Lettres à l’Indigène

De Joël Des Rosiers

" Un chant d'amour océanique "
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Tout commence à la place Saint Sulpice où a lieu en juin, à Paris, le Marché de la poésie. Le poète y croise, de manière fulgurante, une étrangère qui devient, du jour au lendemain :  » une expérience affective, un objet de mémoire, un avent, l’Indigène dans ma vie. « (p. 37) Dès l’avant-dire, le lecteur a une idée de ce qui se joue, qui a trait au langage et à l’intime, à l’amour et à la créativité. Le poète indique en quel sens publier des lettres d’amour c’est  » vider la subjectivité pathétique au profit d’une intention créatrice  » (p8). Et dans un langage  » sans ornement « (p.30). Car l’important c’est de penser que :  » Tout être vit à partir d’un petit signal fascinant trouvé dans un autre être et comme sans cesse perdu pour lui-même « (p.13) Ces lettres, écrites du 20 juin au 7 février 200., sont envoyées de Montréal. Mais les réponses de l’Indigène manquent à l’appel. Cependant, tout l’art de Joël Des Rosiers consiste à renvoyer en écho des mots et images de la femme intemporelle, absente mais ô combien présente. En outre, l’évocation d’un texte littéraire, une nouvelle (1), semble être un fil ténu, à peine perceptible, qui parcourt le texte de part en part.

Les Lettres à l’Indigène, sont lettres d’amour d’un homme à une femme – mystère qui fait signe, appelle, rassemble les souvenirs épars du poète. Cette femme-correspondance, amante en écriture, est-elle de chair et d’os, une île, une mer ou un vétiver  plante (et parfum) qui ne quitte pas l’imaginaire du poète ? Sans doute tout cela à la fois. Vétiver est, en effet, le titre d’un de ses recueils qui a fait grand bruit (2) et dans lequel l’origine et l’errance sont mises en abyme pour dire les lieux multiples et inextricables qui peuplent la mémoire du poète. Dans Lettres à l’Indigène, l’histoire et la mythologie du vétiver plante déracinée, sont rappelées en rapport avec le personnage de la Tamoule :  » La Tamoule, elle-même déracinée en Guyane, incarne la plante sacrée employée dans les cérémonies rituelles en Inde ; sa présence, évoquée comme une malédiction, rappelle les souffrances de ceux qui remplacèrent les esclaves « (p.22). Et, pour le poète,  » il y a tant de lumière dans le mot même « (p.23).

De temps à autre, le poète procède comme Nietzsche dans Ecce Homo. Il raconte pourquoi il écrit de si beaux textes. L’intertextualité, dans la poésie de Joël Des Rosiers, semble donc donner le ton de cette parole qui s’origine dans la Caraïbe et va plus loin, encore plus loin. Elle embrasse, dans un même geste, toutes les eaux qui la nourrissent. L’errance trace la géographie houleuse du poème (ou, ici, de la lettre) qui se  » déplace  » – avec et autour du poète – dans la mer et ses abysses qui sont autant de lieux de traversée où prennent naissance désirs et émotions. Parfois persistent et signent des poèmes concis, à côté du phrasé si soigné de la lettre écrite de l’exil. Et tout se passe comme si, d’un livre à l’autre, l’Autre ou Eurybate (3) (p.171), fidèle compagnon d’Ulysse, était toujours là, chantant les mêmes mystères, affrontant les tempêtes. Embarqué sur la mer infinie du poème, le poète a besoin de lois : il nomme ses  » pères « , Saint-John Perse, Glissant, Césaire :  » J’aime Césaire qui aima Haïti. La phrase a besoin du père « (p. 34). Comme l’aimée, la  » phrase  » est, dans la distance, choyée, vouvoyée, espérée, assignée, accordée. Car, entre I. et J. ces deux initiales en correspondance, l’amour est d’abord petites histoires racontées, souvenirs, détails de la vie du poète qui est aussi, dans la vie quotidienne, médecin et psychiatre ; évocation de ses passions, le football et  » le coup de tête de Zidane (4) « , la danse, la musique, le jazz, l’architecture La poésie s’empare du vécu qui entre en langage et se dit en laissant des traces repérables, comme un fil d’Ariane, même si  » Les traces de l’amour sont inviolées et le resteront à jamais./Intimes. « p.61).

1. Voir pages 103-105. Par ailleurs, le lecteur sait que Joël Des Rosiers a publié une nouvelle coécrite avec Patricia Léry, Un autre soleil, chez le même éditeur, en 2007.

2. Montréal, éditions Triptyque, 1999. Grand prix du Livre de Montréal (1999) ; Grand prix du Festival International de la poésie de Trois-Rivières (2000) ; Prix du gouverneur général pour la traduction anglaise(2006).

3. Il y a trace de plusieurs Eurybate dans des textes anciens, mais Joël Des Rosiers parle de ce compagnon d’Ulysse dont on dit qu’il avait la peau basanée, les cheveux crépus et dont l’esprit s’accordait avec celui d’Ulysse. Le poète l’évoque plus d’une fois, y compris dans ses interviews.

4.  » Il n’est pas exagéré de parler du coup de tête de Zidane dans la poitrine du joueur italien, provocateur, qui venait cruellement de l’insulter, comme d’un grand moment, sans doute d’instinct animal, mais qui par sa perfection brute rachète au centuple l’honneur blessé. Le triomphe de l’un a été fait du sacrifice de l’autre.  » p.16Joël Des Rosiers, Lettres à l’Indigène, Montréal, Triptyque, 2009, 171 pages.///Article N° : 9534

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