L’évolution des perspectives dans la critique française de cinéma et dans son appréhension des films d’Afrique

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Intervention lors du colloque du festival de Carthage par Olivier Barlet, critique à Africultures, Afrique-Asie et Continental, directeur de la collection de cinéma Images plurielles et rédacteur en chef d’Africultures (France)

Qu’on me permette d’aborder un sujet aussi complexe d’une façon très personnelle, en suivant les étapes de mon appréhension des films du Sud.
1) l’auteur
on ne rêve pas d’être critique de cinéma comme d’être médecin ou pompier, on le devient.
C’est un itinéraire qui ne peut aller sans être habité par un souci profond de comprendre le monde.
Il n’y a de légitimité que dans une véritable culture cinématographique.
J’en rajouterais volontiers une autre : considérer un film comme un être vivant, et lui faire l’honneur de ne pas l’enfermer dans des systèmes de pensée, c’est-à-dire tenter d’échapper à tout dogmatisme.
Or, j’ai 50 ans et ai été formé dans une culture cinématographique marquée par des énoncés dogmatiques, celle des débats critiques en vigueur (par exemple entre Positif et les Cahiers) depuis la grande remise en question de la dernière guerre, quand on a interrogé le statut de l’image dans le cinéma des années 30 comme facteur d’acceptation de l’idéologie fasciste.
Il serait passionnant mais trop long ici de résumer ces débats.
Une historiographie des revues de cinéma est fastidieuse tant elles sont nombreuses et souvent éphémères, mais passionnante car les débats qui les ont opposées suivent tant l’évolution de la société que bien sûr celle du cinéma lui-même.
Quelques repères cependant :
1954 – François Truffaut publie dans les Cahiers du Cinéma un article intitulé « Une certaine tendance du cinéma français ». Il s’attaque au cinéma du réalisme psychologique de Claude-Autant Lara, Jean Delannoy, René Clément, Christian Jacques, Yves Allégret… Il met en cause un cinéma « de la qualité française » qu’il définit comme un « cinéma anti-bourgeois, fait par des bourgeois pour des bourgeois ».
Pour Truffaut, le combat est clair : il faut tuer le « cinéma de la qualité » s’il l’on veut que vive un cinéma d’auteurs.
Le mot est lâché. Cette bande d’Hitchcocko-hawksiens (comme on appelle l’équipe des Cahiers) généralise la pratique des grands entretiens avec les cinéastes : l’auteur trouve sa place dans la parole sur les films, à côté du critique et de l’essayiste.
Ce sera l’opposition entre « la politique des auteurs » des Cahiers et la défense des films de Positif.
Quoi qu’il en soit, les deux revues se rejoignent quand même dans la haute considération qu’elles ont pour les auteurs.
Rivette dira qu’un auteur, « c’est quelqu’un qui parle à la première personne ».
La Nouvelle Vague sera le champ d’expérimentation de ces débats.
Les réalisateurs-critiques laissent ainsi le champ libre à des « critiques littérateurs », à commencer par Jean-Louis Bory qui défend sa position critique par une culture cinématographique tout en considérant chaque film comme « quelque chose de vivant » sans vouloir y appliquer une quelconque théorie d’entrée.
C’est l’époque où une bonne critique de Bory valait 50 000 entrées.
Le critique est alors un chroniqueur, que le lecteur retrouve volontiers, une plume qui devient toute-puissante sur le devenir des films… On verra des romanciers comme Claude Mauriac ou Françoise Giroud faire ainsi des incursions dans la critique de cinéma.
Dans ce contexte, la vigilance n’est plus la même : une œuvre aussi passéiste et romantico-lacrymale (le mot est de Jacques Zimmer) que Un homme et une femme de Claude Lelouch est présentée comme un chef d’œuvre.
Lorsque les revues critiques osent monter la voix, un divorce apparaît d’avec le public.
Mais le divorce est aussi vrai entre les réalisateurs et la critique : Claude Lelouch se pose déjà comme victime de la critique, bien avant Patrice Leconte en 1999 dont la lettre à l’ARP (société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs) relança la polémique. Le débat est ainsi permanent entre une critique qui prône sa liberté et des réalisateurs qui lui demandent de soutenir leurs essais d’un cinéma différent. La permanence de ce malentendu et son existence dans d’autres sphères géographiques me semble éclairer une des perspectives énoncées par ce colloque.
L’explosion de la Nouvelle Vague ne cachera pas longtemps l’émergence d’auteurs (justement) dans les autres continents.
Le soutien aux cinémas du Sud, notamment par la cellule technique du ministère de la Coopération puis par les fonds d’aide aux films du Sud est marqué par cette conception du cinéma d’auteur comme critère de qualité.
