L’imaginaire et l’écriture à plusieurs voix : Glissant et « la terre magnétique ».

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Il y a, chez Édouard Glissant, une manière d’écrire le monde à plusieurs mains. De nombreux écrivains et penseurs redoutent cette expérience qui ne semble pas, pour mille et une raisons, leur convenir. Ici, dans cette aventure « en relais », des imaginaires se rencontrent, se répondent en écho, comme dans les textes co-écrits avec Patrick Chamoiseau (1).

On imagine que les mains doivent être libres quand les imaginaires cheminent côte à côte pour écrire des textes d’intervention (par exemple au moment de la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement ou de l’élection de Barack Obama). Cependant, « l’Intraitable beauté du monde », ses mystères, ses détails, ses histoires récurrentes de prédation, de domination et d’exclusion peuvent aussi se dire hors de toute urgence. Car la beauté fragile et tremblante qui ne passe pas inaperçue est semblable au vol d’oiseaux qu’évoque Glissant au début de La Cohée du Lamentin : « Leur beauté frappe, s’enfuit. Puis la nuit surgit, qui vous stupéfie. Leurs ailes sont d’éclat et leurs ventres d’ombre, vous ne les avez pas vus répandre, là sur les bords et là sur les écumes noircies, le linge damassé de ce silence qu’ils font. » (2)
Rencontre
Rencontre, voilà un mot galvaudé qui ne désigne pas le face à face, mais l’écoute et l’échange. Elle est semblable à cette chorégraphie improvisée de milliers d’oiseaux, autour d’expériences vécues y compris celles invisibles et inaudibles pour ceux qui les ignorent.
Les « humanités » ne sont donc pas les seules à rendre compte de la complexité du monde. Elles sont liées à la vie qui se déroule alentour. Ainsi, les intempéries et les éléments naturels en perpétuel mouvement participent de la vie du monde. La végétation – mangrove, forêt ou herbe (comme à Rapa Nui) – entre dans l’histoire et la culture. On ne peut la penser sans la prédation de l’homme ou le soin qu’il lui prodigue. Dans les textes que Glissant a coécrits avec d’autres, les imaginaires, remarquablement, se relaient (se rencontrent, s’échangent, se relatent) autour de la mer, du gouffre, des vents, des fleuves et de la végétation. Même sans être coécrits, les récits du monde qui se métamorphose sans cesse peuvent aller à leur propre rythme, être décalés les uns par rapport aux autres, en déphasage par rapport au présent, en avance par rapport au futur, comme ces textes rassemblés après coup, sans ordre préconçu, dans « l’anthologie de la poésie du Tout-Monde » au titre qui invite au voyage, La Terre le Feu l’Eau et les Vents (3). Ces textes, fort éloignés les uns des autres, dans le temps et dans l’espace, ont l’air de se répondre en écho ou, en tout cas, de dire le monde dans ses moindres retranchements, dans son inextricable complexité. Ils relatent nos expériences multiples, peut-être insuffisamment partagées. On ne peut s’empêcher de penser à Thalès, Anaximène, Empédocle ou Héraclite, ces penseurs présocratiques dont quelques fragments sont parvenus jusqu’à nous de relais en relais, d’un commentateur à l’autre, mais aussi de traduction en traduction, les fragments gardant leur opacité d’un siècle à l’autre.
Parallèlement à l’expérience de l’écriture à plusieurs voix, Glissant est, plus d’une fois, revenu aux mêmes concepts indéfiniment ouverts. Il les a poursuivis à la trace « comme une errance qui oriente » (4) sa propre pensée, d’un livre à l’autre. Ainsi avait-il pris l’habitude de dialoguer avec soi-même, comme pour mieux repérer ce qu’il appelle le « lieu commun » (5), avant d’échanger avec d’autres et de pratiquer l’écriture en relais dont le bel exemple, dans La Terre magnétique, Les Errances de Rapa Nui, l’Île de Pâques, m’intéresse ici.
