Liens de sang

De Athol Fugard

Adaptation et mise en scène : Jean-Michel Martial
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La cage du papillon
Ils sont frères, l’un est Noir, l’autre pourrait passer pour Blanc. Dans le cul de basse fosse d’une piaule puante de township, ils économisent l’argent qui leur donnera la liberté, qui leur permettra d’accéder à l’indépendance en achetant une petite ferme, loin, très loin de cette puanteur où ils suffoquent.
Mais l’aliénation mentale à laquelle contraint le racisme et l’apartheid pèse sur la conscience du nègre comme une fatalité. Et bientôt le rêve de liberté est happé par l’illusion de se faire passer pour un Blanc ; la petite satisfaction dérisoire d’abuser un instant de son oppresseur l’emporte sur tout le reste. Les deux frères sacrifient leur avenir à l’imposture improbable qui aurait vengé leur dignité. Zaach, le Noir, dépense l’argent des économies pour acheter un costume de gentleman à son frère afin qu’il se rende à un rendez-vous avec une jeune fille blanche. Bien sûr, le rendez-vous n’aura pas lieu et il ne leur restera qu’un déguisement de Blanc pour jouer à exorciser leurs souffrances mutuelles.
Zaach, sa couleur l’enchaîne à sa condition, il n’a plus d’horizon. Morrie, lui, instruit et presque blanc, pourrait imaginer un avenir. Comme dans l’auto abandonnée où il jouaient enfants, Zaach conduit, mais c’est Morrie qui invente le paysage. Néanmoins, en dépit de son apparence et de son instruction, Morrie n’est pas plus libre que son frère. La mémoire de sa race que représente Zaach, le frère noir, le ramène à lui et l’empêche de prendre tout envol. Il a beau passer pour un Blanc, il n’aura jamais le coeur assez léger pour suivre le papillon de ses rêves ; le sang qui coule dans ses veines pèse sur sa conscience comme des chaussures de plomb. Il a beau enfiler les belles bottes du Blanc, il ne peut pas se sauver davantage que son frères dont le travail et les humiliations quotidiennes ont couvert les pieds de plaies. L’auto de leur enfance qui les emportait sur les chemins de la liberté est entrée brutalement dans un nuage de papillons, les tuant tous. Le seul survivant, ce désir qui bat encore des ailes dans la tête de Morrie, reste pris au piège de cette cage qu’est l’aliénation mentale du nègre.
La scénographie imaginée par Pierre Attrait avec ces grandes parois de fer grillagées traduit parfaitement la prison psychique dans laquelle enferme l’apartheid. Tout est en métal dans cet espace où survivent les deux frères, le buffet n’est qu’un vestiaire d’usine, les bassines sont en fer émaillé, la boîte qui détient leur avenir est en fer blanc, le lit n’est plus que tubes et ressorts, et jusqu’à la terre qui crisse sous leurs pieds nus qui n’est que poussière de rouille. Aliénés par le racisme qui structure leur conscience, ou la déstructure au contraire, Zaach et Morrie ont perdu toute identité africaine. Aussi les calebasses d’Akonio Dolo qui crée les effets acoustiques et musicaux sont-elles, elles aussi, enfermées dans le dispositif scénographique comme dans une cage et les dessins rupestres qui évoquent l’Afrique ancestrale, l’Afrique d’avant l’arrivée du Blanc ; on les devine à peine sous la rouille du sol.
Jean-Michel Martial propose une mise en scène qui a la force de l’évidence et s’appuie sur le talent de deux acteurs au jeu et au physique parfaitement antagonistes. Le jeune Dominik Bernard qui incarne Moorie, personnage de la contradiction et du doute, est impressionnant de vérité. Quant à Jacques Martial qui interprète Zaach, il trouve ici un rôle à sa mesure. Son jeu juste et sobre parvient à donner au personnage la densité des plaies qui le creusent sans susciter la pitié.
Un spectacle déchirant qui en ces temps de commémoration rappelle combien il ne suffit pas d’abolir pour balayer du revers de la main toutes les psychoses que le racisme et ses lois ont engendré.

Liens de sang, de Athol Fugard
Adaptation et mise en scène : Jean-Michel Martial
avec Jacques Martial, Dominik Bernard et Akonio Dolo
Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes.
Décors : Pierre Attrait
Lumières : Maro Avrabou
Costumes : Claire Risterucci
Création musicale : Akonio Dolo
Assistant à la mise en scène : Salvino Raco
Coproduction : Cie L’Autre Souffle / MC 93 Bobigny / L’Archipèle-scène nationale de Guadeloupe.///Article N° : 413


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