L’habilité entrepreneuriale des Nana Benz du Togo

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En vendant les fameux tissus wax dans toute l’Afrique de l’Ouest, les Nana Benz ont fait fortune en quelques décennies. Simples intermédiaires des sociétés européennes sous la colonisation, elles ont su façonner et s’approprier un vaste réseau commercial transnational. Aujourd’hui, leurs filles n’hésitent pas à commercer avec la Chine pour tenter de maintenir leur position dominante sur le marché africain des textiles.

En se tenant à la tête de l’appareil distributif des tissus-pagnes, historiquement produits en Europe, devenus « africains » puis reproduits aujourd’hui en Chine, les femmes d’affaires togolaises orientent les flux textiles dans la sous-région ouest-africaine. C’est en tant que femmes appartenant à un groupe « ethnique » minoritaire que ces entrepreneuses ont tissé des « connexions transnationales » depuis le début de la colonisation (tout d’abord avec des agents coloniaux, puis des maisons de commerce européennes, telles que Unilever, enfin plus récemment, avec des hommes d’affaires chinois et des agences internationales d’aide).
Ces trajectoires illustrent le passage du statut d’intermédiaires et de broker à celui d’actrices qui agissent pour leur propre compte, transition qui s’effectue à travers une réappropriation des réseaux commerciaux.
Si leurs interlocuteurs ont changé durant les périodes pré coloniales, coloniales et post coloniales, leur « habilité stratégique » (Balandier, 1967) s’est avérée durable et s’est adaptée aux différents environnements politiques et économiques. C’est ainsi qu’elles interviennent depuis trois générations dans un espace transnational (1) qui se décline à trois niveaux : local en négociant leur régime fiscal avec les structures étatiques ; sous-régional avec les réseaux commerçants ouest-africains se rendant fréquemment dans la capitale togolaise pour s’approvisionner auprès d’elles en produits textiles ; et international avec les centres de production asiatiques et européens auprès desquels elles font leurs commandes.
Une habilité stratégique renouvelée constitue un pilier de leur savoir-faire qui s’est façonné à travers les différentes périodes historiques. Leur flexibilité d’adaptation aux différents acteurs (européens, ouest-africains et asiatiques) a « métissé » leurs dispositifs et pratiques par leurs différents « branchements » (Amselle, 2001) sur des sous-ensembles régionaux et internationaux. Ainsi apparaît l’idée qu’une interconnexion économique – la mise en réseaux du monde à partir de flux et d’échanges – est un phénomène qui préexiste à la logique diffusionniste qui sous-tend les théorisations postmodernes (Appadurai, 1996). Plutôt que de considérer la réorganisation actuelle des routes textiles entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe comme étant la cause d’un capitalisme désorganisé contemporain, nous préférons la resituer dans son historicité. Comment ces routes, ces espaces, ces acteurs se sont-ils articulés et déployés (2) ? Les mécanismes et les relations entre acteurs et pôles commerciaux ont changé – avec des commerçantes qui se « connectent » aujourd’hui plutôt sur l’Asie en se regroupant pour voyager vers Hong-Kong, Shanghai et Bombay plutôt que vers Manchester (Royaume-Uni) ou les Pays-Bas. Néanmoins, la continuité des stratégies est avérée. Autrement dit, la recomposition du temps et de l’espace s’articule sur des continuités.
Les Nana Benz ou l’émergence d’un espace entrepreneurial féminin
Lorsque les tissus-pagnes sont introduits depuis la Hollande et l’Angleterre en Afrique de l’Ouest à la fin du 19e siècle, et qu’ils sont progressivement adaptés aux besoins et goûts locaux, il s’agit déjà d’un schéma séculaire. Connectées sur des réseaux transnationaux bien avant la colonisation, les côtes africaines se trouvaient dans le sillage des routes commerciales reliant l’Europe à l’Inde dès la fin du 15e siècle. Les marchandises européennes et sud-asiatiques, notamment des tissus bretons et indiens, entrent sur le continent africain et sont progressivement intégrées aux structures locales de consommation. L’intégration de ce que le vocabulaire postmoderne dénomme les « flux globaux » sous forme de marchandises constitue une histoire ancienne dans cette région de l’Afrique de l’Ouest.
Dans une dynamique partiellement cyclique, l’histoire se reproduit en se renouvelant avec l’introduction progressive des tissus-pagnes hollandais et anglais à partir de la fin du 19e siècle (3). Le redéploiement du batik, labellisé « wax-print« , sur le marché africain par les agents commerciaux européens, se réalise en s’appuyant sur un groupe de femmes commerçantes, d’abord Ga et Akan en Gold-Coast (actuel Ghana), puis Mina au Togo.