Passage d’un imaginaire à l’autre
Ce livre semble s’inscrire hors de toute urgence et préoccupation immédiate. Ainsi, les quatre mains ne sont pas visibles, peut-être sont-elles liées les unes aux autres, la différence sur la page, entre les caractères romains et italiques, a disparu. Les deux imaginaires font entendre leurs échos par mots et par dessins interposés mais encore construisent leur relation dans un texte composé de multiples résonances. Seulement, les premières lignes mettent en exergue l’idée de relais comme passage d’un imaginaire à l’autre. De l’expérience vécue par Sylvie Séma à la traduction en mots par Édouard Glissant, peut-être est-ce cela qui, en d’autres termes, se dit partage d’expériences ? « Nous étions convenus de travailler en relais et de fréquenter l’île de ces deux manières qui peut-être se compléteraient : Sylvie, sur ce qu’il fallait bien appeler le terrain (…), et moi par les commentaires que je ferais de ce qu’elle enverrait et de ce qu’elle rapporterait, notes, impressions, dessins, films et photos, et par l’ordre ou le désordre de littérature qu’avec son aide j’apporterais à ces documents et à son sentiment ainsi abruptement saisi. » (6) Glissant, qui, plus d’une fois, dans d’autres textes, cite Victor Segalen, est fasciné par l’île de Pâques qui fait partie de ces lieux méconnus « mystérieusement interdits à quelques-uns » (7). Dans l’impossibilité d’accomplir, physiquement, le voyage, il va braver l’interdit par l’écriture en relais (8). N’y a-t-il pas, exprimée dès le début de ce texte, l’idée selon laquelle la vulnérabilité du corps humain n’empêche pas l’imaginaire, à la recherche du détail et des bruits tenus, d’être relié à la totalité ouverte du monde ?
À partir de documents et de ce qu’il appelle le « sentiment » de Sylvie, qui, du coup, devient un personnage incontournable du récit, Édouard (le prénom, ici, serait autorisé), prend le relais. Par moments, le personnage de Betty, grâce à la technique, la caméra qui filme, s’adresse au « fantôme » Glissant qu’elle n’a pas rencontré et à qui elle en apprend beaucoup sur la fragilité des éléments naturels et « le tremblement magnétique » de la terre.
Livre singulier s’il en est, publié dans une collection dirigée par Glissant lui-même, intitulée « Peuples de l’eau ». On se demande quels sont les textes qui peuvent y être accueillis, peut-être des récits de voyages ? Dès le titre du livre, l’opacité se fait jour (9). La voix d’Édouard recouvre celle de Sylvie devenue lointaine, évanescente, dont il ne reste plus que des traces. Quelle est cette terre magnétique qui attire voyageurs et explorateurs et fascine les écrivains ? Une île errante qui semble être une pure fiction. Pourtant, elle a une histoire faite de multiples violences. Le voyageur, comme le lecteur, embarque dans un bateau, en direction de l’île la plus lointaine, la plus improbable et pourtant objet de beaux rêves ou de cauchemars. Île ouverte à nos imaginaires, difficilement accessible. Et, une fois qu’on y arrive, il est tout aussi difficile de partir de là. Pourtant, Glissant semble nous dire qu’il s’agit là, par excellence, d’une île en relation avec le monde. Depuis des siècles, celui-ci, fasciné par son existence, est venu jusqu’à elle. Et ses habitants relient leur île à d’autres îles fort éloignées, au cœur de la vastitude du Pacifique. Ces peuples connaissent le continent, le Chili, le Pérou ou les États-Unis. Car Rapa Nui, où débarqua le 5 avril 1722, jour de Pâques, le navigateur néerlandais Jakob Roggeveen n’est-elle pas un bateau ? Il avait ouvert le chemin aux Européens. Le comte de La Pérouse, après James Cook et d’autres navigateurs, y arriva bien plus tard, en 1786. « L’île a la forme d’un bateau.(…) Les habitations traditionnelles ont la forme d’un bateau, la coque en l’air. » (10) Où va cette île errante ? Elle passe entre les mains d’un conquérant à l’autre. Annexée par l’Espagne (1770), elle devient possession chilienne plus d’un siècle plus tard (1888). Comment retrouvera-t-elle ses propres marques ? Toute la question est là. Elle se métamorphose au fil du temps et recompose ses identités.
Une terre cryptée
Dans La Terre magnétique, Glissant imagine et pense cette île perdue sur un triangle, au bout de l’océan, cette « terre cryptée » où tout semble couler de source sacrée. Mais les sources et les origines sont portées disparues. Il ne reste que des traces. Une écriture polynésienne qui défie le temps. La massivité de corps sculptés, les moaï, « statures d’hommes principalement » (11) qui ont violemment perdu leur équilibre, on se demande au cours de quelle bataille et pour quelles raisons. Ils ne tendent plus, dans la verticalité, vers les étoiles. Ils ont perdu la lumière de leurs yeux, comme pour mieux capter le souffle marin et toutes les rumeurs qui montent de la terre. Ils protègent le magnétisme de cette terre du bout du monde qui a pu résister à tous les maux et se régénérer. L’île s’est métamorphosée grâce aux vivants venus d’ailleurs : plantes, animaux, hommes. Les eucalyptus, qui viennent d’Australie, protègent l’île et les hommes : « En frère végétal du moaï, l’eucalyptus relie le ciel à la terre, reflète le monde, et dans la nuit donne des repères aux hommes, devant l’immense Pacifique. » (12) L’herbe rase, qui a remplacé la forêt, couvre le sol d’où semble avoir disparu l’eau potable, réfugiée dans les cavités dessinées par les laves des volcans. Elle n’est plus qu’une « coupe d’eau dans le chemin des laves ». Rapa Nui ou l’île flottante sur laquelle il faut guetter l’eau à la trace. L’eau douce qui manque, sauf dans un réseau souterrain creusé par l’activité volcanique. Aussi, le feu et l’eau se relaient dans les profondeurs de la terre.
