Le Théâtre Varia a ouvert sa saison 2006-2007 avec deux pièces tout à fait représentatives des théâtres de l’immigration. L’invisible de Philippe Blasband, auteur né à Téhéran, s’est jouée en septembre dans la petite salle, un spectacle interprété par le comédien belge d’origine congolaise Dieudonné Kabongo qui a donné ici toute la mesure de son talent d’acteur avec un monologue tout en nuances, mis en scène par une jeune metteur en scène congolaise Astrid Mamina. Dans la grande salle, c’est Jaz que les spectateurs bruxellois sont venus applaudir jusqu’à la mi-octobre, une pièce de Koffi Kwahulé, auteur franco-ivoirien. Le metteur en scène d’origine congolaise Denis Mpunga en résidence de création au théâtre Varia, et lui-même musicien, a conçu ce spectacle étonnant avec Carole Karemera une comédienne d’origine rwandaise et une contrebassiste Julie Chemin. Deux spectacles aux équipes artistiques métissées et qui mettent en scène des voyages identitaires, ceux qu’accomplissent des personnages en quête d’eux-mêmes, marqués par la perte d’un pan de leur existence, mais en même temps pris dans un fol élan de reconstruction de soi. Et c’est autour de cette thématique des identités dans la ville que le théâtre Varia avait organisé une belle soirée de débat en cette nuit blanche bruxelloise du 30 septembre 2006 en réunissant les équipes artistiques des deux spectacles, en compagnie des deux auteurs, autour de deux philosophes Eric Corijn et Daniel Franco.
Sur un disque immense, légèrement incliné, la comédienne de Jaz, cherche son équilibre, pieds nus, belle et altière dans une robe de taffetas doré, telle une princesse, une cendrillon qui a perdu ses pantoufles de verre. La contrebasse d’abord couchée au centre du disque est le seul décor, mais elle se meut plutôt en un personnage entre la musicienne et la comédienne, un personnage qui gémit grince, éructe, pleure aussi, une voix ventrue. La scénographie conçue par Gaëlle Clark apparaît comme une peau tendue, peau de tambour, membrane vibratoire où vient résonner toute la détresse de Jaz, détresse d’une femme, détresse du monde aussi. Ce sont les lumières conçues par Pierre Willems qui travaillent la vibration de ce tambour théâtral et font retentir aussi un autre monde, celui des morts qui vient comme habiter le théâtre. Jaz raconte Jaz, elle tente de se reconstruire une identité, un nom, en écoutant au plus profond d’elle-même ce son mystérieux qui fait son être. Elle a perdu un pan d’elle-même, perdu sa jumelle en somme. Oridé la compagne est morte étouffée sous un masque, dont elle n’a pu se défaire, tandis que » l’homme au regard de christ » a chassé Jaz de l’arc-en-ciel. Elle en porte la séquelle : cette jambe du z perdu. Mais elle doit se reconstruire, rassembler les notes de son être, recomposer sa petite musique intérieure.
On retrouve la même perte et la même nécessité de reconstruction dans L’Invisible de Blasband, le personnage voit disparaître son frère qui devient invisible, qui n’a plus de consistance, plus de contours. La mise en scène d’Astrid Mamina est d’une grande sobriété, d’une grande justesse en même temps. Elle traite le texte, comme une confidence, celle d’un travailleur émigré, balayeur peut-être, celui du théâtre. Et le voilà face à des ombres qui l’écoutent. Les spectateurs tapis dans la salle ? La confidence se fait intime, pénètre au cur des secrets de cet homme qui livre ses doutes, ses incompréhensions, qui tente tant bien que mal, sans avoir les mots qu’il faut, de faire partager ce vide qui l’étreint de l’intérieur. Et ce vide se fait bientôt lumière. La confidence est devenue prière.
Bien sûr l’aventure intime de ces deux personnages a une portée allégorique. Dans Jaz, la confidence se fait prière de tout un peuple qui a vécu la traversée et l’occupation de soi. Un peuple que l’histoire a ravi à lui-même et qui n’a pu se reconstruire que par la musique. Un peuple qui ne s’est pas anéanti, mais qui s’est reconstruit autre.
Daniel Franco a ouvert le débat en évoquant les mythes de la quête identitaire qui disent l’impuissance à l’atteindre, une quête asymptotique qui rend aveugle Oedipe et le contraint à se crever finalement les yeux, tandis que Narcisse s’abîme dans sa propre image et se dissout. Est-ce à dire que l’identité n’existe pas ? S’interrogeait Daniel Franco. Philippe Blasband, lui, soulignait combien la question identitaire est une affaire de relativité. On s’interroge au sujet de l’intégration des Congolais, des Iraniens, des Libanais en Belgique, mais imaginons des Belges contraints de se réfugier dans une tribu pygmée, puis devant finalement renoncer à rentrer en Belgique ! Dieudonné Kabongo a évoqué combien l’identité se joue aussi dans le regard de l’autre, racontant que sa propre Maman pensait qu’il était devenu un peu belge. Kwahulé affirme, lui, que sa relation a l’écriture a avoir avec la quête identitaire, mais, qu’il s’agit surtout de la déjouer. » En tant que noir je suis attendu et avant même d’arriver au théâtre je m’attends moi-même « , alors il écrit pour déjouer les attentes, déjouer ses propres attentes aussi, se mettre en danger, tester ses propres repères pour se réinventer et refuser toute sclérose, installer au contraire la question identitaire dans un devenir. Carole Karemera a aussi rappelé que chaque soir son personnage lui échappe, et qu’il se compose dans la relation avec le public. Pour Denis Mpunga, l’identité est comme une note de musique que l’on a déjà fini d’entendre, mais que l’on cherche à retenir en la définissant. On peut tracer les contours d’une identité. Mais ce n’est pas l’identité. Elle est ce frère invisible, clandestin, elle est mystère et secret, là où on ne l’attend pas, car elle touche à l’intime et ne peut que se construire dans l’hybridation et le mélange, alors même que ce qui rassure le regard de l’autre est justement une identité bien circonscrite et inscrite clairement dans la différence. Or ces différences participent pour Eric Corijn du jeu social, loin d’abolir les identités la ville s’organise autour des identités et Bruxelles en est un bel exemple. Mais les auteurs tendent des spectacles qui rappellent au contraire combien l’autre en dit long sur soi et qu’il y a de nous en lui et que nous avons aussi de lui en nous. Les peuples colonisés, comme les peuples déportés ou migrants font l’expérience de la perte identitaire, une expérience paradoxalement fondatrice, car elle contraint à la remise en cause et force à appréhender son être de l’intérieur, elle force à trouver des ressources en soi et non une reconnaissance communautaire. Ce qui est ressorti très fortement du débat, c’est que l’expérience de la perte contraint à l’acte de création, à l’Art, et la scène de théâtre peut être l’espace de cette reconquête, la preuve, s’il en est, qu’apportent avec force Jaz et l’Invisible au Varia.
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