Au début du 20e siècle, les commerçantes Mina bénéficient du vide de l’espace marchand, auparavant occupé par des hommes. Ces derniers – pour la plupart issus de familles ayant participé à la traite précoloniale – sont désormais employés dans l’administration par l’État colonial. Les femmes Mina saisissent l’opportunité de se repositionner auprès des maisons européennes de commerce en devenant leurs agents de distribution. Ce repositionnement s’effectue par la flexibilité de leur mode opératoire. Progressivement, elles gagnent la confiance des agents commerciaux européens. Servant à ces derniers d’interlocutrices et d’enquêtrices, elles approvisionnent les marchés à l’intérieur des terres en produits importés, et notamment en tissus-wax. L’accumulation de capital par ces commerçantes devient possible avec les compagnies européennes qui leur fournissent des crédits, créant ainsi des relations économiques durables.
Dans les années 1930, une poignée de commerçantes façonnent un espace entrepreneurial féminin. Depuis Lomé, elles constituent le point de connexion transnationale avec les différents sous-ensembles économiques. Afin de se positionner dans une logique de long terme, et dans le but de maintenir leur pouvoir socio-économique, elles créent l’Association professionnelle des revendeuses de tissu (APRT). Seule association autorisée sous le régime autoritaire du général Eyadéma, récemment décédé, cette structure soutient l’État post colonial.
Le syntagme Nana-Benz qui a été conféré à ces commerçantes remonte à cette période lorsqu’elles prêtaient leurs voitures, des Mercedes Benz, à des membres des régimes post coloniaux. « Nana » dérive d’une forme d’éwé et signifie « mère » (4).
Actrices de leurs propres intérêts
Protégeant leurs activités commerciales par des liens ambivalents avec le politique, les Nanas Benz maintiennent leur cartel de distribution. Leur appartenance à un groupe ethnique minoritaire devient alors un avantage, puisqu’elles ne peuvent pas représenter une menace pour le pouvoir politique. Dans une logique d’instrumentalisation, elles se prêtent à la propagande d’Eyadéma en échange d’avantages fiscaux permettant leur enrichissement croissant. Cet arrangement institutionnalisé renforce leur pouvoir non seulement au côté du gouvernement post colonial mais aussi auprès des centres de production textiles européens.
Grâce à leur lobbying auprès de l’État, initié dès les années 1960, elles se constituent une position de quasi monopole : les taux de douanes particulièrement faibles au port de Lomé renforcent leur rôle d’intermédiaires en faisant de ce dernier un pôle régional attractif. Cette position leur permet de modifier à leur profit les relations avec les centres européens de production.
Le réservoir de compétences qu’elles se constituent à la fois fonctionne à trois niveaux : dans le rapport avec le politique, dans les relations avec les centres de productions européens qui leur assurent l’exclusivité de la vente de ces textiles, et dans les réseaux de distribution régionaux.
Par ces savoir-faire multiples, les entrepreneuses du textile ont fait de Lomé un centre régional de la distribution du textile euro-africain. De multiples réseaux commerciaux s’y approvisionnent régulièrement. Ces derniers opèrent à travers les frontières togolaises, béninoises, nigérianes etc., et parviennent à acheminer ainsi qu’à redistribuer – souvent de manière frauduleuse – la marchandise dans les grands centres commerciaux, tels que Lagos, Kano, Kinshasa, Accra et Abidjan.
Par leur position de pôle de connexion, ces femmes d’affaires du secteur textile alternent leurs modus operandi entre les différents acteurs et centres. Puisant dans des savoir-faire qu’elles ont acquis par leurs relations avec les acteurs coloniaux et post coloniaux, elles façonnent un mode opératoire transnational. C’est par leur habilité stratégique qu’elles se positionnent dans une configuration influente. Les connexions marchandes que ces entrepreneuses togolaises du textile ont tissées depuis les années 1930 témoignent de leur capacité à refaçonner et à redéployer des situations qui ne leur attribuaient initialement qu’un rôle d’intermédiaire. Occupant aujourd’hui une place privilégiée, elles sont parvenues à remodeler les logiques des acteurs européens et à les rendre conformes à leurs propres stratégies entrepreneuriales.
