L’essor du cinéma afro-américain

Entretien d'Anne Crémieux avec Jérôme Baron

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Jérôme Baron est Directeur artistique du festival Les 3 Continents, qui s’est tenu à Nantes les 19-26 novembre, avec une impressionnante rétrospective d’une quarantaine de films (fictions, documentaires, courts-métrages) du cinéma noir-américain comme autant de références à l’histoire afro-américaine des 70 dernières années. Il enseigne l’histoire du cinéma en classe préparatoire Ciné-Sup au lycée Gabriel Guist’hau à Nantes, est Président du cinéma associatif Le Cinématographe, la salle répertoire de Nantes et un des lieux du festival. Il a dirigé le collectif D’autres continents : Mouvances du cinéma présent à l’occasion du 40e anniversaire du festival, portrait à plusieurs voix du cinéma contemporain mondial. Il a également dirigé un numéro de Arts Recherches Créations sur Jacques Demy à l’occasion du 20e anniversaire de sa disparition (N° 115/2011).

Anne Crémieux : Pouvez-vous présenter l’historique du festival ?

Jérôme Baron

Jérôme Baron : Le festival a débuté en 1979 alors que le public français avait encore une connaissance très partielle de l’essentiel du cinéma mondial, hors Europe de l’ouest et Amérique du Nord. L’Amérique Latine et l’Asie sont les grandes absentes. Par exemple, en 1979, on découvre enfin à Paris l’œuvre de Mikio Naruse (1905-1969), alors que ce grand cinéaste japonais est l’auteur d’une œuvre abondante et précieuse. L’Afrique constitue un cas un peu différent avec une filmographie moins ancienne. Après les pionniers des années 60 et 70, les années 80 ont peut-être un peu exagérément été vues comme l’âge d’or du cinéma africain. Aujourd’hui, il faut continuer de défricher la carte du cinéma mondial et accompagner les émergences qui contrastent fortement avec le regard des cinémas plus accessibles, issus d’Europe et des États-Unis.

Le grand public a-t-il véritablement accès aux films d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie aujourd’hui ?

L’accessibilité sur les écrans est beaucoup plus importante aujourd’hui que dans les années 80, au début du festival. Chaque semaine, des films non européens ou américains sortent en salle. La place qui leur est faite dans les grandes manifestations internationales de Cannes, Venise ou Berlin est beaucoup plus large en proportion qu’avant : des films japonais et coréens ont été récompensés à Cannes ces deux dernières années et les sélections Un Certain Regard et de la Quinzaine leur réservent une portion qui n’est plus congrue. C’est également vrai en Amérique du Nord, le numérique ayant d’ailleurs renforcé ce phénomène depuis les années 2000. Les copies circulent davantage et à défaut de trouver une place dans le cadre des distributions traditionnelles, ces films sont vus un peu plus largement dans le monde, notamment car les festivals se multiplient et pallient en partie les déficiences de la distribution. Dans des pays où le parc de salles est déficitaire voire inexistant, ces films n’avaient auparavant aucune place. Le festival des 3 Continents participe de cette reconfiguration et a eu un regard pionnier sur le cinéma des autres et sur le monde plus largement.

Les fondateurs du festival l’ont conçu dans une vocation purement cinéphilique, héritière des Cahiers du cinéma. Serge Daney, rédacteur en chef des Cahiers de 1974 à 1981, faisait d’ailleurs partie du premier comité de programmation. Deux faisceaux se croisent : une cinéphilie qui cherche à étendre son regard à d’autres pans du cinéma, et une attention particulière aux mouvements tiers-mondistes de libération. C’est à mon avis ce qui constitue le socle du festival à son origine.

Pourquoi inclure les Noirs américains qui ne sont pas issus des trois continents ?

Dès la première édition de 1979, Serge Daney propose une programmation sur le cinéma noir américain. En effet, au sein du cinéma américain, très connu, il y a des pans invisibles, des histoires marginales, empêchées ou contraintes, dont celle du cinéma noir américain. Daney propose de porter son attention sur un petit ensemble de films qui montrent comment à travers l’histoire du cinéma américain, des personnes noires ont eu envie en tant qu’Américains de dire leur vision du monde, de se raconter, de projeter leurs propres fictions, et de nous amener à regarder autrement l’histoire des États-Unis. Nous souhaitions affirmer à quel point le cinéma a toujours été désiré par les Noirs américains. Le cinéma a toujours participé de la projection voire de construction de l’Amérique, de l’imaginaire historique et mythologique du pays ; il a construit le rêve américain. Il était donc nécessaire d’avoir une représentation de soi. C’est cette histoire des formes prises par ce désir de représentation que le programme a pour vocation de retracer.