Cette notion d’auteur comme critère absolu me semble ne pas toujours correspondre à la réalité des films du Sud qui répondent souvent à l’exigence d’un énoncé collectif, non qu’il y aurait un discours obligé (même si ce fut historiquement le cas dans certains pays), mais au sens où lorsque les cinéastes se concentrent sur des destins individuels, comme le disait Glissant dans Le Discours antillais, « cet intime est inséparable du devenir de la communauté ».
Lorsqu’à la faveur de 68, la politique débarque dans la critique comme critère essentiel, un nouvel élément de définition s’ajoute à l’oeuvre d’auteur : pour être politique, elle doit être esthétiquement novatrice. Fascination pour le cinema novo brésilien ou pour les œuvres d’Europe de l’Est, notamment du printemps de Prague.
Les cinéastes doivent alors faire face à l’enfermement dans une école, un genre, un style…
Me semble intéressante la position d’un Serge Daney lorsqu’il se trouve en octobre 1981 à Mogadiscio pour le premier symposium du cinéma panafricain. Face à l’exigence affichée de parler de Cinéma Africain avec des majuscules, il se demande : « Et s’il fallait tout mettre au pluriel ? Ce n’est pas du Cinéma Africain (majuscule) qu’il faudrait partir (d’ailleurs, il n’existe pas) mais de ces expériences précieuses que représentent ici et là les films. (…) En Afrique plus qu’ailleurs, l’avenir est aux films, pas au Cinéma. Mais ça, il vaut mieux le garder pour soi. » (Ciné-journal)
2) la naïveté
J’ai pour principe de ne pas lire une critique avant d’aller voir un film, mais par contre, je suis bien sûr ensuite très intéressé de voir comment mes collègues analysent le film.
Ce qui m’a frappé dans les critiques des cinémas d’Afrique, tant dans les années 80 que 90, était à quel point on y lisait souvent le mot naïveté, dans une acception positive au départ, puis parfaitement négative.
J’ai eu l’occasion de développer ce sujet dans un article de la revue de la Cinémathèque française paru tardivement en 1999 qui s’intitulait Cinémas d’Afrique noire : le nouveau malentendu dont j’avais repris les grandes lignes dès 1997 dans le premier numéro d’Africultures dans un dossier-manifeste sur la critique.
Très rapidement, pour résumer ici un article de 15 pages, cela revenait à ouvrir le dictionnaire Robert. Il donne deux sens à la naïveté : a) une candeur ingénue ; b) une irréflexion faite d’ignorance et d’inexpérience.
a) Le premier sens s’impose dans la deuxième moitié des années 80 : les films d’Afrique apportent une fraîcheur sereine à un cinéma européen qui s’enlise et perd des spectateurs, et qui doute de son avenir face à la montée en puissance de la télévision.
Cherchant davantage dans les films une séduction qu’une véritable compréhension, les années 80 les ont volontiers perçu comme exotiques, mythiques, primitifs, contemplatifs, etc.
b) Mais voilà que les cartes (postales) sont durablement brouillées : les révoltes des ghettos immigrés dans les banlieues et les pertes de repères identitaires répondent en un douloureux écho à la crise du continent écartelé : les années 90 sont graves, elles exigent autre chose : du social, messieurs !
La naïveté du film africain n’est plus une délicieuse candeur mais une absence d’évolution, une irréflexion. Deuxième sens du terme naïveté, deuxième époque : les années 90, qui voient le déclin du succès des films d’Afrique.
On enferme les cinémas d’Afrique dans des catégories placard et on les taxe d’académisme : Jean-Michel Frodon donne dans un de ses articles de Cannes (13 mai 1997) la définition du «  genre dominant la production africaine  » (parlant ici des films d’Afrique noire):  » drames familiaux et communautaires au village ; conflit entre tradition et modernité ; symbolisme de l’Afrique immémoriale « .
On en vient ainsi à nier le film en tant qu’œuvre pour ne plus en faire que le produit d’un académisme : le considérer comme un objet et non comme un sujet pousse à la négation de sa nouveauté et de son irréductibilité. Qu’il s’agisse de glorifier la différence culturelle d’un film ou de purement la nier, le critique lui refuse pour cause de naïveté ou de primitivisme la simple accession à un statut esthétique.
3) le plein et le vide
La question des grilles de lecture se posait donc, à commencer par la mienne !
La comparaison entre deux films m’a fait découvrir l’importance d’un regard critique endogène.
