Lieux de la critique…

La métamorphose annoncée

Print Friendly, PDF & Email

Longtemps le critique de cinéma marocain s’est couché tôt…
Non pas par paresse, mais faute de mieux. En fait, convoquer une image littéraire – proustienne – pour parler du critique de cinéma marocain d’une certaine époque, disons globalement autour des années soixante-dix et la fin des années quatre-vingt, est en soi révélateur : c’était un homme (rarement une femme d’ailleurs !) frustré car tout simplement il n’y avait pas de films marocains. Le paysage cinématographique était sous l’emprise du trio Hollywood (USA), Bollywood (Inde) et Nilwood (Égypte) qui se partageaient, en fonction des saisons, les trois premières places du box-office local avec de rares incursions de films venus de la périphérie (France et Italie notamment). Le discours sur les films était donc principalement un discours sur les films des autres…

Mais peut-on déjà parler de discours, dans le sens de la construction d’un avis pensé, argumenté et médiatisé sur une production cinématographique ?
Comme pour le cinéma, on peut poser comme hypothèse l’existence, au Maroc, d’une préhistoire de la critique cinématographique, embryonnaire, impressionniste et fragmentée. Elle remonte alors aux premiers écrits de la presse qui accompagnaient la sortie des films égyptiens dans les années trente et quarante. Films drainant les foules des grands centres urbains générant des passions où se confondaient la fascination pour cet art nouveau, l’admiration pour les stars égyptiennes – généralement des chanteurs et des chanteuses ou des stars de la planche précédées au Maroc par leur prestation à la radio, et une forme d’expression d’un nationalisme refoulé : il faut citer à ce propos la Diva Oum Kalsoum, les chanteurs Mohamed Badelouaheb et surtout Farid Al Atrach et le comédien Youssef Wahbi. Les journaux de tendance nationaliste ne manquaient pas, d’ailleurs, de mettre en avant cette dimension identitaire dans leur promotion des produits artistiques venus d’orient. Parallèlement à cet embryon de « cinéphilie indigène », il y avait bien sûr une activité cinématographique « européenne » avec ses salles de cinéma branchées sur les productions européennes et américaines, ses magazines spécialisés reprenant pratiquement les mêmes dispositifs que ceux en vogue dans la métropole…
Avec l’indépendance retrouvée, une forme de discours organisé sur le cinéma va continuer à prendre place et marquera définitivement l’exercice de la critique cinématographique moderne au Maroc, il s’agit des ciné-clubs animés par les membres de la Fédération des œuvres laïques (la FOL) ; les activités de cette association, durant toute la décennie des années soixante, dont la branche cinématographique à Casablanca est l’une des plus dynamiques va créer des traditions de rendez-vous autour des films, d’organisation de débats et de rencontres et surtout de publications entièrement dédiées au cinéma. C’est là que les premiers cinéphiles marocains forgeront leurs armes critiques ; on retrouvera plus tard ces mêmes cinéphiles au début des années soixante-dix parmi les fondateurs de la Fédération marocaine des ciné-clubs qui deviendra quelques années plus tard la Fédération nationale des ciné-clubs. Celle-ci est l’émanation de la convergence de plusieurs acteurs associatifs venus donc de Casa, de Rabat et de Tanger qui travailleront à transformer la fédération de l’intérieur et lui insuffleront une nouvelle dynamique notamment avec son premier président, Nour Eddine Sail : on passe alors de la préhistoire à l’histoire de la critique cinématographique moderne au Maroc confirmée avec la publication en 1970 de la première revue spécialisée en cinéma Cinéma 3 : des textes de fond, des interviews, des extraits de thèse sur le cinéma et une ligne éditoriale clairement engagée au sens fort du terme, en symbiose avec l’esprit de l’époque. Les exemplaires de cette revue sont devenus des objets historiques rares. Cependant j’ai pu retrouver dans mes archives un exemplaire du numéro 3 daté de septembre 1970. On retrouve dans son sommaire un édito incendiaire intitulé Anti-Cannes ; un texte de synthèse sur le cinéma arabe du regretté Tahar Cheriaa où l’on peut lire par exemple à propos du Maroc :
La capacité idéale de cette infrastructure marocaine serait de l’ordre de vingt longs-métrages par an. Seulement, diverses conditions économiques et culturelles ont encore confiné ce potentiel à ne réaliser que le dixième à peine de ses capacités…