The Scar of Shame (Frank Perugini, 1927)

Certains films programmés en 2019 avaient-ils déjà été programmés en 1979 ?

Quelques-uns. Par exemple The Scar of Shame (1927) sera projeté en version restaurée et numérisée, le public va donc le voir dans de meilleures conditions qu’à l’époque, sachant qu’à quarante ans d’écart et alors que le public s’est beaucoup rajeuni depuis 10 ans, il n’y a pas de véritable redite. 40 % du public du festival est âgé de 18 à 30 ans et il y a surtout beaucoup de nouveautés.

The Scar of Shame est ce qu’on appelle un « race film », ces films tournés dans les années 1910 à 1940, souvent produits par des Blancs mais réalisés parfois par des Noirs pour un public exclusivement noir puisque les salles étaient ségréguées à l’époque. La plupart ont été perdus et un travail d’archive, de valorisation et de restauration est fait depuis vingt ans aux États-Unis. Ce sont souvent des films à petits budgets.

Nothing But a Man (Michael Roemer, 1964)

Donald Bogle, auteur noir américain de nombreux ouvrages de cinéma, cite souvent ce film comme exemple d’une vision authentique de l’expérience noire américaine par des cinéastes blancs.

Oui, le débat des films faits par des cinéastes blancs sur l’expérience noire américaine s’est réouvert récemment autour de Kathryn Bigelow pour Detroit (2017), critiquée notamment par Spike Lee. Pour nous, un sujet n’appartient à personne, ce qui compte au cinéma, c’est d’abord un regard de cinéaste. L’expression ou la forme sont toujours liées à un vécu, à une expérience, à un regard qui du fait qu’il vient de l’intérieur est plus intime. Par les présences, les lieux, par une autre façon de parler du monde ou l’adoption de formes originales. C’est cela que nous avons eu à cœur de retracer. Un des films de la rétrospective est Nothing But a Man (Michael Roemer, 1964), en 35 mm restauré. Roemer était blanc, proche du Parti communiste américain à l’époque ; son film décrit la condition des cheminots américains dans les années 60. Malcolm X disait que c’était son film préféré.

Le Parti communiste était en effet particulièrement intégré racialement, plus que tout autre parti à l’époque. L’inclusion par Serge Daney de films noirs américains est aussi justifiée par le fait que ces cinéastes à l’époque, et encore aujourd’hui, connaissent et apprécient ce qu’ils appelaient le 3e cinéma, un cinéma politique provenant d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie. Et ils comptent parmi eux quelques cinéastes d’origine africaine.

Haile Gerima est Ethiopien immigré à Los Angeles. A la fin des années 70, Los Angeles et UCLA (University of California in Los Angeles) en particulier est le théâtre d’une émulation, avec un rassemblement de préoccupations à la fois sociales, politiques et révolutionnaires, contestataires, dont la dimension collective se reflète dans leur cinéma, indépendamment de la singularité de chacun des gestes. Chacun a son style propre : Charles Burnett, Larry Clark, Julie Dash, Haile Gerima, Ben Caldwell, Billy Woodberry, Alile Sharon Larkin, Melvonna Ballenger… Cette effervescence conteste l’hégémonie de la représentation hollywoodienne en proposant des manières alternatives de faire du cinéma tout en s’ancrant dans un présent politique, artistique et intellectuel très vif. C’est un moment clé qui opère également un contraste par rapport à la blaxploitation, ces films qui rencontraient un grand succès public à l’époque.

The Learning Tree (Gordon Parks, 1969)

Vous avez programmé le premier film hollywoodien réalisé par un noir américain : Les Sentiers de la violence dont le titre anglais était The Learning Tree (Gordon Parks, 1969).

C’est un très beau film, on est ravi de pouvoir le montrer. Il a été compliqué d’accéder à une copie mais on l’a, elle est actuellement dans l’avion. Le réalisateur fait montre d’un grand talent. Fort de son expérience de photographe, la direction d’acteurs et l’installation d’une atmosphère est très habile, faisant preuve à la fois d’une grande sobriété et d’une vraie ambition de mise en scène.

Ganja & Hess (Bill Gunn, 1973)

Ganja & Hess (Bill Gunn, 1973) est un film culte, un des rares films d’horreur noirs américains dont Spike Lee a réalisé une sorte de remake en 2014, The Sweet Blood of Jesus. Est-ce un film inédit en France ?

Je n’ai pas trouvé de trace de son passage en France. Ganja & Hess est un OVNI. Comme beaucoup de film de genre ou de « premières », comme Black Panther par exemple, on s’intéresse forcément à la manière dont ce cinéma négocie avec la référence hollywoodienne qui est toujours écrasante, soit en re-disposant des choses de manière très libre, soit en faisant semblant de reproduire des chemins et dans les interstices, aux détours, le film trouve sa propre voix. Il ne s’agit pas d’aller contre Hollywood car la machine est trop puissante, on voit d’ailleurs bien pour les cinéastes de la LA Rebellion combien il a été difficile de poursuivre une carrière tout en gardant son indépendance d’esprit. Quand Burnett accepte de travailler à Hollywood pour produire The Glass Shield (1994), le film lui échappe en partie et il en parle avec un peu d’amertume, même s’il reste intéressant. Cela reste très présent dans le cinéma d’aujourd’hui.

The Hate U Give (George Tillman Jr., 2018)

La programmation plus récente est également remarquable.

C’est probablement une des impulsions fortes de la programmation : depuis une quinzaine d’années, le flux de films réalisés par des Noirs américains est sans précédent. Plus de 200 films depuis 2007, avec des succès comme l’Oscar de Moonlight (Barry Jenkins, 2016) ou le succès planétaire de Black Panther (Ryan Coogler, 2018). Nous avons donc tenu à inclure Get Out (Jordan Peele, 2017) et The Hate U Give (George Tillman Jr., 2018).

Oui, il y a aussi eu l’Oscar de Selma (Ava Duvernay, 2014) ou la nomination de Mudbound (Dee Ress, 2017).

Il y a tant de films que nous n’avons pas pu montrer. Je pense à Dead Presidents (1995) des frères Hughes, réalisés dans la foulée du succès de Menace II Society (1993), qui n’obtient pourtant pas de sortie nationale de par son regard sur la guerre du Vietnam qui consomme et rejette les jeunes délinquants noirs. Pour ceux qui ont survécu, ils reviennent encore plus maudits que les autres parce qu’ils sont noirs, non seulement traumatisés mais déclassés. Le film est d’une violence formelle absolument inouïe, ce qui peut expliquer sa faible distribution.

La mise en scène de la violence chez les frères Hughes est frappante. On la retrouve dans Get Out avec par exemple cette scène au début d’attaque dans la rue, où la violence peut faire irruption à tout moment. C’est un des leitmotivs, et on voit bien pourquoi, de la production culturelle noire américaine.

Nous avons volontairement mis Menace II Society en parallèle de Boyz N The Hood (John Singleton, 1991) qui inclut un questionnement moral totalement absent de la filmographie des frères Hugues. Chez les frères Hughes, la violence est brutale, intempestive, terrifiante par la manière dont elle travaille au corps la société américaine et montre ce dont elle est le reflet, la manifestation, ce qui l’a fabriquée.

Juice (Ernest Dickenson, 1992)

Bien que les contextes se fassent écho, Menace II Society est un film de gangster tandis que Boyz N The Hood est plutôt du côté de la docu-fiction, sachant que les frères Hughes ne sont pas issus de ces quartiers, contrairement à John Singleton qui sans doute ressent un devoir politique de donner une porte de sortie à son héros.

Oui, c’est pour ça que j’ai voulu les mettre en miroir l’un de l’autre, avec dans l’intervalle un film comme Juice (Ernest Dickenson, 1992) qui porte encore un autre regard sur la jeunesse noire américaine de l’époque.

The Cool World (Shirley Clarke, 1963)

Quand on ne sait pas ce qui a été coupé, on voit surtout qu’il y a beaucoup de pépites qui vont intéresser le public, beaucoup de films invisibles, anciens, comme ceux d’Oscar Micheaux très peu vus en France. The Cool World (Shirley Clarke, 1963) est également un film mythique.