D’une part, Doulaye, une saison des pluies d’Henri-François Imbert, élégante tentative de rencontre entre deux mondes comme entre le souvenir d’enfance et la réalité d’aujourd’hui. A la recherche d’un ami de son père, Imbert se laisse heureusement bousculer par ses rencontres qui prennent finalement son film en main. Le voyage se fait initiatique. Et d’autre part, le film du Mauritanien Abderrahmane Sissako qui part lui aussi à la recherche d’un ami en Angola dans Rostov-Luanda. Ses rencontres esquissent peu à peu un état des lieux d’un pays en guerre.
Les deux films sont respectueux et respectables. Ils ne s’opposent pas mais se complètent. Imbert filme pour comprendre l’Autre, détour nécessaire pour revenir à lui-même : tout en répondant à ses interrogations de mémoire intérieure, il tente de capter les images d’une réalité, tant la pauvreté des conditions de vie que la qualité de l’accueil. Sissako connaît trop cette réalité pour vouloir la montrer. Ce sont plutôt les vides qu’il tente de saisir : non pas la guerre mais ses stigmates, ses traces en chacun, en un mot l’absence de paix. Ce n’est pas d’une réalité qu’il cherche à témoigner mais de ce manque, du fait qu’il ne peut la mettre de côté. C’est l’Histoire complexe de l’Afrique qu’il explore sur le mode de l’intime, sa propre histoire. Alors que la disponibilité et le sourire des gens qu’il rencontre ramènent Imbert à lui-même, Sissako partage avec eux la même quête angoissée que le temps finit par rendre sereine et déterminée, comme dans La Vie sur terre. C’est cela qu’il filme car c’est cela sa vérité.
Images extérieures du plein contre images intérieures du vide. Je comprenais que dans mon écriture aussi, je devais en tenir compte et me mettre à l’écoute au sens où l’entendait Godard dans Le Gai savoir : « Il faut que l’œil écoute avant de regarder » : ne pas chercher à faire de mes critères un absolu.
4) la différence
J’avais ainsi de plus en plus le sentiment qu’une ambiguïté traverse en permanence le discours critique (qui rejoint les préjugés en cours) et qui revient à renier le statut de contemporanéité aux œuvres africaines.
Cette ambiguïté me semble bien expliquée dans le débat sur la revendication immigrée en France.
Face à l’universalité dévorante de la culture dominante, la tentation de l’antiracisme fut de fonder son combat sur la défense des différences culturelles érigées en valeurs absolues.
Dans les années 80 (avec SOS-Racisme et le slogan « touche pas à mon pote »), les immigrés et ceux qui les soutenaient ont revendiqué le « droit à la différence« .
Le risque était d’enfermer l’Autre dans une place, un rôle, des valeurs mythiques.
Pour s’en dégager, les immigrés sont passés à la revendication du « droit à l’indifférence » c’est-à-dire d’avoir les droits de « Monsieur tout le monde » face aux discriminations de la société et tout simplement qu’on les laisse tranquilles alors même que le discours raciste se banalise.
En somme d’être des citoyens dans une société qui se reconnaîtrait multiculturelle.
Le danger d’une telle revendication est cependant de se diluer dans un moule global. De faire, au niveau culturel, une soupe d’une salade, les composants de la salade disparaissant dans une sorte de United colors of Benetton dans le grand vent de la mondialisation.
On arrive ainsi à un paradoxe permanent dans le cinéma comme les autres expressions artistiques : en mettant en avant la différence, on refuse au cinéaste du Sud le statut de cinéaste universel, c’est-à-dire d’être en dialogue avec les expressions contemporaines dans leur recherche sur l’humain et le devenir du monde, en somme d’avoir droit à la parole. Il est juste bon pour suivre, essayer de rattraper le train sachant qu’il part de loin et que ce n’est pas demain la veille… Il en va du retard dans le cinéma comme du retard pour le développement : il mettra encore du temps pour appliquer le modèle universel !
Ainsi, parler de contamination des cinéastes par les critères occidentaux me paraît dangereux : cela revient à leur dénier la volonté de s’intégrer dans ce dialogue planétaire contemporain.
Ils créent avec une tension permanente entre deux pôles :
– produire des contenus qui parleront directement à leur peuple, avec un message à la clef et donc une forme s’approchant de la pédagogie, du didactisme, en somme ce que Serge Daney résumait par « des films qui montrent du doigt plutôt qu’ils ne désignent du regard ». Cela donne des œuvres d’intervention qui seront regardées au Nord avec une certaine condescendance, une curiosité proche de l’ethnologie, éventuellement une certaine solidarité.
– faire en sorte que la réalité particulière qu’ils choisissent pour sujet ait valeur universelle, apportant ainsi à tous une vision, ou au moins une interrogation qui contribue à la réflexion globale de ceux qui veulent changer le monde.
L’exercice est difficile. Quelques ovnis parviennent à allier ces deux termes et c’est bien sûr là que sont les grands films qui font date.
Cette volonté des cinéastes d’échapper à l’enfermement dans la différence (et partant d’appartenir à la création contemporaine) est à la source de nouveaux malentendus :
– le risque de l’indifférenciation alors même que chacun explore ses racines, son origine, pour en dégager les spécificités qui définiront son originalité.
– le fantasme d’un statut indifférencié (le « cinéaste tout court ») comme s’il existait un cinéaste en soi, dénué des contingences culturelles et hors des rapports de force de la situation post-coloniale.
les cinéastes tendent alors à affirmer que leur spécificité serait justement de ne pas en avoir, mais en la définissant plutôt comme un devenir, une quête, un entre-deux culturel en permanente mutation, une hybridité mouvante entre deux cultures, sortant ainsi des pièges de l’identité posée comme facteur d’authentification.
Ils tentent de faire des films « là où on ne les attend pas ».
Quelles stratégies adoptent-ils aujourd’hui pour sortir de ce dilemme ?
ils jouent l’intime, explorant notamment les relations hommes-femmes ou les marginalités, allant jusqu’à se mettre eux-mêmes en scène, mais sans jamais le faire avec cette étrangeté au monde que l’on rencontre souvent dans les expressions occidentales.
– ils affirment un sentiment d’appartenance : racines fondatrices, mémoire, conscience de leur communauté, de leur origine.
– ils développent un nouvel imaginaire, sachant que ce regard n’est intérieur que par la conscience qu’il comporte.
– ils revendiquent la reconnaissance d’un moi pluriel, issu d’une négociation permanente entre l’origine et la culture dominante.
– pour cela, au niveau formel, ils développent une sensibilité accrue pour l’incertitude, la précarité, la dérision, des choix esthétique sans concession faite d’incertitude et de fragmentation, mais aussi d’engagement, est à même de capter ce monde fissuré.
– ils adoptent cette « position passionnelle » de l’intellectuel colonisé dont parlait Fanon, mais dans le ton de la méditation et non de l’incantation.
5) choc des civilisations
Ainsi, à mon avis, quand on pense le débat en termes d’antagonisme ou de quiproquo entre les civilisations, on fait fausse route.
Car le danger serait de poser les termes du débat comme son ennemi : parler de choc des civilisations (qui débouche sur l’axe du mal).
6) critères personnels
Si j’essaye de dégager quels sont les critères esthétiques et intellectuels qui guident ma réflexion et mon écriture, je reste accroché à plaider pour une critique de la nécessité.
« Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité », écrivait Rilke dans les Lettres à un jeune poète.
Je rêve d’une critique réellement subjective comme l’envisageait à l’époque du surréalisme l’équipe de la première Revue du cinéma autour d’Auriol : parler d’un film en l’épousant dans sa  » chair « , privilégier la logique interne à la logique de surface, ne pas chercher à conforter son propre discours ou son point de vue personnel, rechercher ce qui a rendu le film nécessaire et non sa genèse objective, se laisser aller à la spontanéité de l’écriture et à une certaine dose d’improvisation lyrique, respecter l’individualité créatrice pour ne pas enfermer un film dans un genre…
Cela faciliterait la banalisation souhaitable d’un rapport dévoré par la différence culturelle, ce concept passe-partout qui explique toutes les incompréhensions. Souhaitons un relativisme critique qui cesse de prendre les décalages observés pour des différences et tienne compte des rapports de forces qui les sous-tendent. Comprendre en somme ce qu’un siècle d’africanisme n’a guère facilité : que les sociétés africaines sont comme les autres, qu’un cinéaste africain est un cinéaste et un film africain un film, et que chaque fois que je cherche à l’enfermer dans une différence, j’ai tendance à l’imaginer tel que j’ai besoin qu’il soit.
Conclusion
La conclusion de mon livre Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question (éditions L’Harmattan) est que si on veut bien respecter ces cinémas en les écoutant, ils nous parlent de notre appartenance à l’humanité.
Cette inversion du regard à laquelle appelle mon livre débute par le respect de l’Autre qui fonde une solidarité. Les Africains ont un rôle à jouer dans la grande rencontre de l’humanité, à condition de ne pas chercher à plaire, ni chez eux, ni ailleurs.
Comme le dit le proverbe peul :
 » Les hommes sont deux mains sales : l’une ne se lave qu’avec l’autre « 

///Article N° : 2694

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