Lettre à Ousmane Sembène

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Ousmane,
Je ne peux plus entrer dans ton bureau, sans frapper, et te parler directement comme je l’ai fait pendant si longtemps ; mais je sais que pour moi, l’assistant, l’ami, le fils, tu as toujours eu l’oreille attentive, même dans les moments de saut d’humeur !
Car toi qui connais si bien les traditions wolof, tu sais que si les morts ne parlent plus, ne voient plus, ils continuent bel et bien d’entendre les vivants. Je sais que là où tu es, dents serrées sur ta pipe, tu dois avoir ton petit sourire ironique, mais bienveillant, en entendant les hommages qui fusent de partout, les thuriféraires qui ont sorti les grands encensoirs, tous ceux qui soudain se sont découvert une âme de cinéphiles ou de poète, même s’ils n’ont jamais vu un de tes films, lu un de tes livres.
Mais stoïque, comme lassé des critiques, des flatteries où des flagorneries, tu restes un phare dans le ciel du cinéma africain ; que l’on t’admire ou que l’on te dénigre, ton œuvre cinématographique témoigne du passé, du présent de l’Afrique avec une force inégalée. Même les cinéastes africains qui disaient ne pas t’aimer ont fait du « Sembènisme » dans leurs films, parce que tu as éclairé le chemin, illuminé les salles obscures de tout le continent.
Pour tes combats artistiques, cinématographiques, littéraires que tu as si pleinement réussis, j’ai essayé d’être à tes côtés, pour te seconder loyalement, fidèlement et, oui, j’ai essayé de lutter à tes côtés jusqu’aux derniers moments de ta vie sur terre, contre les insatiables hyènes et vautours. Car c’est toi, je le sais, qui a voulu les choses ainsi.
Homme du refus, dit-on de toi, homme du non, dirais-je plutôt ; non à l’imposture religieuse sous couvert de l’Islam ou du Christianisme ; non au mimétisme de l’élite néocoloniale aux yeux bandés par l’Occident ; non aux compromissions esthétiques.
Ton héritage artistique est certain, mais il sera décidément lourd à porter pour les épaules des nouvelles générations où l’on compte plus de vidéastes que de cinéastes.
Ousmane, tu le disais si bien, ton œuvre n’est pas valeur commerciale pour l’Occident, même si tellement de gens aimaient tes films en Europe, aux Amériques ; de bonnes ou de mauvaises raisons expliquent cela : ton cinéma ne répond naturellement pas aux habitudes de consommation acquises ainsi qu’à certaines lois du simple plaisir cinématographique.
Il n’est pas étonnant non plus que lors de différentes réunions, tous les regards se dirigeaient vers toi, chaque fois qu’il était question de stratégies et de modalités d’action à adopter, car celui qui prend chaque fois la parole pour montrer la voie avec une telle cohérence, ce n’est pas Sembène le cinéaste, ni Sembène l’écrivain, mais d’abord et surtout toi, Ousmane le militant. Là est la force, le soubassement inébranlable à partir desquels tout a été possible.
Et c’est ainsi que tu as mené les combats essentiels de ton temps, pour la justice, la liberté, la dignité de tous les peuples africains.
Ousmane, tu nous as quittés, physiquement, dans la plus grande discrétion, dans la plus grande dignité, malgré ta grande souffrance, mais tes faisceaux éclairants, restent, resteront pour toujours.
Avec ta foi de véritable croyant (pas de croyant « m’as-tu vu prier » du vendredi ou du dimanche), tu nous laisses une inépuisable leçon de créativité, de dignité et de courage.
Repose-toi, rassuré ; à côté des masques initiatiques africains que tu aimais tant, tu es devenu toi aussi, et pour l’Éternité, figure sacrée d’ancêtre !
Nous veillerons sur ton œuvre cinématographique et ta pensée.
Tu nous manques déjà beaucoup. Dors en paix.
Merci pour tout, Ousmane ! À toi l’aîné des Anciens. Merci !

///Article N° : 8513

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