Cette vision qui date de la fin des années soixante ne manque pas de perspicacité !
Le même numéro de Cinéma 3 propose dans la rubrique Recherches théoriques un texte de Hamid Benani sur « L’Ambiguïté dans l’œuvre de Buñuel » ; une interview de Youssef Chahine réalisée par Guy Hennebelle et Heiny Srour ; un dossier sur le cinéma brésilien, des brèves et une critique sur le court-métrage Forêt de Majid Rechich.
La disparition de cette revue, pour des raisons matérielles et logistiques, ne signifie pas cependant un repli du discours critique qui trouve son expression la plus éloquente sous forme orale dans les discussions, les débats, les colloques et autres manifestations organisées par les différents ciné-clubs du pays. Pour accompagner cette effervescence discursive autour du cinéma, des pages spéciales dédiées au cinéma vont voir le jour durant les années soixante-dix et les années quatre-vingt dans les principaux quotidiens du pays. Il faut citer à ce propos le rôle précurseur de la page Cinéma du quotidien Maghreb-Informations animée par Nour Eddine Sail qui supervisera également dans le début des années quatre-vingt la page Cinéma de l’hebdomadaire Anoual ou encore celle du quotidien L’Opinion animée pendant un certain temps par le cinéaste Abdou Achouba. On peut dire que cette forme de circulation de discours, à travers la presse écrite, fut le moment le plus fructueux de la pratique critique au Maroc, l’âge d’or de la critique cinématographique marocaine qui va du milieu des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt. Elle va déterminer pour la suite, les caractéristiques de la pratique critique. Les principaux noms qui constituent le noyau actif de la critique cinématographique aujourd’hui sont issus globalement de cette période. Mais c’est au niveau de la structure même du discours que cette période a été déterminante : nous avons affaire le plus souvent à un discours d’inspiration littéraire puisant ses outils méthodologiques dans l’héritage universitaire, en particulier celui des acquis des sciences humaines en matière d’analyse des signes linguistiques. On constate en outre, que c’est un discours généraliste sur le cinéma ; on débattait énormément du cinéma comme expression artistique d’une nation et d’une époque. Face à l’absence, à l’époque, d’une production locale régulière, le discours critique s’engageait sur la voie d’une analyse macrofilmique. Il y a peut-être une distinction à opérer entre la critique d’expression arabophone, plus en phase avec le discours universitaire et une critique d’expression francophone plus portée sur l’actualité des films et leur réception publique au Maroc.

Le tournant des années quatre-vingt-dix va donner lieu à une autre variante du paradoxe originel de la critique cinématographique marocaine. En effet, la production cinématographique nationale va connaître un démarrage progressif se traduisant par une reconquête historique du public local, tandis que la critique cinématographique va entamer son déclin et va voir les espaces qui lui sont dédiés se rétrécir voir disparaître.
Certains critiques ont beau s’organiser en une association qui a vu le jour au milieu des années quatre-vingt-dix, ils souffrent néanmoins de l’absence d’un organe qui favoriserait la pratique régulière de l’écriture sur les films.
La tendance dominante reste d’abord l’organisation de colloques généralistes sur un thème ou un cinéaste : Tanger a ainsi abrité un colloque en novembre 2010 sur l’expérience de la cinéaste Farida Benlyazid ; citons aussi les rencontres devenues rituelles organisées à Errachidia (Sud-Est) et dont les plus récentes, organisées en 2011, rendaient hommage à l’œuvre d’Ahmed Bouanani. Ces colloques débouchent souvent sur une publication reprenant les différentes interventions et analyses.
Avec l’arrivée aujourd’hui des films marocains qui bousculent à la fois la hiérarchie historique du box-office et les habitudes de réception du film marocain, nous assistons à l’émergence de nouveaux lieux de production de discours critique. Il s’agit d’une mutation historique.

Ce sont les films marocains qui ont imposé une nouvelle configuration de la production du discours sur le cinéma. Ce sont des films qui sont devenus pratiquement des phénomènes de société (Ali Zaoua, Marock, Casanegra, Amours Voilées…). Le cinéma est devenu pratiquement la première forme artistique de l’expression de l’imaginaire collectif de notre société. Cela suscite des réactions, des polémiques bien au-delà du cercle restreint des cinéphiles et des professionnels… On peut même dire que le parlement est devenu un des lieux de l’exercice d’une forme insolite de critique cinématographique. Les députés de différentes tendances n’hésitent pas à monter au créneau pour interpeller les professionnels du cinéma sur tel ou tel aspect de la production cinématographique. Des films sont disséqués à l’aune de certaines approches socioculturelles pour poser des questions de fond sur le rapport de la société à ses propres images.
Cette dynamique inédite favorise le retour des ciné-clubs dans le champ de la production de discours critique avec cette originalité que ce sont des ciné-clubs situées à la périphérie des grands centres urbains (Errachidia, Sidi Kacem, Imouzzer…) où l’on organise rencontres et colloques, généralement de haute facture sur le nouveau cinéma marocain.
Parallèlement à cela, l’université redevient non seulement un lieu de production de discours (thèses et mémoires) mais aussi un vecteur motivant pour les producteurs de discours sur le cinéma avec l’exemple du concours du meilleur texte critique organisé par le département cinéma de l’université de Tétouan ou l’organisation d’ateliers sur la critique à travers différents sites universitaires du pays.
La première conséquence de ce regain d’intérêt consiste en une forme embryonnaire de renouvellement des générations avec l’arrivée notamment de la cyber-génération. Cette dernière s’approprie l’outil numérique pour élaborer d’autres formes d’expression critique autour de ce que je qualifierais de « cinéphilie informelle » consommant énormément d’images « volées ». Le film n’est plus un objet mythique mais un flux que l’on décortique par fragments, par moments et par affinités. La youtubisation de la réception des images est la nouvelle donne qui marque le rapport non seulement au film mais au dispositif traditionnel de la salle comme lieu de cinéma.

///Article N° : 11197

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire