Leur Algérie, de Lina Soualem

Au-delà du silence

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En sortie le 13 octobre 2021 dans les salles françaises, le documentaire multiprimé de Lina Soualem est à la fois tragique et désopilant, en tout cas émouvant et passionnant de bout en bout.

Fille de comédiens, Hiam Habbas et Zinedine Soualem, Lina Soualem avait préféré une autre orientation : elle fit des études d’histoire et de sciences politiques, puis devient programmatrice de festivals en Amérique latine et en Palestine, ce qui lui permit de découvrir le documentaire et son importance pour la mémoire collective. Et comme souvent lorsqu’on débute la réalisation, elle a pris comme sujet ce qu’elle connaissait le mieux : sa propre famille – non ses parents mais ses grands-parents paternels. Riche de sa réflexion, avec des documents d’archives tant familiale qu’historiques, elle opère l’articulation entre la grande Histoire et l’histoire familiale qui en découle.

Après 62 ans de mariage, ils se séparent, mais Aïcha continue d’amener ses repas à Mabrouk, qui habite tout près. Ils étaient venus d’Algérie en Auvergne, à Thiers, capitale de la coutellerie, dans laquelle a travaillé Mabrouk. Il avait 19 ans, mais il n’en parle jamais, se murant dans un silence qui en dit long lorsque parfois il lâche qu’on les a emmenés, que les immigrés bossaient comme des prisonniers, dévoilant une conscience politique refoulée mais bien présente. Aïcha, elle, parle volontiers mais surtout, magnifique et attachante, rit à gorge déployée tant elle a du mal à répondre aux questions incisives de Lina. Mariage arrangé à 15 ans, nuit de noce, guerre d’Algérie : analphabète, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, elle faisait avec, suivait Mabrouk…

Mais derrière le rire surgit le tragique : à travers ses deux grands-parents, Lina retrace l’arrachement, le déracinement, la déconnexion, la rudesse de l’exil et de la condition ouvrière immigrée, dans cette forge appelée « le creux de l’enfer ». Alors que la main-d’œuvre algérienne n’y est aucunement évoquée, Lina filme Mabrouk dans le musée de la coutellerie pour restaurer une mémoire, mais aussi pour réveiller la sienne… Devant la photo de sa propre mère, Aïcha pleure de n’avoir jamais eu les moyens de « la gâter ». Et ce n’est que lorsque Lina lui montre ce qu’elle a tourné dans leur village natal de la montagne kabyle que le visage de Mabrouk s’éclaire. Ces moments d’émotion illuminent le film, mais aussi tous ces moments d’humour entre les blagues sur le mutisme de Mabrouk et les fous rires d’Aïcha.

« C’est à travers leur Algérie que j’ai pu trouver la mienne », dit Lina Soualem. Leur Algérie, alors que, venus en 1954, ils n’y sont jamais retournés : elle était dans l’idée du retour, ce fameux mythe qui ne s’est jamais réalisé car la situation algérienne ne le facilitait pas, car, dit Aïcha, « personne nous a dit de partir, alors on est restés » ! Leur Algérie, c’était cependant un attachement sans faille à une enfance non loin de Sétif, qui s’éloigne peu à peu. De même, les ouvriers algériens finançaient le FLN mais ne sont pas rentrés à l’Indépendance, pas vraiment maîtres de leur destin.

En utilisant les images familiales tournées par Zinedine Soualem, de même que le tout premier documentaire critique sur la guerre d’Algérie réalisé en 1972 par Yves Courrière et Philippe Monnier pour rendre compte de la nature fratricide du conflit, Lina ancre une transmission, une interface entre sa génération et celle de ses grands-parents. En ancrant son film dans la grande Histoire, elle évite de se perdre dans une histoire personnelle. C’est sans doute cette résonance qui a sensibilisé les fonds d’aide arabes, alors que les télévisions françaises ne s’y intéressaient pas. Un témoignage pourtant vital pour comprendre le destin de ces Chibanis qui ne peuvent pas repartir en Algérie car ils perdraient leur retraite et ne peuvent donc finir leur vie là-bas.

Le film est dédié à Mabrouk, décédé après le tournage, en février 2020. Profondément émouvant en même temps que drôle et donc distancié, Leur Algérie laisse une trace humaine, sensible et profonde.

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