« L’horreur n’est pas montrable »

Entretien d'Olivier Barlet avec Samba Félix N'Diaye, cinéaste

Paris, juin 2000
Print Friendly, PDF & Email

Le cinéaste sénégalais Samba Félix Ndiaye a été invité par Fest’Africa à réaliser un documentaire sur l’événement Rwanda 2000. Cela ne pouvait que lui poser crûment la question de la représentation des traces du génocide.

Peut-on montrer l’horreur ? Pour ton regard de cinéaste, peut-on imposer des visions d’horreur à des spectateurs sans les prendre en otages ?
La question comporte la réponse ! Et le problème qu’on a eu là-bas était de savoir si on peut filmer les charniers, des êtres humains qui méritent le respect, surtout quand ils sont morts… De plus, la tradition africaine n’a pas cette muséologie de la mort : pour des gens de tendance animiste, tant que les morts ne dorment pas en paix, les êtres vivants humains ne dormiront pas en paix. Donc ils seront hantés. En puis enfin il y a la question de l’approche : j’ai vu des délégations arriver par cars, avec des appareils photo, avec des vidéos numériques, qui filmaient en gros plans des cadavres… Peut-être se protégeaient-ils ? Je n’en sais rien, mais il y avait à côté des bonnes sœurs, des jeunes gens, des vieillards qui pleuraient, par dépit, par horreur… Nous y sommes retournés, deux ou trois fois, sur chaque site, et ne pouvions trouver le bon accent, le bon point de vue. A un moment donné, on a pris un miroir et on s’est filmés, dans le charnier, parce qu’on s’est dit qu’on ne peut pas montrer ça de l’extérieur sans manipuler, sans prendre en otage. Et en dehors du fait que je sois Africain, et que je réclame des sépultures dignes pour ces morts, je dis que dans la situation actuelle, économique, politique et sociale, si le Rwanda continue à exposer ses morts dans les églises, c’est que quelque part (même si l’on essaie de répondre à la question négationniste et à la nécessité des témoignages, je pense qu’il y a d’autres manières de le faire), pour profiter de la mauvaise conscience, l’Etat rwandais prend en otage ses morts.
Godard dit dans ses Histoires de cinéma :  » la douleur n’est pas une star, pas de gros plan ! « 
Absolument. La première chose que nous avons faite était de ne pas mettre la caméra dans la salle, parce que nous pensions que c’étaient des salles mortuaires. Même si ce ne sont que des os et que l’on voit juste une touffe de la chevelure, ce sont des êtres humains, on voit les sexes, on voit tout, donc, quand même, un peu de recul, de dehors, derrière la fenêtre, pour ne voir que la douleur des gens qui passent. Un garçon qui loge à Murambi, à côté des morts, de cette école où il y eut un massacre terrible et où on a tout laissé sur place, vient surveiller tous les jours ce qui se passe. Il y a les militaires, mais lui il vient parce qu’il y a ses parents ; il ne sait plus où ils sont mais il a pu reconnaître le corps de son frère qui est dans un cercueil, enroulé dans une couverture en laine, et qu’il nous a montré. Quand il a ouvert le cercueil, une souris en est sortie. Un Rwandais était avec nous, qui a voulu enlever la couverture. On s’est tous écriés que ce n’était pas possible ! Ce garçon avait déjà mis son frère dans un cercueil : ne pouvant le sortir de là, il lui avait déjà donné un semblant de sépulture !
On ne sort pas indemne d’une telle visite…
Les squelettes sont exposés en vrac : on voit des crânes, des tibias, là vous voyez le corps entier avec encore la peau, traités à la chaux, parce que les responsables de ces sites n’ont pas les moyens de conserver ces cadavres. Ils le font à l’alcool, avec des choses très rudimentaires : il y a une odeur qui vous colle à la gorge et aux vêtements, qui vous rentre dans l’estomac et qui vous reste dans la tête. Boubacar Boris Diop disait une chose extrêmement importante :  » avant le Rwanda, et après le Rwanda « . Moi je ne comprenais pas quand il le disait à Paris, mais quand j’ai vu ça, aucun homme, aucune femme dans la vie ne peut en être témoin et retourner chez lui et dormir et manger tranquille. Je n’aurais jamais pensé qu’à un stade de l’humanité, il y aurait ça. On sait depuis le début, avec la Genèse, avec les pasteurs contre les cultivateurs, que des crimes odieux sont possibles, mais là, un million de personnes en deux ou trois mois, à la machette, à la grenade, dans les églises… C’est allé jusque dans des transgressions où il est impossible de revenir indemne : ce génocide a poussé tout à l’extrême, le non respect des choses sacrées en Afrique, le non respect de l’Eglise, de la personne humaine, des liens de parenté, de tout ce qu’il y avait de sacré et qui les liait ! Il en reste une peur extraordinaire, et qui est manifeste chez chaque Rwandais que tu rencontres aujourd’hui, je pèse mes mots. Dans le regard, dans la gestuelle… Je voudrais bien être optimiste, mais je ne peux pas, vu le contexte actuel, vu ce que j’ai vu ! Ce qu’a fait Fest’africa est très bien : le devoir c’était ça, que des écrivains se réunissent là-bas, en 98, et décident de faire à partir de ce réel de la fiction, chacun selon sa sensibilité, ses limites etc. Ils ont fait leur devoir. On ne peut faire des congrès pour expliquer l’inexplicable. Et depuis plus de cinquante ans qu’on a honte de parler de panafricanisme, l’idée de Nocky Djedanoum est très forte : que des intellectuels – artistes, écrivains et cinéastes – se mobilisent pour faire ce deuil ! Car nous sommes en première ligne : on parle de la communauté internationale, mais nous en sommes, non ?
