Les minorités dans les séries de TV : une évolution par à-coups

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Alors que les études les ramènent perpétuellement à une origine supposée « immigrée » en raison de leurs couleurs de peau, les Français non-Blancs peinent encore à briser les carcans du petit écran et à s’imposer au-delà des préjugés et stigmatisations héritées.

« DANS LA GRAMMAIRE du petit écran, immigration se conjugue presque toujours avec malédiction « , écrit Edouard Mills-Affif dans son étude des représentations de l’immigration à la télévision française entre 1960 et 1986(1).  » Quasiment inexistante au sein des émissions de variétés, des jeux, des séries,  » fait remarquer Mills-Affif,  » la présence des immigrés à l’écran se cantonne le plus souvent au secteur de l’information (journaux, magazines) et du documentaire « (2), c’est-à-dire des genres télévisuels où prédominent des images de conflits et de dysfonctionnements sociaux. Symptomatique des inégalités et des discriminations que les marcheurs de 1983 cherchent à combattre, la quasi-exclusion des immigrés et de leurs enfants d’émissions susceptibles de les intégrer à l’imaginaire national – séries, jeux, et autres divertissements conviviaux – s’avérera difficile à surmonter. En 1991, lorsque la première étude quantitative de la représentation des minorités immigrées à la télévision française est réalisée, ces déséquilibres demeurent intacts(3). Avec une seule exception – la série policière phare de TF1, Navarro, où un Antillais joue le rôle du premier adjoint à l’inspecteur de police éponyme – les enquêteurs relèvent une présence purement marginale de personnages autres que  » blancs  » dans les fictions françaises alors que dans les séries américaines des personnages minoritaires et notamment  » noirs  » sont souvent fortement visibles et occupent parfois les premiers rangs, comme c’est le cas dans le Cosby Show, diffusée par M6. Une décennie plus tard une étude similaire effectuée à la demande du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel arrive à des conclusions pratiquement identiques :  » Si M6, puis TF1, sont les deux chaînes qui ont diffusé le plus de fictions présentant des minorités visibles, c’est parce que ces deux chaînes ont aussi diffusé le plus grand nombre de fictions américaines. […] Cette analyse de la fiction marque indéniablement une carence de la fiction française, qui échoue à montrer la société contemporaine dans sa diversité. »(4) Presque dix ans encore plus tard – et plus d’un quart de siècle après la Marche de 1983 – Alexandre Michelin, président de la Commission Images de la diversité, chargée depuis 2007 de favoriser une meilleure représentation cinématographique et audiovisuelle des minorités immigrées en France, déclarera qu’au petit écran  » la diversité est une dimension qui n’est pas prise en compte par la fiction française « (5). Si les propos d’Alexandre Michelin peuvent paraître trop sévères, compte tenu d’exceptions telles que le feuilleton Plus belle la vie, lancé par France 3 en 2004, où des personnages minoritaires ont une présence significative, il n’en reste pas moins que les minorités postcoloniales sont globalement sous-représentées dans les séries françaises, qu’il s’agisse de sitcoms, de soaps ou d’autres fictions.  » Si vous voulez coproduire aisément une fiction avec les gens de TF1 « , fait remarquer un producteur français en 1992,  » évitez de leur soumettre l’histoire d’une famille immigrée. Proposez-leur plutôt la saga d’un notaire de province. « (6) C’est bien ce genre de recette qui est privilégiée par les chaînes françaises, comme en atteste le lancement de Châteauvallon sur Antenne 2 en 1985, conçu pour contrer le succès du feuilleton américain Dallas sur TF1. Au même moment l’écrivain et scénariste Henri de Turenne essuie pratiquement partout des refus lorsqu’il propose aux chaînes françaises une sitcom rédigée avec un jeune collaborateur d’origine algérienne, Akli Tadjer, mettant en scène les relations entre une famille immigrée algérienne et une famille  » franco-française « .  » On n’a pas donné explication,  » raconte Henri de Turenne,  » sauf peut-être pour un responsable d’A2, qui a dit qu’il risquait d’y avoir un phénomène de rejet envers les Arabes. La question de l’audience primait tout. « (7) Grâce à des appuis politiques, la série sera finalement produite par Cinétévé pour FR3, qui la diffusera en été 1990, à condition que la sitcom soit transformée en télé-roman (un genre pour lequel les studios de FR3 à Toulouse sont mieux équipés) et que les deux familles, conçues par Henri de Turenne comme vivant au 12e étage dans une cité populaire, soient surclassées en membres des classes moyennes résidant au 6e étage d’un immeuble privé.