Ce texte fourmille de rumeurs, d’informations, de détails, de rencontres improbables et éphémères. C’est le lieu de toutes les métamorphoses. Ainsi, l’homme se transforme en oiseau migrant qui part et revient, en suivant le sens des vents et les courants marins. Cet oiseau vous habite, il vous fait saisir le sens de la relation, de la fragilité du monde et de sa régénérescence. Sur une île perdue, continuellement ouverte aux quatre vents, la manière de se nourrir est aussi une histoire de relation et de culture composite car « tout ou presque a été importé d’ailleurs, d’Hawaï ou du Chili, mais aussitôt intégré le plus ordinairement, comme si depuis toujours la place avait été préparée pour ces nouveaux venus. » (13) Mais la place est aussi celle du lieu où se situe l’île perdue, qui, comme la plupart des îles, s’étend au milieu des vents, au point de jonction de plaques tectoniques. On peut donc comprendre pourquoi elle bouge et s’enfonce d’une dizaine de centimètres chaque année (14), dans la profondeur de la mer. Entre l’étendue et la profondeur se meut l’intuition de Rapa Nui, l’île de Pâques que les premiers explorateurs occidentaux ont mal captée. Finalement, la terre magnétique ne se livre pas au premier venu. Glissant l’exprime fortement : « la force magnétique de la terre est pour protéger ceux qui viennent et comprennent, et ceux qui viennent et mettent ensemble, sans que l’absolu soit absolument perdu, sans qu’aussi l’eau d’en dessous soit tarie ou souillée, sans que les perdus et les défaits soient marqués par leur défaite » (15)…

1. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, Quand les murs tombent : l’identité nationale hors-la-loi ? Éditions Galaad/Institut du Tout-Monde, 2007.
Édouard Glissant, L’Intraitable beauté du monde : adresse à Barack Obama, Éditions Galaad/Institut du Tout-Monde, 2009.
2. Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p. 11.
3. Édouard Glissant, La Terre le Feu l’Eau et les Vents, Une anthologie de la poésie du Tout-Monde, Gaalade éditions, 2010.
4. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 18.
5. Voir, entre autres, Traité du Tout-Monde, p. 23 : « Combien de personnes en même temps, sous des auspices contraires ou convergents, pensent les mêmes choses, posent les mêmes questions. Tout est dans tout, sans se confondre par force. Vous supposez une idée, ils la reprennent goulûment, elle est eux. Ils la proclament. Ils s’en réclament. C’est ce qui désigne le lieu commun. » ; voir également dans Philosophie de la Relation, p. 36, où les « lieux communs » se rapportent à « une intuition partout ressentie ».
6. Édouard Glissant, en collaboration avec Sylvie Séma, La Terre magnétique : les errances de RapaNui, l’île de Pâques, p. 9
7. op. cit. p. 10
8. Comme il le rappelle dans le texte, p. 34 : « Nous étions nous deux, Sylvie et moi comme des ethnographes de rencontre, l’une de corps et travaillant sur place, l’autre d’imagination et avalant tout cet espace… »
9. « Que l’opacité, la nôtre s’il se trouve pour l’autre, et celle de l’autre pour nous quand cela se rencontre, ne ferme pas sur l’obscurantisme ni sur l’apartheid, nous soit une fête, non une terreur. » disait Glissant, dans le Traité du Tout-Monde, p. 29.
10. La Terre magnétique…, p. 48.
11. Le commentaire de Glissant me paraît intéressant : « Les femmes et les enfants seraient-ils tenus à l’écart d’une quête que nous ne savons pas ? Les maintient-on dans une sorte de diète d’adolescence ? » op. cit. p. 16.
12. op.cit. p. 40.
13. op.cit. p. 36.
14. op.cit. p. 103.
15. op.cit. p. 60.
Cet article fait partie du dossier consacré à Édouard Glissant, publié dans Africultures n° 87. Nous remercions Jean-Luc de Laguarigue dont les photographies, extraites de l’exposition Le Pays des imaginés, ont illustré ce numéro.
Cette exposition est visible sur le site [http://gensdepays.blogspot.fr/2011/07/pays-des-imagines-exposition-permanente.html]///Article N° : 10677

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