Ce rassemblement était donc ce qu’il fallait faire ?
Nocky est irréprochable, car il a donné la parole aux artistes. Là où le bât blesse pour moi, ce sont tous ces congressistes qui sont restés dans les hôtels et les salles de conférence, qui n’ont pas eu la générosité de descendre dans la rue, de rencontrer les Rwandais ! Des Rwandais, il y en avait dans la salle, mais c’était encore cette chose bizarre d’intellectuels à la traîne d’un discours… Il est clair le discours : le nombre de prisonniers dans les prisons rwandaises, quand on voit comment les gens sont traumatisés, les intellectuels tiraillés, qui ne savent plus à quel saint se vouer et qui ne reconnaissent plus leur pays… Des grands-pères ont violé leur petite-fille, des jeunes enfants ont tué d’autres enfants parce qu’ils ont vu leur père tuer : c’est de ça qu’il faut parler et c’est à ça qu’il faut s’atteler, mais comment faire ?… Moi, je n’ai pas de solution. Au niveau politique, c’est aux politiques rwandais de régler leurs affaires, mais il faut que les artistes, rwandais en premier lieu d’accord, mais africains aussi, se mobilisent. Que chacun apporte sa pierre.
Comment les artistes rwandais réagissent-ils ?
C’est très difficile à gérer mais il y a une confiance totale. En fait, les deux personnages clefs de l’événement rwandais sont tchadiens : Koulsy Lamko et Nocky Djedanoum. Koulsy travaille en souterrain dans le théâtre, la littérature, et forme de jeunes gens à l’audiovisuel ; Nocky essaie de réunir tous ces maillons et d’en faire quelque chose. Il est vrai que certains Rwandais sont sceptiques, parce que ça ne descend pas dans la rue, alors qu’il faudrait ne pas laisser le terrain libre à l’église et aux ONG qui ont foutu ce pays en l’air ! A Butare qui est une ville universitaire, beaucoup d’étudiants ont assisté aux pièces, aux débats, et la majorité a été très critique : qu’est-ce que font là tous ces journalistes qui ne nous parlent pas ? Et ces journalistes étaient dans leur coin, sous leur parasol, dans la salle climatisée… Nous avons essayé d’être à l’écoute des gens de la rue, à l’écoute des intellectuels traumatisés, à qui on n’ose plus jamais poser la question de savoir s’ils sont Tutsi ou Hutu.
Tu penses que c’est une question à poser aujourd’hui ?
Mais comme on dirait de quel quartier tu es ! Pour retrouver les connexions. On arrive plus à le dire parce qu’il y a eu les massacres, mais ce ne sont pas seulement des Hutu qui ont tué des Tutsi, mais aussi des Hutu qui ont tué les Hutu modérés, et la question est donc : qu’est-ce que c’est que cette machine qui permet à des hommes et même des femmes de faire cela – car des femmes qui portaient des bébés sur le dos poursuivaient des femmes qui avaient des bébés sur le dos pour les massacrer ! Qu’est-ce qui fait qu’une radio, toute une politique, permet ou donne les moyens à des êtres humains normalement constitués de devenir cette bête immonde ?
Cette bête immonde est un phénomène du 20ème siècle, en Yougoslavie, en Sierra Léone et ailleurs : dans ces guerres civiles, cette bestialité ressort encore plus fortement. Quel serait le travail à faire en profondeur pour éviter cela ?