Une transformation similaire est imposée à un autre projet de sitcom, La Famille Ramdam, conçu par Aïssa Djabri et Farid Lahouassa, fils de travailleurs immigrés algériens, et inspiré largement par la vie qu’ils avaient connue dans les bidonvilles et les HLM de Nanterre. TF1, A2, La Sept et Canal+ rejettent tour à tour la proposition. Une seule des chaînes fournit une explication pour son refus : les téléspectateurs français risquent de ne pas s’identifier à une famille maghrébine populaire.  » Selon notre interlocuteur, même si les sitcoms visaient en partie un public populaire, la représentation des familles dans les sitcoms devait être middle class« , rappelle Lahoussa. (8)La chaîne suggère le Cosby Show comme un modèle potentiel, mais cela va à l’encontre des aspirations de Djabri et Lahouassa. Les Huxtable, la famille newyorkaise mise en scène dans le Cosby Show, ont la peau noire, mais leur niveau socio-professionnel (le père est médecin et la mère est juriste) les éloigne des ghettos, et ils vivent en fin de compte comme des blancs middle class. Djabri et Lahouassa ont d’autres modèles. Ils ont vu quelques épisodes de la sitcom britannique Bread, qui met en scène une famille populaire dans un quartier modeste de Liverpool, et ils y trouvent un écho de leur propre projet. Confortés par la diffusion sur M6 de Roseanne, dont la vedette américaine joue une mère de famille populaire, ils frappent à la porte de la petite chaîne qui monte. M6 est intéressé par le projet, mais insiste que les Ramdam doivent être nettement moins populaires que dans le concept original de Djabri et Lahoussa. Comme la famille algérienne dans le projet initial de Sixième gauche, les Ramdam vivent dans l’esprit de leurs créateurs au douzième étage d’un immeuble de HLM dans la banlieue de Paris. Le père, Driss, est OS. Il part à l’usine tous les matins en mobylette et achète des timbres du PC à un syndicaliste qui vient de temps en temps à la maison. Analphabète, il a un accent arabe à couper au couteau. La série trouve un de ses ressorts comiques dans  » son décalage permanent avec la culture occidentale et ses efforts pour être à la hauteur « (9). De tout cela, il reste très peu de chose dans la version remaniée qui sera portée à l’écran par M6 entre octobre 1990 et juillet 1991. La famille Ramdam, telle que nous la voyons dans la version définitive, habite un appartement spacieux et confortable dans le 11e arrondissement de Paris. Au lieu d’être OS, Driss est chauffeur de taxi ; il ne souffle pas un mot du PC, ni du syndicalisme. Comme sa femme, Nedjma, il sait lire et écrire en français et en arabe, ce qui laisse supposer un niveau d’éducation tout à fait exceptionnel par rapport à la masse des primo-migrants Maghrébins. Une logique semblable préside à Fruits et Légumes, une nouvelle sitcom produite en 1994 par Cinétévé pour F3, cette fois avec le soutien financier d’un organisme public, le Fonds d’Action Sociale (FAS), qui a comme but de favoriser l’intégration des populations d’origine immigrée dans la société française. Cet objectif sera poursuivi en façonnant les membres de la famille algérienne au cœur de la série, les Badaoui, de façon à ce que les téléspectateurs  » franco-français  » puissent s’identifier facilement avec eux. Propriétaire d’une épicerie dont la clientèle est essentiellement française, le père de famille, Amar, est, tout comme son épouse, Farida, presque complètement à l’aise dans la culture française. Illettrés, beaucoup de primo-migrants sont obligés de passer par leurs enfants pour la lecture ou la rédaction d’un document. Amar et Farida, eux, parlent un français impeccable et savent lire et écrire parfaitement la langue. Si les Badaoui sont ainsi  » des presque-Français moyens qui vont devenir tout à fait français « (10), cela peut sembler apte à servir le projet intégrationniste du FAS. En effet, plus ils se rapprochent des normes françaises, plus le téléspectateur autochtone le trouve facile de s’identifier avec eux. Loin d’avoir à s’initier aux codes de la société d’accueil, les Badaoui servent eux- mêmes de modèles aux étrangers encore plus étrangers que sont les Africains dans la mythologie qui se crée parfois autour d’eux en France. C’est ainsi que, dans un épisode intitule « La Quinzaine africaine », Farida s’insurge contre les pratiques polygames d’une famille sénégalaise venue séjourner chez les Badaoui, une prise de position qui permettra au téléspectateur français moyen de s’identifier facilement avec Farida. On peut toutefois se demander si cette identification permettra, comme l’affirme le FAS de  » favoriser l’évolution des mentalités du public français pour une meilleure acceptation de la différence « (11). Comme l’altérité culturelle des Badaoui est somme toute minime, il semble rester un long chemin à parcourir avant que les vraies différences de culture que possèdent certains immigrés soient mieux comprises. Dans les calculs qui président chez les décideurs face à tous ces projets de séries, une préoccupation est constante : celle d’attirer et/ou de ménager le public, qui est implicitement