Lilian Thuram au Quai Branly

Explique le racisme aux jeunes de quartier

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Exhibitions, l’invention du sauvage a ses quartiers au musée du quai Branly depuis novembre 2011. L’exposition quittera les lieux le 3 juin 2012. En attendant, l’association Fecodev compte bien en profiter jusqu’au bout. Elle organisait, mercredi 23 mai, une rencontre entre des collégiens de quartiers populaires de la région parisienne et Lilian Thuram, le commissaire général de l’exposition. L’idée, donner aux jeunes des outils pour déconstruire le racisme. En comprendre les rouages pour le combattre. Ambiance.

Ils sont venus de Fresnes, Kremlin-Bicêtre, Bezons, Villetaneuse, Pantin, ou encore du 19e arrondissement de Paris. La plupart sont collégiens. Une bonne cinquantaine de jeunes, mobilisés par l’association Fecodev (Femmes et Contributions au Développement), l’association 83e avenue d’Almamy-Kanouté, ou encore le club de lecture Read mené par Laurie Pezeron. C’est la première fois au Quai Branly, pour la plupart d’entre eux. L’après-midi a débuté par une visite guidée de l’exposition Exhibitions, pour comprendre comment le regard occidental sur l’altérité s’est construit, depuis l’arrivée des premiers ambassadeurs « exotiques » en Europe au XVIIe siècle jusqu’aux exhibitions d’étrangers dans les expositions universelles.
Puis c’est au théâtre Levi-Strauss du musée qu’ils ont pu regarder, sur grand écran, deux épisodes de l’émission Le Dessous des cartes, réalisés par Jean Christophe Victor. Les Mémoires du racisme questionnait la persistance de l’idéologie des races aujourd’hui, en revenant sur les fondements historiques du racisme et sa construction scientifique, politique et culturelle depuis le XVIe siècle. Car si l’on sait aujourd’hui que l’espèce humaine est Une, que nous descendons tous des hommes d’Afrique tropicale, il y a 150 000 ans, le racisme n’est pas rationnel. Il s’applique aux noms propres, aux embauches, aux religions, et à des catégories telles que l’immigration. Un second épisode, spécifiquement dédié à l’exposition Exhibitions, revenait sur la fabrication du sauvage, à travers des images, des mises en scène, des barrières réelles et symboliques, des cautions scientifiques aussi, à partir de la découverte de l’Amérique par Christophe Colombe au XVe siècle.
Une expo pour libérer la parole
Dans le salon du théâtre, face au jardin du musée, des coussins et des tapis ont été installés. Très loin de la froideur d’un amphi, l’ambiance est détendue, pour débattre en toute convivialité. L’excitation est palpable lorsque le champion de la coupe du monde de football de 1998 fait son entrée. Devant une assemblée aux yeux brillants, Lilian Thuram prend le micro. « J’ai grandi à Fontainebleau, et j’avais l’impression que les musées, l’école, les belles choses, ce n’était pas pour moi. Ma maman était femme de ménage à la poste, juste à côté du parc du château. Elle n’avait jamais pensé à le visiter, ni même à aller faire un tour dans le parc. Comme si toute cette beauté n’était pas pour elle. Aujourd’hui, je pense que l’accès à la culture, à l’éducation, fait la différence. J’ai visité l’exposition avec ma maman. À la fin, elle m’a regardé et m’a dit : c’est fou, quand j’étais jeune, j’avais toujours pensé que les blancs étaient plus intelligents ». Pour l’ancien footballeur, cette exposition permet la libération de la parole. Elle permet d’expliquer concrètement aux jeunes pourquoi ils subissent le racisme et comment ils en viennent eux-mêmes à l’intérioriser. « Il faut que chacun se questionne sur ses propres préjugés. Si on refuse d’être jugé sur sa couleur de peau, pourquoi juger l’autre sur son homosexualité, par exemple ? » interroge-t-il.
Très vite, les questions fusent dans l’assistance. « Comment t’est venue l’idée de fonder cette exposition ? » questionne un jeune. Lilian Thuram explique qu’il est arrivé des Antilles en région parisienne à l’âge de 9 ans. « C’est alors que j’ai découvert que j’étais noir », plaisante-t-il. « À l’école, tout le monde m’appelait la Noiraude. Ma mère n’a jamais su m’expliquer pourquoi la couleur noire était ici chargée de façon si négative. Je n’ai compris que très tard que le racisme était une construction intellectuelle et politique. Aujourd’hui, je veux aider les jeunes à comprendre cela plus vite. Quand on comprend le mécanisme du racisme, on ne souffre plus, on a moins de violence en soi, et on peut avancer ».
