L’infamie revisitée

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En écrivant Rosalie l’Infâme, Evelyne Trouillot voulait donner une voix aux esclaves invisibles. Un voyage qui l’a amenée à découvrir les horreurs cachées de l’histoire et la résistance quotidienne et silencieuse des femmes.

Ecrire Rosalie l’infâme fut pour moi une visite dans l’histoire par la petite porte, celle qu’on n’utilise pas souvent. Celle qui fait peur aux uns et aux autres parce qu’elle rappelle clairement les horreurs dont il ne faut pas trop parler. Je pensais pourtant, à l’avoir tant récitée sur les bancs de l’école, que je connaissais assez bien l’histoire d’Haïti, que ma sensibilité s’était peu à peu épuisée à l’évocation de l’esclavage. Puis, j’ai commencé à me documenter pour écrire ce texte encore informe. Sans savoir vers quoi je m’aventurais.
C’est en feuilletant l’ouvrage La Révolution aux Caraïbes de Cauna, Abenon et Chauleau que je suis tombée par hasard sur une référence assez brève, très éloquente dans son dépouillement :  » Descourtilz cite le cas d’une sage-femme arada. Au cours de son procès, la femme dévoila un collier de corde qu’elle portait sur elle où chaque noeud représentait un des soixante-dix enfants qu’elle avait supprimés : ‘Pour enlever ces jeunes êtres à un honteux esclavage, je plongeais à l’instant de leur naissance une épingle dans leur cerveau par la fontanelle.’  »
Au-delà des clichés coloniaux, je voyais soudain l’être humain, l’esclave devenue femme. Par quel enfer était-elle passée pour atteindre ce point de non-retour et tuer délibérément soixante-dix nouveaux-nés ? Sous le vocable  » d’esclave « , entité abstraite mentionnée de façon pudique par les manuels d’histoire, des hommes et des femmes avaient existé. Des enfants, garçons et filles, avaient vécu ce système qui foule aux pieds la dignité humaine. Dans quelle démence avaient-ils sombré ? Comment avaient-ils survécu ? De quel prix avaient-ils payé leur survie ?
C’est ce défi de montrer l’esclave femme, enfant, homme, avec les sentiments et émotions de l’être humain qui m’a poussé à continuer le voyage. Car, à certains moments, j’ai eu la douloureuse impression d’effectuer la traversée sur Rosalie l’infâme et il m’a fallu me détacher de l’horreur.
D’abord, bien entendu, il y eut la période de documentation indispensable à l’écriture d’un récit qui se situe plus de deux siècles avant le nôtre. En effet, certains documents m’ont été indispensables pour rendre avec réalisme la vie de l’époque et camper les esclaves dans ces détails capables de les rendre concrets et humains. Le processus a été loin d’être serein. Je suis passée par des moments de pur désarroi devant l’étendue des informations et la nécessité impérieuse de faire un choix. Il fallait trouver la manière de transformer toutes ces informations et émotions en texte. J’ai dû apprendre à transcender mon indignation et ma colère pour leur conférer puissance et efficacité par la magie de l’écriture. Pour ne pas tomber dans le piège d’un roman moralisateur ou larmoyant, j’ai dû apprendre à dépasser ma détresse et ma rage et les investir dans mes personnages. Pour moi, cela a été sans doute l’aspect le plus éprouvant et le plus décisif. L’aventure de l’écriture a rendu le plongeon dans l’horreur possible et pour moi soudain essentiel. D’une certaine manière, l’écriture a transcendé l’infamie.