Je ne peux répondre, mais je constate qu’en Afrique du Sud, Israël avait cautionné l’apartheid et que le sionisme a été proche du nazisme qui avait pourtant cherché à exterminer les Juifs ! Là est la question : il faut respecter les individualités, et ne plus faire confiance aux idéologies dominantes et bien carrées, qui ont raison sur tout. On en a fait l’expérience : il faut des confrontations, que les gens se regardent les yeux dans les yeux, aient envie de se mettre autour d’une table pour se dire qui ils sont, comment ils sont et de s’accepter tels qu’ils sont ! L’Afrique et l’Occident ont plus de quatre siècles d’histoire à régler, l’Afrique et les pays arabes encore davantage. En orientant un peu le propos de Césaire, je dirais que s’il n’y avait pas eu l’esclavage, il n’y aurait pas eu le génocide rwandais.
Tu veux dire qu’il y a eu une éducation au génocide ?
Absolument ! Tout le monde parle de ce village planétaire, mais en parle économiquement, si peu comme civilisations qui se sont fécondées les unes les autres ! On ne parle pas de culture, du rôle des artistes. J’ai entendu l’autre jour à la radio de jeunes lycéens dire qu’ici à Paris ils vénéraient le Diable et ne croyaient pas au Père Noël. On leur a dit qu’il ne fallait pas croire au Père Noël. Et bien moi, je préfère leur faire croire au Père Noël !
Comment le transcrire au cinéma ?
Mais comme toujours : ne pas avoir raison sur quoi que ce soit, simplement se poser des questions, être en harmonie. Le problème, c’est qu’on ne peut pas être en harmonie en face de ça, on est déchiré, remis en cause, tout ce qui fait notre carapace s’effondre, toute l’équipe, moi avec, a pleuré ou a eu des moments d’angoisse vraiment indescriptible, une peur… Alors il faut se plonger dedans, jusqu’à l’épuisement, et essayer d’y voir clair, s’il y a une petite lueur à l’horizon, dire que bon, ce n’est que l’histoire de l’humanité : une partie de l’humanité a fait qu’on en est là. Je n’ai pas la prétention d’une solution quelconque parce que tout me dépasse, mais le côté téméraire, c’est de dire que nous sommes témoins : nous ne sommes plus ce que nous avons été. Et ça se passe en Afrique. L’Europe du 17ème siècle, d’avant les humanistes, a fait l’esclavage ; on donne des chiffres, 50 millions d’Africains, mais ce n’est pas important les chiffres : les plus vigoureux et les plus intelligents ont été enchaînés dans les cales d’un bateau. Nous pensions que l’Europe était barbare. En 39-45, l’Europe avait atteint un stade extrêmement poussé du barbarisme. Nous acceptions notre côté sauvage, mais nous n’étions pas des barbares, et aujourd’hui nous avons atteint le stade suprême de ce que l’Europe a fait de barbare dans ce dernier siècle. Alors là, il y a la honte, la culpabilité, et il y a que nous devons avoir la tête haute quand même, même si nous courbons l’échine parce que c’est trop lourd de dire ça !
Les documentaires existants sont de l’ordre du constat, mais quand on cherche quelque chose pour essayer de continuer à vivre, à quel niveau le cinéma peut-il intervenir ?
L’horreur n’est pas montrable. Dans ce film, peut-être qu’on aura des crânes, mais ce n’est pas le plus important : dans tout ce qu’on a filmé, on a essayé de mettre de la vie ! Ce qui m’intéresse en tant qu’individu et non en tant que cinéaste, c’est de regarder cela en face : ce sont des femmes, des hommes et des enfants qui ont été assassinés, ce ne sont pas des cochons ! Quand on s’est dit qu’on ne pouvait pas le montrer, j’ai demandé s’il y avait un abattoir dan ce pays ? On m’a dit que oui, mais que 70% de la population ne mange pas de viande (un pays où la culture principale est l’élevage…). J’ai expliqué au responsable des abattoirs que je voulais filmer pour dire qu’il y a des gens capables de faire ça aux animaux, que c’est encore acceptable, mais que s’ils sont capables de faire ça entre eux, il n’y a pas d’explication possible. Et c’est lui qui m’a tendu la perche : il m’a dit voilà, l’abattoir est là, on a tout cassé, on est en train de faire des nouvelles machines, pour que ça se fasse proprement et qu’on en fasse davantage, mais là où vous allez filmer c’est une tuerie !
On pense bien sûr à Touki Bouki, le film d’un autre Sénégalais, Djibril Diop Mambety.
Oui, tout le monde me l’a dit, mais bon, on est frères, on s’influence, et puis on a le même vécu comme enfants de la médina, de l’abattoir qui est derrière sur la plage. Quand j’ai amené l’équipe à l’abattoir, ils pestaient que je suis un criminel, mais moi j’ai vu ça enfant, j’ai même été observer le sang qui dégoulinait de l’abattoir et qui allait se jeter dans la mer. Ça ne m’a pas traumatisé, et je préfère qu’on immole 80 millions de bœufs et qu’on ne tue pas un homme !