La Chine : une opportunité de renouvellement
Avec la réorganisation de l’économie mondiale et la ré-émergence de la Chine, les économies africaines sont confrontées à de profonds changements. Dans le cas des femmes d’affaires togolaises du secteur textile, cette « crise africaine » (Arrighi, 2002) se manifeste à la fois par la fragmentation de l’État post colonial et par la reconfiguration des relations commerciales avec les centres européens de production textile.
Menacés par la concurrence asiatique, les producteurs européens ont changé leur système de distribution depuis 1997 et court-circuitent désormais les réseaux de leurs anciennes interlocutrices. L’ouverture de filiales de distribution dans des pays auparavant approvisionnés par les grossistes togolaises ainsi que l’insertion de femmes d’autres groupes « ethniques » dans les structures de distribution, obligent les filles de Nana Benz à explorer de nouvelles routes commerciales afin de renouveler la situation de rente acquise par leurs mères.
Le secteur textile chinois offre cette opportunité de renouvellement. Depuis la fin des années 1990, la Chine s’est approprié une partie de la production des tissus-wax destinés au marché africain. Affichant un discours qui invoque une logique séculaire, les hommes d’affaires chinois revendiquent l’origine du wax. Selon eux, les ancêtres de ce tissu sont des batiks qui, avant d’êtres introduits en Asie du sud-ouest, provenaient de Chine.
Désormais, des centres de production chinois imitent à leur tour les tissus-wax hollandais et anglais et offrent une nouvelle opportunité aux entrepreneuses de la deuxième et troisième génération de Nana Benz. Ces dernières sont en effet les intermédiaires privilégiées des agents commerciaux chinois qui les considèrent comme plus « civilisées » que d’autres jeunes commerçantes émergentes. Dans cette logique, les héritières des fameuses businesswomen auraient davantage l’habitude de se conformer aux méthodes des « étrangers », ce qui rendrait le commerce plus facile. Néanmoins, elles se méfient des « Chinois » qui auraient une éthique commerciale « douteuse », voire « mafieuse ». Ce qui ne les empêche pas de se faire inviter par des usines textiles de Shanghai. Cette situation qui consiste à privilégier des intérêts économiques leur est familière – et leur savoir-faire favorise leur adaptation à ces nouveaux interlocuteurs.
Cette nouvelle connexion avec l’Asie leur permet de tisser des relations avec des intermédiaires variés. Ainsi, elles voyagent avec des billets d’avion à multiples escales et combinent le centre de Shanghai avec ceux de Hong-Kong et de Bombay afin d’explorer différents marchés. C’est en se greffant sur plusieurs créneaux qu’elles entreprennent leur renouvellement, à travers ce que nous appelons des espaces « interstitiels ».
Dans cette période de transition, elles combinent le textile avec d’autres produits, comme les sacs à main ou les chaussures. Le circuit parallèle du commerce de textiles avec la Chine place ces femmes d’affaires dans une configuration délicate, puisque le commerce des copies conformes de produits hollandais et anglais est interdit et s’accompagne de procès juridiques. Pour contourner cette interdiction, elles emploient parfois des hommes de paille pour effectuer leurs commandes en Chine. Elles tentent ainsi d’échapper au stigmate de la commerçante qui s’enrichit illégalement, tout en continuant à faire des affaires.
Le branchement sur la Chine s’est réalisé par leur capacité à s’engager avec des interlocuteurs internationaux diversifiés. Il constitue une tentative de renouvellement d’une situation de rente. L’historicité de leur capacité d’adaptation aux différents environnements économiques et politiques les a conduites à réadapter leurs stratégies commerciales, afin de redéfinir les espaces de leurs activités.
Nouvelles intermédiaires des agences d’aide internationales
La reconfiguration continue des espaces de négociation, avec une grande variété d’acteurs, favorise ces femmes d’affaires non seulement en tant qu’interlocutrices privilégiées des hommes d’affaires chinois, mais aussi en tant que médiatrices d’agences d’aide internationales. Bénéficiant du capital économique et social de leurs mères, elles disposent de contacts privilégiés notamment avec la Chambre de commerce. Soutenu par celle-ci, grâce à son expérience avec des opérateurs transnationaux, un petit groupe de femmes de la deuxième génération de Nana Benz s’impose désormais comme intermédiaire d’agences internationales de développement, telles que USAid, et ses programmes « genre et économie ».
En adaptant les logiques transmises par leurs mères, elles intègrent le discours promu par ces agences d’aide et l’insèrent dans leurs stratégies afin de redéployer et de manipuler le discours gender pour leurs propres objectifs. Se plaçant dans un « espace de manœuvre » (Emma & Harrison, 1998), elles parviennent à se renouveler, et y voient une possibilité de renégociation des espaces économiques que leurs mères jadis dominaient.