Le racisme, une construction politique… « Mais qu’est-ce que cela signifie ? » questionne un autre jeune. « Tout est une question d’exploitation. Pour exploiter des gens, il faut leur faire intégrer le fait qu’ils sont inférieurs. L’esclavage et la colonisation sont basés sur cette logique. Les puissances coloniales et esclavagistes ont construit politiquement l’infériorité de la race noire. Comme pour les Indiens d’Amérique. Des écoles d’anthropologie ont été payées par les États pour construire ce genre de discours. Répétez une bêtise cent fois, et ça devient une vérité ! » plaisante-t-il. Avant de poursuivre : « Aujourd’hui, le même mécanisme est à l’œuvre en France avec la religion musulmane. On répète sans cesse que certaines personnes, parce qu’elles sont musulmanes, ne sont pas compatibles avec certaines valeurs de la république. On répète que certains enfants ne sont pas vraiment français et beaucoup se mettent à y croire. D’ailleurs, qui est Français dans cette salle ? », lance avec provocation Lilian Thuram.
« Tu es né en France donc tu es français, un point c’est tout »
Quelques mains hésitantes se lèvent, les jeunes se regardent les uns les autres, comme pour savoir quelle attitude adopter. L’ex-footballeur insiste un peu, la majorité des bras finit par se lever, mais toujours timidement. Certains restent baissés. « Les Français, c’est les Blancs ! », lance une voix au premier rang. « C’est exactement cela que je veux contrer. C’est une construction politique et beaucoup l’intègrent, sans la combattre et souvent sans la comprendre. Tu es né en France, donc tu es français, un point c’est tout. Le fait que tu sois noir n’entre pas en ligne de compte » explique Lilian Thuram. Il continue en livrant aux jeunes une anecdote : « Mon fils joue au foot, et l’autre jour, je l’accompagnais à Aubervilliers. C’était en pleine élection présidentielle. Dans les gradins, je discute du vote avec des jeunes. Ils me disent : voter ? Ça ne change rien ! Ils étaient musulmans. Ils ont reconnu que la gauche et la droite ne tenaient pas le même discours sur la religion musulmane. Qu’il y avait des différences de taille. Mais ils pensaient que leur voix ne comptait pas. C’est cela le plus grave, penser que tu ne comptes pas dans l’avenir de ton pays. Voter, c’est un devoir, car l’égalité se gagne, elle ne se donne pas. La politique, c’est une question de nombre, c’est avant tout un rapport de force ».
Lamine Gassama, adjoint au maire du 20e arrondissement de Paris, a fait le déplacement avec les jeunes. Il prend la parole : « Pour les jeunes des quartiers, la notion de citoyenneté est très importante. Souvent, les parents de ces jeunes ne votent pas, car ils n’ont pas la nationalité française. Promouvoir le droit de vote des étrangers aux élections locales, c’est changer la vision des enfants sur leurs parents et également la vision des parents sur la vie locale. Ce droit de vote, vilipendé par une partie de la classe politique, va montrer que la France a une histoire dont elle ne peut pas s’échapper. La citoyenneté, quand on vous l’enlève, on vous enlève tout ».
Dans le fond de la salle, une jeune femme prend la parole. « Vous parlez de la construction politique du racisme. Mais le système éducatif participe, d’une certaine manière, à cette construction d’un sentiment d’infériorité chez beaucoup enfants. Les seuls reflets qu’on a du Noir dans les livres, c’est à travers l’esclavage, la colonisation. Et à la limite, Unicef ». Thuram acquiesce. « Il faut bien sûr se poser des questions sur les manuels scolaires. La première fois que j’ai pris la parole pour parler du racisme, ma mère m’a dit de me taire. Tu as de l’argent, ce n’est rien, ne dis rien, me répétait-elle. Moi, je pense aujourd’hui qu’il ne faut pas rester dans la victimisation. Il faut revendiquer les choses non pas en culpabilisant les gens, mais en leur expliquant. C’est pour ça que j’ai écrit mon livre Mes étoiles noires. J’ai eu un choc le jour où on m’a parlé de l’esclavage à l’école. Je me disais, ce n’est pas possible, il n’y a rien d’autre ? Il faut donner d’autres modèles aux enfants, changer l’imaginaire de la société. À ton échelle, pour les programmes scolaires, il faut aller voir le directeur, faire une pétition, pousser les gens à se poser des questions. Il y a quelques années, la colonisation était un sujet tabou. Aujourd’hui, nous sommes au Quai Branly, avec une exposition sur les zoos humains. Et cela a été possible car des gens ont travaillé pour raconter l’histoire d’une façon différente ».
