Les Mystères de la Maison des Saints

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Un engouement pour une musique peut masquer ses origines : celui pour le Son cubain ne doit pas faire oublier que ce genre est l’héritier de chants pluriels que les esclaves entonnaient pour évoquer les dieux d’Afrique dans l’espace sacré des Cabildos.

«  L’acte de naissance officiel de la musique proprement  » afro-cubaine  » fut sans doute promulgué le 1er avril 1573, quand le Conseil de La Havane ordonna aux Noirs affranchis de se joindre aux processions du Corpus Christi  » (1).
Au-delà du paradoxe, l’auteur de la citation met en évidence une contradiction objective. La musique afro-cubaine n’a pas d’histoire autonome : elle existe à partir du moment où les Noirs – ou une partie d’entre-eux, les affranchis – sont admis dans les cérémonies religieuses des maîtres.
Confirmation, s’il en fallait, que l’Histoire est un fantasme de l’Occident nourri par l’oubli. Les problème ne date pas d’aujourd’hui, mais nous l’évoquons, car c’est maintenant que la musique cubaine revient en force dans l’actualité internationale.
Qui plus est, le public déplace le centre de son intérêt de la salsa au son.
Cet aspect exprime une attitude positive dans les habitudes musicales.
Le son est le fondement authentique de la salsa, qui demeure la variante ultime et commerciale de toute une filiation, dont la genèse se situe dans la prodigieuse mémoire rythmico-mélodique des esclaves déportés des comptoirs africains vers les côtes du nouveau monde.
Or, le son existe depuis le XVIe siècle.  » Du XVIe au XVIIe siècle, écrit Alejo Carpentier, le mot son faisait allusion à des formes imprécises de musique populaire dansante… Le son fut un chant accompagné de percussion. Et cela constitue sans aucun doute sa meilleure garantie d’originalité. Grâce au son, la percussion afro-cubaine, confinée dans les baraquements des esclaves et les immeubles populaires des bas-quartiers, révéla ses merveilleuses ressources expressives, et s’éleva à une catégorie de valeur universelle « .(2)
Ces lignes condensent apparemment tout ce que nous savons sur ce genre au moment de son éclosion. Si nous ajoutons que le son d’aujourd’hui n’a plus tellement à voir avec l’idée que nous pouvons nous faire à travers les propos de Carpentier, voilà que sa circulation actuelle – due en bonne partie aux tournées de Compay Segundo – occulte quelque peu ses racines situées dans les formes originaires du XVIe siècle.
Le iatus entre sa version actuelle, avec voix, guitare, maracas et contrebasse, et le chant nu, ponctué par les percussions, définit ainsi les limites de l’historiographie musicale et le problème incontournable de ses sources. Et l’on revient à l’édit de 1573…
Dans la réalité, nous savons que la musique cubaine d’expression africaine n’a pas eu besoin d’une décision quelconque de l’administration coloniale espagnole pour exister, et cela bien avant l’année 1573.
Arrivés dans l’île au plus tard en 1513, les Noirs ont puisé dans les moments forts des réunions collectives les énergies nécessaires pour faire face à leur affreuse condition.
A l’occasion d’une naissance, d’une cérémonie funéraire, ou dans le repaire montagneux d’un groupe de marrons, (3) chants et danses ont retenti, accompagnés par les claquements de mains et le rythme sourd de deux petits bâtons entrechoqués, les mythiques claves, devenues par la suite la moelle épinière du son et de toute la musique afro-cubaine.
Pourtant – et mis à part les passages que nous évoquions plus haut – même le magistral opus d’Alejo Carpentier, le poète cubain auteur de La musique à Cuba, ne nous donne pas d’informations supplémentaires sur la musique des Africains au XVIe siècle. On pourra, bien entendu, y trouver des renseignements sur les apports de musiciens espagnols, et aussi sur certaines formes des autochtones amérindiens, mais rien qui puisse faire de la lumière sur les activités musicales des Noirs à l’aube de la société esclavagiste.
Ce décalage de la connaissance autorise les ambiguïtés, une lecture séparée par genres de l’histoire musicale et, finalement, l’amoindrissement du rôle décisif que la musique des esclaves et des marrons à joué dans l’évolution de tout l' »afro-cubain ».
Par les biais de cette amnésie, le résultat est que le phénomène musical jaillit d’un coup dans la société et dans les chroniques officielles depuis trois siècles de silence…
« Iya, Itotele, Okonkolo, ils étaient trois tambours bata (4), présentés pour la première fois au public en 1936 par Fernando Ortiz (5). Et ce jour là, ils dévoilèrent à Cuba la magie de leurs rythmes. Trois tambours, un grand, un moyen, un petit qui depuis des siècles, dans le secret des confréries et des maisons de Saints, invoquaient les dieux noirs venus d’Afrique « (6).
Il y a 62 ans donc, la bonne bourgeoisie créole de La Havane assista à un spectacle inattendu ou plutôt issu du refoulé de sa conscience bien-pensante.
Depuis bien longtemps en vérité, les esclaves perpétuaient leurs croyances ancestrales et s’adressaient aux puissances surnaturelles de leur terre-mère dans les cabildos, organisations d’entraide réunissant les Noirs de la même origine ethnique et autorisées en principe par une ancienne loi sévillane (7).
Tout un corpus religieux se développe peu à peu. Les pratiques animistes intègrent des éléments et des figures de la liturgie catholique pour aboutir à un système syncrétique que l’on connaît sous le nom de Santeria ou Regla de Ocha.
Tout au long de cette histoire méconnue, les danses cultuelles des Afro-Cubains furent l’objet de nombreuses interdictions. Parmi celles-ci, la plus subtile vient de la mémoire officielle. Elle propose aux auditeurs le son comme un genre épuré et si distant de cette matrice négro-africaine d’où, en revanche, il découle.
Par là, on a l’impression de vivre à nouveau l’opposition, qui se créa à Cuba dans la première moitié de ce siècle, entre la musique d’inspiration directement africaine et d’autres genres, soi-disant plus nobles, et assurément plus représentatifs de la composante occidentale.
Le « passage » de la salsa au son est louable. Celui du son à la santeria est nécessaire pour une connaissance globale de l’histoire musicale.
C’est l’apparition au grand jour de ce genre de musique qui pourra peut être fournir le pont qui manque au rassemblement des identités émergeantes.
« Là où se joignent les histoires des peuples hier réputés sans histoire, finit l’Histoire « . Heureux dicton que celui du poète martiniquais Edouard Glissant, qui laisse filtrer une lumière d’espérance dans l’opacité uniforme du village planétaire !