Faire entendre la voix des invisibles
J’ai délibérément préféré donner la parole aux esclaves malgré les difficultés découlant de ce choix : contraintes linguistiques et langagières, restriction en termes de données et informations dont disposaient les esclaves pour ne citer que cela. Et surtout le grand défi d’arriver à recréer l’univers intime et les états d’âme des esclaves en dépit de la rareté pour ne pas dire l’absence de témoignages directs d’esclaves. Trop souvent, les textes de création sur l’esclavage présentent l’histoire du point de vue du colon. La littérature haïtienne elle-même comprend très peu de récits autour de l’esclavage. Les romans les plus connus sur Saint-Domingue viennent d’auteurs étrangers tels que Le Royaume de ce Monde du romancier cubain Alejo Carpentier publié en 1957 et plus près de nous, Le soulèvement des âmes du romancier américain Madison Smart-Bell. Serait-ce une velléité inconsciente d’occulter cette période tel un deuil non assumé ? Plus j’avançais dans mes recherches plus il m’a paru important non seulement de parler de l’esclavage mais de faire entendre la voix des esclaves. Toutes les catégories d’esclaves. Non pas ces héros dont on entend citer les noms tel Toussaint Louverture universellement connu, Dessalines déjà plus controversé ou Henri Christophe le bâtisseur de la Citadelle, mais les invisibles de l’histoire : les femmes, les hommes, les enfants avec leurs vies déjà achetées dans un négoce infâme.
Si l’on se réfère à l’histoire telle qu’elle nous parvient, le rôle des femmes dans la révolution haïtienne semble bien faible. A part quelques personnages féminins ponctuellement cités tels Claire-Heureuse, la  » femme de Dessalines « , la quarteronne Henriette St-Marc qui agissait en espionne pour les troupes indigènes auprès des officiers français ou Catherine Flon qui a cousu le drapeau créé par Dessalines en l803, la grande multitude des femmes tombe dans l’oubli. Les actes d’avortement, de suicide, d’empoisonnement, de marronnage et de meurtre par lesquels femmes et hommes ont clairement manifesté leur révolte face à l’esclavage bénéficient de très peu de lumière. Pourtant, plusieurs documents d’époque relatent ces nombreux actes de résistance farouche que ce soit lors de la capture sur les côtes africaines, à bord des négriers ou pendant l’implantation et l’apogée du système esclavagiste sur la terre de Saint-Domingue.
Au cours de mes recherches, j’ai pénétré dans l’univers avilissant des barracons, ces camps où l’on parquait les esclaves en attendant de les embarquer sur les négriers. Curieusement, il me fut assez difficile de trouver le mot  » barracons  » dans le Grand Larousse et dans plusieurs encyclopédies où je l’ai en vain cherché. Finalement, je l’ai découvert dans Trésors des mots exotiques, dans la collection  » Le français retrouvé  » des Editions Belin, avec la définition suivante :  » De l’espagnol barracon, mot de la Haute-Volta (l9e siècle), captiverie, c’est-à-dire grande case où on mettait les Noirs captifs ; aujourd’hui entrepôt de marchandises, hangar « . L’on ne saurait être plus laconique. L’occultation de ce mot des lexiques symbolise pour moi le silence qui entoure l’esclavage. Des tragédies tant de fois contées et entretenues dans la mémoire pour arriver à celles que l’histoire revêt de banalité ou d’indifférence, le traitement des informations ne saurait être qualifié d’innocent. A travers les siècles et les sociétés, il traduit généralement rapports de force, choix idéologiques, croyances et préjugés.
Le prix de la résistance
Dans Rosalie l’infâme, l’histoire se passe pendant la période de la peur du poison avec les débordements qu’elle a entraînés dans des rapports humains déjà viciés. J’ai délibérément évité les vingt années d’insurrections et de révoltes généralisées qui ont précédé la Révolution de Saint-Domingue, me concentrant sur les années 1750 avec leur bouillonnement de colères encore éparpillées, et bien entendu l’apparition et la mort chargée de symbolisme de Mackandal, celui qui voulait débarrasser Saint-Domingue des Blancs et de l’esclavage. Cette période riche de mouvements de résistance m’a fournie toute une panoplie de drames individuels qui m’ont permis d’arriver à une meilleure sensibilité de la société de Saint-Domingue. Le personnage central du roman est une jeune femme, Lisette, en proie aux doutes et aux contradictions liés à sa condition d’esclave domestique. L’un des lieux forts du récit sera en effet la grande case, crucial point de rencontre, espace sensible où les colons côtoient les esclaves avec toute la gamme de sentiments et d’émotions que de tels contacts peuvent générer, zone complexe où la vérité entre les êtres ne peut toujours se confiner aux termes des rapports maître-esclave et où les lois du désir et de la passion entrent en jeu avec une violence aussi destructrice que celle soutenant le régime. En dépit d’une enfance façonnée par les voix de sa grand-mère et de sa marraine toutes deux venues d’Afrique à bord du négrier La Rosalie, Lisette demeure sauvagement créole, plantée dans l’île où elle est née. Jeune et désireuse de vivre dans cet univers où sa vie ne lui appartient pas, elle apprend à faire des choix douloureux. Ce roman est celui de son apprentissage face à un monde où la violence et l’indignité dominent et où elle côtoie laideurs et générosités.
