande dessinée est plus difficile et rares sont celles qui parviennent à se faire éditer.
La congolaise Fifi Mukuna est « l’exception qui confirme la règle (16) » : elle a définitivement choisi la voie de la BD depuis son départ pour l’Europe en 2002. Elle a participé au N°3 de la revue Afrobulles, à trois albums collectifs : Une journée dans la vie d’un africain d’Afrique (édité par Afrique dessinée, association dont elle est membre), Là bas… Na poto (Croix rouge de Belgique) et New arrivals (Approdi) et a fait un album individuel, Si tu me suis autour du monde, dans le cadre du projet Valeurs communes financé par la Commission Européenne.
Quelques malgaches se sont par ailleurs détachées : le collectif Une journée dans la vie d’un africain d’Afrique comptait une jeune dessinatrice d’origine sino-malgache, Armella Leung, (17). On peut y rajouter la mangaka (18) Jenny, qui a déjà édité 7 volumes de sa série manga Pink diary, premier Shojo (19) francophone. Son lien avec l’Afrique reste cependant assez ténu : « Mes parents ne m’ont pas élevée dans une tradition malgache stricte. […]Je pense que j’ai vraiment grandi comme n’importe quel enfant français. Je suis retournée au pays il y a maintenant 2 ans. Cela faisait 10 ans que je n’avais pas vu la famille ! (20) »
Enfin, toujours à Madagasca, le couple constitué par Xhy et M’aa (pseudonymes de M. et Mme Rajaofetra « dans le civil ») est une référence. Précurseurs dans la publication d’un album en malgache (Besorongola en 1970), ils sont aussi les premiers africains à avoir été édités en France (dans Charlie Hebdo en 1983). Leur carrière se poursuivra essentiellement dans la peinture, avec de temps à autres des apparitions brillantes dans la BD comme en 1997 où ils éditèrent Fol amour à La Réunion (21).
Malgré ces expériences, la visibilité des bédésistes africaines reste très limitée. Seule Marguerite Abouet est parvenue à s’imposer avec les trois tomes de Aya de Yopougon dessinés par son mari. Clément Oubrerie. Née en 1971, arrivée en France en 1983, elle y dépeint une Afrique vivante, loin des clichés, de la guerre et de la famine : « Aya présente l’Afrique sous un autre angle. La vie toute simple. Elle montre aux Français et aux autres que l’Afrique n’est pas que la misère, la famille, le sida, les coups d’état à répétition. Mais que comme partout ailleurs, on y vit, on aime, on pleure, on va à l’école, on a des rêves. Il y a des difficultés comme partout ailleurs, mais à la hauteur du cadre de vie. En réalité, quand on y est, on ne vit pas les choses de façon aussi dramatique. (22) » La série connaît un succès commercial et critique, couronnée en 2006 par le Prix du premier album au Festival d’Angoulême pour le tome 1, (Marguerite Abouet fut la première africaine primée dans ce festival), et en 2007, par le Prix du margouillat au festival Cyclone BD de La Réunion pour le tome 3.
Autre expérience inscrite dans la durée, celle de Kidi Bebey, rédacteur en chef de Planètes jeunes, revue éditée par Bayard à destination des jeunes africains. Dans ce cadre, elle scénarise régulièrement des séries de bande dessinée publiées dans la revue, en particulier Lycée Samba Diallo, dessiné par le congolais Pat Masioni.
À noter encore à un moindre niveau, celle de l’ivoirienne Joséphine Guidy Wandja première africaine agrégée et docteur d’état en mathématiques. En 1986, désireuse de démocratiser les mathématiques, elle scénarise un album intitulé Yao crack en math, dessiné par Jess Sah Bi. Cet album « est une bande dessinée constituée d’une vingtaine de sketchs titrés, tels que « Yao et Thales », « le parler mathématiques » etc. […] les scènes sont pleines d’humour et dépeignent certaines des difficultés que rencontre l’enfant africain face aux maths. Dès qu’un prof de maths dit à l’enfant (élève ou étudiant) « passez au tableau », il transpire comme Yao sur la couverture. Nous voulons démystifier les maths pour les rendre accessibles au plus grand nombre d’enfants. (23) ». De cette façon, sans vraiment s’en rendre compte, Joséphine Guidy faisait œuvre de précurseur et devenait la première femme africaine auteur d’une BD sur le continent.
À ces prémices on peut ajouter quelques albums publiés en Afrique par des européennes. C’est le cas à Maurice avec la française Annick Sadonnet qui a publié L’aventure mauricienne : un pays est né (1996) et Baril de poudre : les aventures de Mario, le détective privé mauricien (1999) et la belge Titane Laurent (God’s stuff en 2007).
Malgré quelques succès isolés, la percée des bédésistes africaines reste timide. Les raisons ne tiennent pas uniquement au fait que le 9ème art soit majoritairement masculin, même si les choses évoluent. Pour une africaine, devenir dessinatrice ou scénariste relève parfois du défi dans des sociétés où l’épanouissement artistique et professionnel de la femme n’est pas toujours prioritaire. La formation peut être longue et nécessite souvent des études et donc des sacrifices financiers pour les parents. On le voit très nettement dans le cas de Fifi Mukuna : « je suis la fille d’un diplomate zaïrois et j’ai eu la chance de faire des études primaires en Belgique. (24) » Dans des pays où le taux de scolarisation et d’alphabétisation de la femme est inférieur à celui des hommes, ce chemin reste encore hypothétique. De plus, la pression familiale et sociale est également très forte pour les femmes. Le scénariste Christophe Ngalle Edimo en témoigne, à propos d’une collègue bédéiste : « On en a eu une du Congo Kinshasa qui dessinait, mais à un moment donné son mari a dit qu’il fallait qu’elle s’occupe de lui, de leur enfant etc. Il a détruit la carrière de sa femme. (25) » Si l’on excepte Marguerite Abouet et Jenny, arrivées très tôt en France, la carrière des deux principales bédéistes, Fifi Mukuna et Daiffa s’est faite contre la société dans laquelle elles vivaient. Fifi Mukuna n’a pas eu d’autres choix que de partir pour l’Europe, laissant sa famille et ses enfants derrière elle. Daiffa a pris des cours de dessin et a passé des examens en cachette de sa famille afin d’échapper à son destin de mère au foyer.
Être femme et faire de la Bd reste encore une incongruité sur le continent. Mais le succès de Marguerite Abouet aura peut-être ouvert la voie des possibles …