(1) Jean-Pierre Estival, Nouveaux Enjeux ou continuité historique ? La rumba, un exemple afro-cubain, dans Cahiers de Musiques Traditionnelles n° 9, 1996, Ateliers d’ethnomusicologie, Genève.
(2) La musique cubaine. Gallimard, 1985. Actuellement diffusé par l’Harmattan.
(3) Noirs fugitifs, qui reproduisaient, libres dans la nature, les formes de vie de leur terre d’origine.
(4) Ce sont tous des tambours bimembranophones, ambipercussifs, à la caisse clepsydrique et originaires du pays yoruba.
(5) Il s’agit de l’auteur des ouvrages majeurs concernant la musique afro-cubaine et ses sources : La Africania de la Musica Folklorica de Cuba (La Habana 1950) ; Los Bailes y el Teatro de los Negros en el Folklore de Cuba (La Habana 1951) ; Los Instrumentos de la Musica Afrocubana (La Habana 1952-53).
(6) Extrait du texte de Claire Lambea, cité du livret d’accompagnement de l’album : CUBA, Merceditas Valdes y los tambores bata de Jesus Pérez (A. S. P. I. C.).
(7) L’important pour les maîtres-esclavagistes était surtout d’empêcher les contacts entre Noirs d’ethnies différentes.
///Article N° : 145

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