présumé être essentiellement sinon purement  » franco-français « . L’idée que les populations minoritaires puissent constituer une part significative de l’audience ne figure guère ou pas du tout dans ces calculs. Mais avec l’essor des nouvelles générations issues de l’immigration, l’importance croissante de celles-ci dans la population nationale devient de plus en plus indéniable. En prenant conscience de ce phénomène au cours des années 1990, les distributeurs de films y voient un marché à exploiter en construisant dans les espaces périurbains où sont concentrées les populations minoritaires des salles de cinéma multiplexes qui comptent aujourd’hui pour une part importante du box-office français. Ce n’est nullement par hasard si simultanément de nouvelles stars telles que Jamel Debbouze et Samy Naceri issues de ces mêmes populations, qu’elles sont par le même titre susceptibles d’attirer dans les salles de cinéma, tiennent la vedette dans un nombre croissant de films(12). Au tournant du nouveau siècle, des calculs similaires semblent jouer dans l’apparition au petit écran de nouvelles séries où l’incorporation d’acteurs minoritaires permet d’attirer des audiences qui par leur multi-ethnicité sont d’autant plus importantes. C’est le cas, par exemple, de la sitcom H, qui remporte un très vif succès d’audience sur Canal+ entre 1988 et 2002, où Jamel Debbouze tient la vedette à côté d’autres comédiens minoritaires tels qu’Eric Judor et Ramzy Bédia, ainsi que du soi-disant reality-show Loft Story, dont la première série, marquée par une forte présence de jeunes participants  » blacks  » et  » arabes « , dope l’audience de M6 en 2001. La multi-ethnicité du casting ne sera sans doute pas étrangère aux records d’audience remportés par le feuilleton de F3, Plus Belle la vie, qui en 2008 marque une première dans l’histoire de la télévision française en franchissant la barre du millième épisode. En 2009 le succès inouï du téléfilm Aïcha doit beaucoup aux nombreuses téléspectatrices d’origine maghrébine qui s’identifient avec la protagoniste éponyme (13) mais comme le souligne la réalisatrice, Yamina Benguigui, l’audience de 5,3 millions de spectateurs  » prouve que cette fiction n’a pas été vue que par des Arabes mais bien par tout le monde « (14), ce qui amènera F2 à commander une série de téléfilms basée sur le même personnage. Certes, la plus forte présence des minorités à l’écran ne va pas toujours de pair avec une amélioration qualitative des rôles qui leur sont attribués. Les reality-shows tels que Loft Story jouent sur des comportements qui sont souvent conflictuels et des séries comme Aïcha ont tendance à recycler des stéréotypes qui ne sont pas toujours très flatteurs. Mais tout laisse penser que les soucis d’audience, qui aux années 1980 constituaient pour les populations minoritaires une barrière quasi infranchissable face aux décideurs des médias, sont en train de devenir un puissant levier dans la recomposition graduelle des séries françaises, qui traduit ainsi par à-coups les profonds changements démographiques vécus en France au cours des trente dernières années.

(1)Edouard Mills-Affif, Filmer les immigrés : les représentations audiovisuelles de l’immigration à la télévision française 1960-1986, Bruxelles : de Boeck, 2004, p. 10.
(2) ibid., p. 8.
(3) Enquête réalisée en octobre 1991 par le Centre d’Information et d’Études sur les Migrations Internationales (CIEMI) à la demande de l’Association Rencontres Audiovisuelles. Les résultats sont résumés par Antonio Perotti, « Présence et représentation de l’immigration et des minorités ethniques à la télévision française », dans Migrations société, vol 3, no. 18, novembre-décembre 1991, p. 39-55.
(4) »Présence et représentation des minorités visibles à la télévision française : une étude du CSA », La Lettre du CSA, no. 129, juin 2000, p. 3.
(5)Propos d’Alexandre Michelin recueillis par Guy Dutheil, « La fiction télévisée française demeure un piètre reflet de la diversité ethnique », Le Monde, 2 juillet 2009.
(6)Propos d’un producteur anonyme recueillis par Pierre-Angel Gay dans Le Monde, 7 janvier 1992.
(7)Interview inédite d’Henri de Turenne avec Alec G. Hargreaves, 20 avril 1991.
(8)Interview inédite d’Aïssa Djabri avec Alec G. Hargreaves, 14 décembre 1990.
(9)Scénario inédit.
(10)Catherine Humblot, « Comme nous », Le Monde, 31 juillet 1994.
(11) Courrier du FAS à Cinétévé daté du 7 mars 1994.
(12) Julien Gaertner, « Le Préjugé se vend bien : Arabes et Asiatiques dans le discours cinématographique français », in Migrations société, vol. 19, no. 109, janvier-février 2007, p. 163-173.
(13)Leslie Kealhofer, « Maghrebi-French Women in French Téléfilms : Sexuality, Gender, and Tradition from Leila née en France (1993) to Aïcha : vacances infernales (2012) », in Modern and Contemporary France, vol. 21, no. 2, juin 2013, p. 183-198.
(14) Propos de Yamina Benguigui recueillis par Guy Dutheil, « La fiction télévisée française demeure un piètre reflet de la diversité ethnique », Le Monde, 2 juillet 2009.
///Article N° : 12017

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