1. Né en 1967 à Taïwan, Johanna Schiper a beaucoup travaillé pour Delcourt sous le pseudonyme de Nina.
2. http://www.sylvie-rousseau.com/amour/antisexisme/prix-artemisia.htm
3. Cf. une excellente histoire de la BD au féminin d’Annie Pilloy sur le site Bd paradisio : http://www.bdparadisio.com/femmes.htm
4. Cf. sa fiche sur le site de Lambiek : http://lambiek.net/artists/e/endamne_sophie.htm
5. Agnès Sylvie Rakotomahenina est consultante dans un cabinet d’audit et de gestion depuis 2004. Elle était auparavant professeur de comptabilité analytique en 2ème année de BTS.
6. On peut y rajouter le blog de HelySoa intitulé BD HelySoa qui présente des e-cartoon ou de E-BD (http://bd-helysoa.oldiblog.com/) Hely Soa (qui ne se présente pas) est probablement une jeune femme…..
7. Jussie Nsana est artiste plasticienne née à Brazzaville le 16 juin 1984. Elle est diplômée de l’Ecole congolaise des Beaux arts.
8. Marguerite Abouet, Courrier international, 13 juillet 2006.
9. Dakar : Nouvelles Édition Sénégalaises, 2005.
10. Interview publiée dans le numéro de Amina de décembre 2004.
11. Gallimard, série noire, 2002.
12. Amina, N°392, 2002.
13. Auteur par ailleurs, d’un recueil de poèmes La passion de la pensée.
14. Dont le rédacteur en chef est le bédéiste Adji Moussa.
15. Elle a édité un Agenda illustré (1991), L’Algérie des femmes (1994) et a participé au collectif Vive la démocratie (1997).
16. Interview de Christophe Ngalle Edimo in http://www.grioo.com/info11816.html
17. Cf. son site sur http://kiwimella.com/
18. Auteur de manga.
19. Manga pour le public féminin.
20. Interview de Jenny sur Sobika : http://www.sobika.com/interview-madagascar/2006/jenny-pink-diary.php
21. Xhy & M’Aa, Fol amour, la question d’Élie, Ed. Grand océan, 1997.
22. Interview de Marguerite Abouet, Amina, 436, août 2006.
23. Interview de Joéphine Guidy Wandja, Amina, 189, juillet 1986.
24. Notre librairie, N°145, juillet – septembre 2001, p. 104.
25. Interview de Christophe Ngalle Edimo, Op. Cit.
///Article N° : 7367

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Un commentaire

  1. Bonjour,
    Je me permets de vous contacter car je suis à la recherche d’artistes dessinateurs, peintres, graphistes, illustrateurs d’origine sud africaine MAIS vivant en France. Ce serait pour une collaboration avec un client (projet publicitaire). Peut-être auriez vous des idées ? des contacts à me donner ? Je ne vous cache pas que c’est assez urgent. Merci par avance pour votre aide. Cordialement.

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