Le film commence sur la déclaration de l’Etat d’urgence et des images saccadées. Il n’y a là aucune esthétisation gratuite : c’est bien d’une période d’accélération de l’Histoire qu’il s’agit, d’un temps difficile à saisir où les faits sont si lourds en affects qu’ils se chargent d’imaginaire, où la vérité est volontairement masquée. Zulu Love Letter dévoile une mémoire complexe, chargée de douleur et de colère.
Situé en 1996, deux ans après les élections de 94 qui ont amené Mandela au pouvoir, faisant référence à un assassinat perpétré dix ans auparavant, il est en fait d’une brûlante actualité pour signifier que le traumatisme du peuple sud-africain est encore vif. Thandeka, une femme noire, a lutté comme journaliste, a subi les pires violences en prison, a accouché de ce fait d’une fille sourde et muette. Elle se retrouve à la sortie de l’apartheid non dans une névrose mais dans les limbes, cet état d’entre-deux où rien n’est encore réglé, où le traumatisme n’est pas évacué et où tout reste encore bloqué. Elle ne peut dans cet état souscrire au discours officiel de réconciliation.
C’est cet écart entre la sphère publique (Commission Vérité et Réconciliation) et la sphère privée (intégration dans l’intime du changement historique et gestion du deuil) qui fait le grand intérêt du film de Ramadan Suleman, en écho à son premier long métrage Fools (1997) qui portait sur la répercussion de la violence dans la communauté noire durant l’apartheid. Thandeka ne peut accepter l’amnistie proposée par la Commission tant qu’elle ne peut assumer une épuration du passé dans son propre corps et sa propre famille. Elle cherche et se cherche sans solution, sans voir que sa propre fille lui montre le chemin en réalisant des broderies de perles en forme de lettres d’amour, à la manière des costumes folkloriques zoulous. Jusqu’à sa rencontre avec Me’Tau, cette vieille femme de Soweto qui retrouve Thandeka parce qu’elle avait été témoin de l’assassinat de sa fille et pour qu’elle l’aide à retrouver les bourreaux afin d’arriver aux restes de sa fille assassinée qu’elle voudrait enterrer dans la tradition.
Comme dans le Cambodge de Rithy Panh, les âmes errantes hantent les vivants. La tentation est de chercher des boucs émissaires, de se culpabiliser les uns les autres : « N’utilise pas le passé contre moi », lance son père à Thandeka. La touchante relation avec Essop, le père de sa fille à qui elle peut livrer son trouble, joue malgré leur séparation comme un sas d’ouverture, un bol d’air essentiel. Thandeka cherche les portes ouvertes pour se reconstruire, pour faire cesser le deuil qui squatte sa tête et sclérose sa vie, pour retrouver la parole alors que tous autour d’elle semblent l’avoir perdue. Elle est comme Douda D, ce fou éclairé, personnage récurrent des cinémas d’Afrique, qui se demande d’où le vent peut commencer à souffler. La politique n’est qu’une lointaine caravane vantant le chemin accompli. Nombreux sont ceux qui se sont rangés et ne veulent pas d’ennui. C’est dans le retour aux sources culturelles, le rituel proposé par Me’Tau, que Thandeka trouvera le repos, magnifique lettre d’amour des vivants aux morts pour continuer de vivre. Sur l’hôtel du souvenir, photos, fruits, bougies, la mémoire peut apaiser les monstres du passé.
Thandeka est remarquablement interprété par Pamela Nomwete Marimbe qui s’investit entièrement dans son personnage, lequel prend aux tripes et concourre à la réussite de ce film poignant. La qualité de l’image, du montage et du rythme, des éclairages en clair-obscur cultivant l’intériorité et une bande-son toujours juste contribuent eux aussi à faire de ce film important un témoignage essentiel que tout homme politique devrait prendre comme film de chevet !
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