Une autre question fuse. « Dans l’exposition, vous avez présenté plusieurs têtes d’humains, en inversant la hiérarchie des races de l’époque. Vous êtes partis du Blanc pour monter vers le Noir. Pourquoi inverser la hiérarchie, pourquoi ne pas plutôt la refuser et mettre tout le monde à la même hauteur ? » Lilian Thuram sourit et pousse un grand soupir de satisfaction. « Ah, ça me fait plaisir cette question. Tu n’es que la deuxième à me faire la remarque. J’ai inversé la hiérarchie de l’époque pour déclencher le débat, pour susciter des réactions. L’idée, c’est de montrer qu’on l’a profondément intégrée, au point de se dire, face à cette nouvelle hiérarchie : mais ce n’est pas la bonne ! »
L’heure tourne, une dernière question est posée. « Le racisme, il peut aussi être culturel, et pavé de bonnes intentions. On présente toujours l’art africain, celui du Ghana par exemple, comme très ancien, archaïque, figé dans le passé ». Thuram acquiesce, et continue : « Encore une fois, c’est une question de rapport de force. On veut que certains restent toujours dans un passé figé. Cela dit, ça bouge. L’art contemporain africain est reconnu, si ce n’est par le grand public, au moins par les connaisseurs. Mon peintre préféré est Chéri Samba, et il vient de République démocratique du Congo. À vous de sortir des sentiers battus ».
Au Quai Branly, « nous sommes un peu chez nous »
La star du ballon rond n’a plus beaucoup de temps. Juste assez pour offrir aux jeunes de belles photos souvenir à ses côtés. Tous ont le sourire aux lèvres. Brice Monnou, présidente de l’association Fecodev, rayonne. Alors qu’elle distribue les goûters aux jeunes, elle glisse quelques mots sur la démarche de l’association : « Fecodev fédère une trentaine d’associations, animées par des femmes pour la plupart migrantes, originaires de dix-sept pays africains. Nous sommes déployés dans toute la France. On a voulu amorcer un dialogue avec le musée du Quai Branly et s’approprier cet espace. Tous les objets exposés ici viennent de nos pays, nous sommes un peu chez nous ici. Alors nous nous sommes dit qu’il fallait participer, s’impliquer. Le musée nous a rapidement ouvert ses portes et nous avons fait venir nos publics. Des parents, des enfants, des jeunes. On a fait des visites pour tous les âges, c’est une bonne façon de dialoguer entre les générations ». Pour elle, l’objectif est plus qu’atteint : « On voulait sensibiliser les jeunes de banlieue sur le sujet. On les a fait venir de différents quartiers, avec des acteurs associatifs, des éducateurs, des élus sont venus aussi. Tout le monde s’est retrouvé autour de cette idée de mémoire, de compréhension et de dialogue autour du racisme. Et puis aussi, pour rencontrer Lilian Thuram ! Donner un bout de rêve aux jeunes, c’est peut-être le principal », glisse Brice dans un sourire.

Pour en savoir plus :
[les mémoires du racisme]

Vous pouvez encore profiter de l’exposition, sans Lilian Thuram, mais avec une visite guidée le samedi ou lors des nocturnes, jusqu’au 3 juin.
À lire : « Nous autres », de la fondation Thuram, et « Mes étoiles noires », par Lilian Thuram, aux éditions Philippe Rey.
///Article N° : 10766

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Les images de l'article
Un panneau de l'exposition Exhibitions, l'invention du sauvage © Noémie Coppin
Visite de l'exposition Exhibitions, l'invention du sauvage © Noémie Coppin
Vue de l'assemblée pendant la discussion avec lilian Thuram © Noémie Coppin
Lilian Thuram au musée du quai Branly explique le racisme aux jeunes © Noémie Coppin





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