« Les poètes sont des créateurs de valeurs »

Entretien de Tanella Boni avec Amadou Lamine Sall, à l'occasion du Festival International de Poésie de Barcelone où il représentait le Sénégal

Barcelone, le 9 mai 2007
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Poète de l’amour, le poète Sénégalais Amadou Lamine Sall l’est, avec constance et passion, depuis une trentaine d’années. Traduit en plusieurs langues, il est très connu dans son pays où il vit et travaille à Dakar. Portant plusieurs casquettes, il parcourt le monde, prend part à de nombreux festivals de poésie et donne des conférences sur, entre autre, le sens de la poésie ou la place et le rôle du poète – président Senghor en poésie.

Vous venez de publier un livre sur Senghor (1) et on sait quelle admiration vous vouez au poète de la négritude. Pouvez-vous nous donner quelques repères sur votre itinéraire en poésie ?
Il m’est difficile de commencer par une date, mais je rappellerai quelques circonstances favorables. La poésie est venue à moi par ma mère, bergère peule. J’ai été, de ce fait, imprégné et imbibé de la poésie des bergers. Puis, il y a eu l’école française. Mes maîtres d’école m’ont fait aimer la poésie par les récitations. J’étais très sensible à la poésie d’expression française. Au lycée, j’ai eu la chance d’avoir de bons professeurs qui m’ont marqué. Dès la classe de troisième, j’écrivais des poèmes. Plus tard, à l’Université de Dakar, j’ai découvert la poésie africaine : Senghor et les grands classiques de la négritude. Ma passion de la poésie s’est affirmée depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui.
Comment avez-vous rencontré le « poète-président » ?
En 1974 Senghor avait créé les Nouvelles Editions Africaines, car comme on le sait, il n’y a pas de poésie sans maison d’édition qui accepte d’en publier. En 1979, j’ai publié aux NEA, à Dakar, mon premier recueil Mante des aurores. Senghor a beaucoup aimé ce recueil. C’est à partir de ce moment que l’aventure avec Senghor a commencé. J’ai vécu la sortie de ce premier recueil comme un enfer. Il y a eu beaucoup de critiques qui disaient qu’il me serait difficile de dépasser ce texte à l’avenir. Je n’avais pas envie d’être comme Cheikh Hamidou Kane, avec l’Aventure ambiguë, j’étais inhibé, coincé par ce recueil. Mais, heureusement pour moi, j’en ai publié beaucoup d’autres (2).
Y- a-t-il une évolution d’un recueil à l’autre ?
D’un recueil à l’autre, il s’agit de la même thématique. Tout tourne autour de l’amour, mais il ne s’agit pas de la jouissance. Je parle des valeurs humaines. Je parle de justice et d’injustice. Je ne reste pas insensible à toutes ces situations qui provoquent en nous la révolte. Le plus angoissant, pour moi, c’est d’arriver à créer toujours autour de la même thématique. Est-ce que je me renouvelais ? Ce n’était pas à moi de répondre à cette question. La critique, en Afrique, est inexistante ou presque. Et l’absence de critique est cruelle. C’est Senghor qui m’a permis de résoudre mon problème. Me confiant à lui, en lui disant que je me répétais de manière consciente ou inconsciente, il m’a dit : « si tu as conscience que tu te répètes, cela veut dire que tu as trouvé ta voie ». La réponse me parut assez étrange, je n’arrivais pas à la décoder. Mais il avait lu mes poèmes. Je me suis dit que je continuerais dans cette voie, originale ou non.
Avez-vous subi des influences autres que celle de Senghor ?
Comme tout créateur, j’ai subi des influences. Mais le plus important est de savoir comment se débarrasser des influences et être soi-même. J’ai réussi à ne pas être une pâle copie de Senghor sinon je ne serais pas aujourd’hui Amadou Lamine Sall m’extrayant de la magie du maître pour être moi-même. Je n’aime ni les écoles ni les maîtres même si j’ai beaucoup lu des poètes comme Pablo Neruda, Paul Eluard, René Char, Tchicaya U Tam’si et quelques Algériens comme Djamal Amarani.
J’ai écrit aussi des anthologies. C’est ce que j’appelle ma période verte. Auprès de Senghor, c’était une période de fécondité, de grande créativité, pendant les années 83 à 89. C’est à ce moment-là que Senghor m’a demandé de renouveler l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, celle qui avait été préfacée par Jean-Paul Sartre. J’ai travaillé à ce projet pendant quelques années avec le poète sénégalais Charles Carrère. Publiée au Luxembourg, c’était une belle anthologie. Senghor nous a dit : « A bien y réfléchir, c’est votre travail à tous les deux. Il y a eu aussi d’autres anthologies comme celle que j’ai publiée aux éditions le Cherche midi éditeur (3) et l’anthologie Poèmes d’Afrique pour enfants, toujours préfacée par Senghor, chez le même éditeur ; ainsi qu’un recueil de textes qui comprend des textes de conférences dans des universités à l’étranger, sur la francophonie, sur la littérature africaine…. (4)
On peut donc comprendre en quel sens Senghor est un personnage clé dans ton parcours poétique et dans ta vie, un père spirituel…
Senghor m’a inoculé l’amour et la passion de la poésie. Mais comme j’ai eu à te le dire, j’écoutais Senghor mais je ne lui obéissais pas. Il était devenu un modèle, mais pas un modèle à imiter. Il tient une place centrale dans ma vie.
À sa mort, vous avez dédié un long poème à sa mémoire, que vous avez publié. Ce n’était pas un simple hommage…
La disparition de Senghor a été un coup dur pour moi. J’en garde encore des séquelles tellement j’étais attaché à lui. C’est en venant me recueillir devant son cercueil à l’Assemblée nationale sénégalaise que j’ai vu le visage de la sérénité dans la mort. Cela m’a fait un très grand choc, une forte émotion. La nuit qui a suivi, j’ai écrit ce long poème. Ce poème m’a guéri de mon choc comme l’élégie de Senghor pour son fils Philippe l’avait guéri quand il l’a perdu.
Vous avez publié, à la fin de l’année 2006, un texte sur Senghor intitulé Senghor, ma part d’homme…
J’ai publié ce texte dans le cadre du centenaire de Senghor. J’ai voulu témoigner du compagnonnage et dire aussi toutes les traîtrises qu’il a subies – par exemple ce que je pourrais appeler « l’infidélité » et « le manque de vigilance » de son successeur Abdou Diouf qui n’a pas « rendu à la laitière le prix de son lait », comme on dit chez moi… J’ai voulu parler de l’homme dans le contexte politique et économique que le Sénégal traverse. C’était aussi un prétexte pour faire le lien avec ses successeurs dans l’exercice du pouvoir politique.
Quelle est la particularité de ce livre-ci par rapport à tous les autres parus dans le cadre du centenaire de sa naissance ?
Ici, il s’agit du Senghor d’Amadou Lamine Sall. C’est « ma part d’homme ». C’est mon Senghor que je raconte, forcément différent des autres. Ce que j’ai vécu, moi, d’intime et qui m’appartient. Il ne s’agit pas seulement de l’homme politique mais du poète, de l’être humain avec ses forces et ses faiblesses, un homme de tous les jours ; la grandeur de cet homme est dans son humilité.
Amadou Lamine Sall poète a aussi d’autres casquettes ?…
Je suis d’abord fonctionnaire de l’Etat du Sénégal. Conseiller technique auprès du ministre de la culture du Sénégal (des ministres qui se sont succédé). J’ai créé la biennale des Arts et Lettres en 1989 et je l’ai dirigée (elle est devenue Dak’Art par la suite). J’ai créé aussi le Prix du Président de la République pour les Lettres et les Arts (1989-2000). J’ai créé la Maison Africaine de la Poésie Internationale (MAPI), parce que très soucieux de l’avenir de la poésie. Je sais que les poètes ne sont pas aidés. La MAPI est un lieu exclusif des poètes où une bibliothèque et des ordinateurs sont mis gratuitement à leur disposition. Au sein de la MAPI, il y a les éditions Feu de brousse qui publient de la poésie. À cela s’ajoute la Biennale de la poésie, il s’agit de faire du Sénégal un lieu de rencontre de tous les poètes du monde.
La poésie est pour moi une raison et un besoin de vivre. Sans la poésie, je ne me sens pas exister. J’existe par et à travers la poésie. Elle est le feu et la passion qui me brûlent, m’allument, là où je puise toute l’énergie pour mes combats. La poésie doit être entendue. Elle a un véritable rôle à jouer à côté du roman qui a pris toute la place. La poésie doit occuper sa place dans les programmes d’enseignement, dans l’édition, dans les librairies, pas seulement en français mais aussi dans les langues nationales.
Comment voyez-vous l’avenir de la poésie ?
La poésie est importante pour tout le monde car elle est un lieu d’émerveillement, d’espérance, de fraternité. Là où les politiques et les banquiers n’apportent aucune réponse, la poésie est présente, elle apporte la réponse. Voilà pourquoi les poètes sont des créateurs de valeurs. Et notre monde a besoin de valeurs. Les poètes peuvent sauver l’humanité.
Ce que l’on ne dit pas, c’est que tous les écrivains commencent par la poésie avant d’arriver au roman, là où l’on pense pouvoir rencontrer succès et fortune. Mais la poésie est le premier sein que tout le monde tète. Elle est un besoin de lumière pour notre monde face aux ténèbres.

1. Amadou Lamine Sall, Senghor, ma part d’homme, Dakar, les éditions Feu de brousse, décembre 2006.
2. Comme un iceberg en flammes, Dakar, NEAS, 1982 ; Locataire du néant, Dakar, NEAS1989 ; Kamandalu, Dakar, NEAS, 1990 ; J’ai mangé tout le pays de la nuit suivi de : Problématique d’une nouvelle poésie africaine de langue française. Le long sommeil des épigones. Dakar, NEAS, 1994 ; Le Prophète ou le cœur aux mains de pain, poème-chant français-arabe, Dakar, éditions Feu de brousse, 1997 ; Amantes d’Aurores, compilation de cinq recueils de poésies de l’auteur, Trois-Rivières/Dakar, Ecrits des Forges-éditions Feu de brousse, 1998 ; Odes nues, poèmes sur photos de Ousmane Ndiaye dit Dago, Nantes, éditions En Vues, 1998. Les veines sauvages, Paris, éditions Le Carbet, 2001. Noces célestes pour Sédar, suivi de : Réponse à l’Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor, Dakar, éditions Feu de brousse, 2004.
3. Anthologie des poètes du Sénégal, préface de Léopold Sédar Senghor, Paris, Le cherche midi éditeur
4. Regards sur la Francophonie…,Les éditions Maguilen, Dakar, 1991
///Article N° : 5952

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