Cette insistance sur les signes de vie me rappelle  » La Vie continue  » d’Abas Kiarostami, filmé après les 50 000 morts du tremblement de terre en Iran.
C’est un homme extrêmement réservé, timide, et un des cinéastes les plus modernes de notre temps, mais ce qui m’a sauvé au Rwanda, c’est que ma fille est née cinq jours juste avant que je ne parte ! C’est cela qui m’a fait sentir que la vie est plus forte que la mort. Sincèrement, après tout ce qui s’est passé, que les gens arrivent encore à vivre…
Comment capter cette vie ?
Ce qui m’a intéressé au prime abord quand je suis arrivé, à l’aéroport déjà, c’était la manière dont les gens bougent, laissent ou ne laissent pas passer, le contact physique, ce qui se dit mais pas verbalement, au niveau des regards, des visages, ce qui reste, la manière dont les gens marchent, il y a partout des foules de gens à la queue leu-leu qui marchent sans dire un mot, la manière dont ils nous regardent… Nous devons savoir que nous sommes regardés, parce qu’il serait prétentieux de penser qu’on pourrait témoigner sans que les gens ne nous regardent. On a rien volé : on posait la caméra au sol, on attendait que cela se passe, si ça ne se passait pas, tant pis. A aucun moment nous n’avons caché notre caméra. En plus c’était lourd, du super 16, c’était ça le défi, pour échapper au voyeurisme. Il faut naturellement avoir un regard, et il faut s’engager là-dessus, mais à aucun moment nous n’avons oublié que nous avons une culture qui met la pudeur en avant. Une fois, avec Depardon, nous avons eu une discussion terrible, je l’ai agressé en disant que quand je parle de ma mère je ne dis jamais  » elle  » – je vouvoyais ma mère, et je ne pense pas que l’impudeur pour un documentaliste soit une qualité – et il m’a dit que nous les Africains, nous étions trop pudiques. Qu’est-ce que ça veut dire, être trop pudiques ?
Est-ce que tu te poses la question du regard occidental sur ce que tu vas faire ?
Je ne me pose pas la question. J’ai fait des études universitaires, de la sémiologie, mais ma prof principale, celle qui m’a aidé à voir, c’est ma grand-mère, qui ne connaissait rien au cinéma. Tout ce que je sais en définitive sur le cinéma, ma réflexion par rapport aux images, c’est elle. Quand je parle du non-verbal, c’est elle qui m’a expliqué : regardes ton interlocuteur quand il te parle, s’il bouge son cul sur sa chaise, c’est que ce que tu lui dis ne l’intéresse pas. Les chaises qui craquent quand on voit un film… Quand tu vas chez quelqu’un et qu’il te donne la chaise la plus élevée, mets-toi le plus bas possible, parce que c’est lui qui va t’apprendre des choses… Et moi, c’est ce que je filme, en fait : je filme les gens en contre plongée, je n’aime pas les fusiller du regard (sauf quand quelqu’un m’agresse car alors c’est la seule façon de répondre), je préfère regarder du bas vers le haut. Filmer c’est apprendre des choses sur nous, à commencer par un film sur le Rwanda.
Je suppose que ça remue tellement à l’intérieur qu’on ne peut plus parler que de soi.
Voilà, on parle de soi : je n’aimerais pas que mon frère ou ma mère, qui que ce soit, soit exposé sur une table, comme un cadavre en train de se dessécher.

Né en 1945 à Dakar, Samba Félix Ndiaye a une maîtrise de cinéma de l’université Paris VIII. Perantal (1975), sur les massages apportés aux nourrissons, le revèle comme un documentariste sensible attaché au respect des cultures et des traditions. Geti Tey (1978) marque par l’identité entre la pêche artisanale qu’il décrit et le rythme de l’océan. La série de cinq films Le Trésor des poubelles (1989) évoque pratiquement sans commentaire la magie de la transformation du savoir-faire de la récupération : des aquariums dans de vieilles dames-jeannes dans Aqua, des valisettes à base de boîtes de sauce tomate dans Diplomates à la tomate, des ustensiles de cuisine avec l’aluminium de vieux moteurs dans Teug, la poussière d’or rejetée par les bijoutiers dans Les Chutes de Ngalam, des malles à partir de fûts métalliques dans Les Malles. Ndiaye poursuit son observation des résistances africaines avec Amadou Diallo, un peintre sous verre (1992), Dakar-Bamako (1992) et finalement avec le seul village qui a su s’opposer aux urbanistes dakarois, Ngor, l’esprit des lieux (1994). Avec son dernier film, Lettre à Senghor (1999, cf Africultures 21 p.99), Ndiaye explore sur un mode personnel ses interrogations face au chef d’Etat en s’attachant davantage à l’homme qu’au personnage.///Article N° : 1468

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire