L’Esquive

D'Abdellatif Kechiche

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Evénement à ne pas manquer, juste, émouvant et drôle, admirablement interprété par des jeunes de banlieue, L’Esquive passionne et interroge.

Le pari était de taille : en construisant une fiction à partir d’un groupe de jeunes répétant avec énergie Les jeux de l’amour et du hasard sous l’impulsion d’une prof de français enthousiaste, affirmer haut et fort qu’il n’est pas anachronique d’amener le théâtre dans la vie de la cité. C’est-à-dire poser l’exigence artistique comme étant à la mesure de l’attente culturelle de ces jeunes pour la plupart issus de l’immigration.
Il faut dire qu’Abdellatif Kechiche vient du théâtre où il a signé de nombreuses mises en scène et qu’il a été par ailleurs acteur dans une dizaine de films, avec des prix d’interprétation pour son rôle dans Bezness de Nouri Bouzid. Son premier long métrage, tout à fait remarquable, La Faute à Voltaire, jouait déjà beaucoup sur les coups de théâtre qu’on le sent volontiers orchestrer ici aussi.
Et puisqu’on parle théâtre, le film est effectivement construit comme une succession de scènes où se joue une vive confrontation entre des personnages. Elles se déroulent souvent dans un amphithéâtre au pied des blocs d’immeubles, comme pour renforcer le sentiment d’assister à une représentation de soi. Mais le tournage en DV (qui augmente la proximité mais aussi l’enfermement par son peu de profondeur de champ), un cadrage très proche des corps et une caméra souvent à l’épaule restitue l’intimité que le théâtre filmé risquait de perdre : c’est bien de ces jeunes qu’il est question, de leurs amours et de leurs peurs.
Le langage parfaitement saoulant de la banlieue a le devant de la scène, mais davantage comme rapport de force que comme vecteur de communication tant il s’externalise des personnages eux-mêmes : flot de mots déformés, agression ou adhésion mimétique par onomatopées à l’ambiance plus qu’à l’idée, il est intrinsèquement désincarné, une véritable impasse, expression de la violence de l’exclusion sociale. Les policiers le reprennent d’ailleurs à leur compte, affirmant autant par leur mots que par leur agression physique l’échec absolu de leur communication avec ceux qu’ils sont chargés de réguler. Pourtant, la scène de départ où des jeunes invectivent d’un même cœur on ne sait qui en s’affirmant en cercle leur accord à grand renfort d’expressions finalement identiques et répétées signale d’emblée qu’il représente aussi une révolte et une solidarité vécue, le partage d’une condition, la tentative d’une chose à soi, une appropriation subversive.
Le summum est qu’il trouve sa résonance dans la langue de Marivaux ( » du Moyen Age « , comme le dit un jeune !) dont la pièce permet aux subalternes d’exister avec finesse, aux pauvres d’être riches tout en restant eux-mêmes puisque, rappelle la professeur de français, on ne quitte jamais sa condition et que les pauvres sont attirés par les pauvres et les riches par les riches.
L’Esquive n’est ainsi pas la mise en scène de la transgression des barrières sociales ou amoureuses mais celle d’un beau retournement d’image pour une banlieue systématiquement négative et réduite à des pantins dans la médiatisation et la perception générale : derrière leurs invectives, les jeunes de L’Esquive s’aiment et se cherchent. L’esquive de Lydia est plus que l’indétermination d’une jeune fille qui n’arrive pas à se décider : son ‘Je t’aime moi non plus’est le trouble d’un être qui se découvre aimé par celui qui ose risquer pour elle le ridicule en reprenant le rôle de l’amoureux en habit de Pierrot. Malgré son mutisme, le personnage de Krimo a une psychologie complexe. Frida éructe mais laisse percer son exigence de dignité. Tous s’emportent à tout bout de champ mais ont la fragilité et l’incertitude de leur âge. Ils sont humains, tout simplement.
C’est alors qu’en fin de film, l’émotion d’une séance de théâtre devant les parents et amis peut être normale sans paraître idéaliste, anachronique ou démonstrative. Le but est atteint, avec brio, car le film convainc de bout en bout. Mais comme disait Genette, le rire reste un tragique vue de dos, car la tombée des masques si brillamment orchestrée dévoile aussi combien derrière leurs maladroits marivaudages, ces jeunes sont dépourvus de tout.

///Article N° : 3258

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