La production d’un espace interstitiel dans une période de déclin économique se greffe sur les logiques conservatrices des agences internationales. Plutôt que de privilégier des femmes moins puissantes mais plus dynamiques, ces agences préfèrent s’appuyer sur des actrices déjà dominantes qui se chargent de promouvoir le rôle accru des femmes dans le secteur privé. Recrutées en tant que promotrices, elles créent des associations régionales de femmes d’affaires, des réseaux et des forums économiques dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Avec l’Association des femmes chefs d’entreprises du Togo (AFCET), elles participent notamment à « Femmes africaines en route vers Beijing + 10 » et utilisent de cette manière les conférences et ateliers internationaux comme moyens de réaliser leurs propres intérêts.
La perpétuation et la reproduction de leurs stratégies commerciales dans un espace transnational deviennent ainsi un phénomène récurrent. Au début du 20e siècle, elles se sont positionnées en tant qu’agents de marketing pour promouvoir les nouveaux désirs de consommation de produits importés. Un siècle plus tard, actrices de leurs propres intérêts, elles se renouvellent par des logiques similaires en s’imposant comme intermédiaires privilégiées des hommes d’affaires chinois et des agences internationales.
L’exemple des femmes d’affaires togolaises du secteur textile démontre que les relations « trans-continentales », « trans-nationales » et « trans-locales » ne relèvent pas d’un capitalisme contemporain (« late capitalism « ) comme le préconise Harvey (1989). Ainsi, la pertinence de la métaphore spatiale de l’interconnexion sous forme de « globalisation » est remise en cause. La connexion de ce groupe de femmes d’affaires depuis les années 1930 avec des centres de productions européens et des réseaux commerciaux ouest-africains, illustre la continuité du phénomène contemporain de reconnexion sur de nouveaux centres, asiatiques en l’occurrence. Aussi, admettons-nous l’idée d’un modèle relationnel diachronique où le binôme local/global se désigne par sa fluidité d’influences réciproques et où le « local » n’est pas « romantisé » (Lionnet & Shih, 2005) ni en tant que site de résistance ni en tant qu’entité pure.

1 – Nous utilisons le terme « transnational » au sens qu’Ong (1999) l’emploie, privilégiant ainsi un modèle relationnel et horizontal plutôt qu’un modèle vertical employé par certains théoriciens de la globalisation. Selon Sassen (2000) le « transnational » suggère de manière plus nuancée l’intersection des différents « ordres » et « désordres » dans leurs évolutions spatiales et temporales. Bien que le paramètre du « national » prenne une nouvelle dimension dans la mesure où il n’est plus considéré le site des espaces territorialisés, l’importance continue des frontières, des politiques étatiques restent cependant essentielles (Smith, 2001).
2 – Les « flux » ou dynamiques globaux qui interviennent aujourd’hui sur la structuration du secteur textile au Togo se sont façonnés depuis les ensembles socio-politiques précoloniaux auxquels appartenait le Togo.
3- Dans ce sens, il s’agit d’un phénomène doublement cyclique, puisque les tissus-batik étaient auparavant imités en Europe par ces mêmes industries pour le marché indonésien.
4-Ce syntagme évocateur continue à exister dans les imaginaires de la sous-région jusqu’à aujourd’hui.
Bibliographie
Amselle, Jean-Loup (2001) Branchements : Anthropologie de l’universalité des cultures. Paris : Flammarion.
Appadurai, Arjun (1996) Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis : University of Minnesota Press.
Arrighi, Giovanni (2002) « The African Crisis ». New Left Review 15 : 5.38
Balandier, Georges (1967) Anthropologie Politique. Paris : PUF.
Emma, C. & E. Harrison (1998) Whose Development ? An Ethnography of Aid. London : Zed Books.
Harvey, David (1989) The Condition of Postmodernity : An Enquiry into the Origins of Cultural Change. Oxford : Blackwell.
Lionnet, Françoise & Shu-mei Shih, ed. (2005) Minor Transnationalism. Durham : Duke University Press.
Ong, Aihwa (1999) Flexible citizenship. The cultural logics of transnationality. Durham : Duke University Press.
Sassen, Saskia (2000) « Spatialities and Temporalities of the Global : Elements for a Theorization ». Public Culture 12.1 : 215-232.
Smith, Michael Peter (2001) Transnational Urbanism : Locating Globalization. Blackwell Publishers.///Article N° : 5821

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