Le cinéma de patrimoine est une des vocations du festival et du Cinématographe. Après le festival, nous organiserons le dépôt des copies des films de Fronza Woods à la Cinémathèque française pour préservation. En effet, pour l’instant elle les garde chez elle dans des conditions qui ne peuvent pas être optimales. Nous projetons beaucoup de films en 16 mm pour tenter de rester au plus proche du format d’origine. Le film de Roemer, Nothing But A Man, a bénéficié d’une restauration financée par la librairie du Congrès et nous verrons donc une belle copie. Les films d’Oscar Micheaux sont également en versions numériques très satisfaisantes, restaurées par la librairie du congrès, le MoMA et Kino Lorber.

Avez-vous volontairement tenté d’inclure la filmographie féminine noire américaine ? Le site www.sistersincinema.com, qui s’efforce de les répertorier, montre bien qu’elles sont peu nombreuses.

Nous souhaitions en tout cas l’explorer car elle inclut des propositions de cinéma absolument singulières. Certains films sont à mes yeux parmi les plus importants de la programmation, de par leurs points de vue artistiques et politiques. Nous avons tenté de les valoriser sans en faire un étendard de films de femmes, même s’ils présentent bien sûr des échos, des résonances. D’un point de vue formel, narratif, intellectuel, on reconnaît une double volonté d’émancipation que nous avions à cœur de présenter.

Si le premier film hollywoodien réalisé par un homme noir date de 1969, le premier réalisé par une femme noire date de 1989, Une Saison blanche et sèche de Euzhan Palcy, qui n’est pas américaine mais martiniquaise. Est-ce pour cela qu’elle n’apparaît pas dans la sélection ?

Losing Ground (Kathleen Collins, 1982)

C’est surtout parce que ses films ont déjà été beaucoup vus, même s’ils ne sont pas régulièrement sur les écrans. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité et de même, il n’y a pas de film de Shelly Larkin alors que j’apprécie énormément ses films. En revanche, j’ai mis le film de Kathleen Collins, Losing Ground, que je trouve extraordinaire pour sa représentation du rapport homme femme dans leur désir de sexualité, c’est un film unique. Sans oublier Julie Dash qui me semblait incontournable. Daughters of the Dust (1991) n’est jamais sorti en France, c’était l’occasion de lui redonner une place alors qu’il aborde la question de l’héritage africain et caribéen et le destin subi de la communauté noire américaine.

Daughters of the Dust (Julie Dash, 1991)

J’étais étonnée de ne pas voir The Watermelon Woman (Cheryl Dunye, 1995) ou Pariah (Dee Rees, 2011) tant cette programmation est complète et reflète la diversité du cinéma noir américain. Est-ce parce qu’ils ont été trop vus ? Il n’y a pas de représentation de l’homosexualité ni de réalisateur ou de réalisatrices homosexuelles dans la programmation.

Encore une fois, nous avons une programmation limitée. J’avais rapidement fait une première liste de 75 films et je savais que je n’en montrerai que 45 au maximum. Nous avons laissé de côté des films qu’on avait à cœur de montrer. Toute rétrospective implique une part de frustration. Une partie de la programmation a été décidée tôt, dès le mois de mai, afin d’avoir un programme large fléché pour les lycées qui implique un rapprochement en amont avec les enseignants et les établissements.

Moses Sisters Interview (Pearl Bowser, 1978)

Avez-vous privilégié la fiction plutôt que le documentaire ?

Il y a beaucoup de films qui se placent sur une ligne frontière entre documentaire et fiction. La fiction se nourrit à une source puissante, mais nous avons inclus quelques documentaires, comme cet entretien de Pearl Bowser des sœurs Mose, trois femmes déjà avancées dans l’âge puisque la plus jeune des trois avait 67 ans et la plus âgée 75. Elles reviennent sur leur carrière de choristes et de danseuses à Harlem dans les années 20 et sur leurs débuts au cinéma, notamment avec Oscar Micheaux. Nous avons également découvert que Zora Neale Hurston, grande écrivaine noire américaine et anthropologue, avait tourné des films en 16 mm au cours de ses recherches sur les communautés de travailleurs noirs américains. On montrera donc, en ouverture du film de Roemer, un court sur des ouvriers du chemin de fer en Floride tourné par Hurston dans les années 20. C’est une femme dont la trajectoire est assez folle, son acuité de regard et d’analyse est absolument brillante.

Une parole de conclusion ?

La position fondamentale du festival est que ces films sont faits pour tout le monde. Ce sont des films partageables. Le cinéma est un endroit où l’on vient pour éprouver du plaisir. Plus on découvre de films, plus on éprouve du plaisir. La démarche de programmation et de mise en valeur des œuvres est avant tout motivée par cette conviction.

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