En plongeant dans la tragédie de l’esclavage, j’ai touché des problèmes qui vont au-delà d’une époque ou d’un moment. Jusqu’où peut aller l’amour d’une mère sans se transformer en machine monstrueuse ? Que représentent les intérêts individuels face au bien-être collectif ? Quelles sont les couleurs du rêve dans un monde où la vie ne peut que culbuter dans l’horreur ? Tout compte fait, écrire un roman  » historique « , c’est aussi restituer à l’humanité son éternité. Pour moi, il était fondamental d’enlever à ces figures d’esclaves leur masque anonyme. L’anonymat donne bonne conscience et justifie les silences. En écrivant ce livre j’ai eu l’humble conscience de faire acte de mémoire. Non par nostalgie passéiste et défaitiste, mais pour redonner leur humanité à ces hommes, femmes et enfants qui ont pour toujours marqué l’histoire du monde. Tel que l’a fait Lisette en reprenant à son actif la parole de ses aïeules, j’ai voulu rendre vivants ces hommes, femmes et enfants qui ont fait le voyage sur des négriers comme Rosalie l’infâme, de même que ceux qui sont nés sur la terre de Saint-Domingue et qu’on a baptisés créoles. Dans un système qui les considérait d’emblée comme des objets, propriétés des maîtres et sources de revenus, ils sont arrivés à retrouver, à conserver et à cultiver cette dignité sans laquelle la Révolution haïtienne n’aurait sans doute pas été possible. Avec et au-delà des héros souvent cités, j’ai voulu rendre ces hommes et femmes douloureusement vivants pour que leurs souvenirs ne se rouillent pas dans notre mémoire collective.

Bibliographie :
Abenon, L., Cauna, J., Chauleau, L. : La révolution aux Caraïbes, Nathan 1989.
de Wismes, Armel : Nantes et le Temps des négriers, Editions France Empire, 1992.
Debien, Houdaille, Massio, Origines des esclaves des Antilles, Dakar, l963.
Laurent-Ropa, Denis :Haïti, une colonie française, L’Harmattan, 1993.
Fouchard, Jean : Les marrons de la liberté, Editions Deschamps, Port-au-Prince, Haïti.
Fouchard, Jean : Les marrons du syllabaire, Editions Deschamps, Port-au-Prince, Haïti.
Gisler, Antoine : L’esclavage aux Antilles françaises, Khartala, 1981.
Trouillot, Hénock : L’enfance de l’esclave à Saint-Domingue, Port-au-Prince, Haïti, Revue Optique, 1955.
Trouillot, Hénock : La condition des nègres domestiques à Saint-Domingue, Revue de la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie, Port-au-Prince, Haïti, oct. 1955.
Trouillot, Hénock : Les sans-travail, les pacotilleurs et les marchands à Saint-Domingue, Revue de la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie, Port-au-Prince, Haïti, janv. 1956.
Trouillot, Hénock : Les ouvriers de couleur à Saint-Domingue, Revue de la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie, Port-au-Prince, Haïti, avril 1956.
Trouillot, Hénock : La condition de la femme de couleur à Saint-Domingue, Revue de la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie, Port-au-Prince, Haïti, janv.-avril 1957.
Auteure et enseignante, Evelyne Trouillot a publié des poèmes et des nouvelles, tout comme des contes et des récits pour la jeunesse. Elle est actuellement chef du département de langues à l’université Caraïbe. Rosalie l’Infâme, publié en 2003 par les éditions Dapper, est son premier roman.
///Article N° : 3287

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