L’Islam noir n’est pas violent

Entretien de Mame M'Bissine Diop avec Mahama Johnson Traoré

Février 2002
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En 1975, Mahama Johnson Traoré réalise Njangaan, une critique des écoles coraniques au Sénégal à travers l’histoire dramatique d’un petit garçon que les parents confient à un marabout. Le film fut très attaqué. Pourtant, la situation qu’il dénonce persiste encore aujourd’hui.

Pourquoi ce sujet à l’époque ?
J’ai choisi ce thème, toujours d’actualité d’ailleurs, à cause d’un phénomène courant à Dakar, comme dans les autres grandes villes où l’Islam est dominant. On trouvait beaucoup de petits enfants, que l’on appelle aujourd’hui les enfants de la rue, des enfants mendiants, des enfants exploités. Le sujet était très préoccupant à l’époque. Il était absolument nécessaire d’attirer l’attention pour que les gens prennent conscience qu’au Sénégal, quelques années après l’indépendance, il y avait une forme d’exploitation des enfants, au nom de l’Islam, de la religion.
A l’époque, personne n’osait élever la voix. La religion musulmane est dominante dans nos pays africains et il est quasiment impossible d’en parler. C’est valable aujourd’hui, ça l’était encore plus en 1975. Pourtant la religion musulmane est très claire dans ses dispositions concernant la formation religieuse des enfants, ou le statut des femmes dans la société.
A la sortie du film, le cinéma évoluait dans un mouvement militant et marxiste fortement teinté d’un sentiment de libération nationale. Avez-vous été entraîné par des intellectuels occidentalisés, une volonté de choquer ?
Non, je n’ai pas été entraîné. Je n’ai pas voulu faire un film choquant. Il faut qu’on soit clair là-dessus, je suis moi-même musulman, croyant, pratiquant. Ce que je voulais dénoncer, c’est l’utilisation de la religion. Dans la pratique, les marabouts forment les enfants à la religion musulmane dans les écoles coraniques. Ils ne sont pas rétribués pour cela. Les parents qui envoient leurs enfants chez le marabout donnent ce qu’ils peuvent et il est dit que les enfants doivent aller chercher leur pitance. Mais c’est très clair, c’est une fois par semaine, généralement le vendredi. Dans de grandes ville comme Dakar, le vendredi jour de la grande prière, les musulmans font des offrandes, donnent à manger, à boire et même de l’argent.
Certains marabouts en profitent pour faire un « commerce » au détriment des enfants qu’on leur confie. Tous ces enfants qu’on voit dans les grandes villes africaines sont des enfants qui viennent de l’intérieur du pays avec leur marabout. Il s’installe quelque part et impose aux enfants d’apporter chacun 200 FCFA (0,30 euros) par jour. Dix gosses, ça fait 2000 FCFA et 20 gosses 40 000 FCFA. Plus il y a d’enfants plus la « recette journalière » augmente. C’est cette exploitation enfantine que je voulais dénoncer. En 1975, j’étais dans une équipe pluridisciplinaire, il y avait des sociologues, des psychologues et des cinéastes comme moi. Il y avait toute les disciplines sociales et nous pensions pouvoir réformer la société sénégalaise en attaquant les problèmes de fond.
Nous n’avons peut être pas transformé la société sénégalaise mais nous avons quand même attiré l’attention des autorités administratives sur le phénomène. Mais aujourd’hui encore, en l’an 2002 que ce soit à Dakar, Bamako, Abidjan, Nairobi, là où la religion musulmane est dominante, on voit encore des enfants confiés à des maîtres coraniques qui les exploitent.
A l’époque votre film a t-il été bien accueilli par le public ?
Le public a réagi très positivement, c’est plutôt les autorités administratives qui ont eu peur de leur réaction. Les gens ont commencé à débattre et c’est ce débat de fond qui a effrayé les autorités. Le film a eu quand même du mal à avoir une carrière normale parce que les autorités ne nous ont pas donné cette chance. Il y a eu un veto, une opposition, une censure contre ce film. Pour tout ce qui touche à la religion musulmane, beaucoup de gens, dans les pays du Tiers-monde, n’osent pas élever la voix parce qu’ils ont peur. Il ne faut pas oublier qu’il y a un lobby islamique très puissant dans tous nos pays.
Au niveau de votre famille, en tant que musulman avez vous rencontré des problèmes ?
Ça s’est bien passé car quand les problèmes se sont posés, j’en ai parlé librement avec les gens avec qui je devais en parler. Je leur ai expliqué que je n’attaquais pas la religion musulmane, et ils ont très bien compris. Que ce soit ici en Afrique ou au Moyen Orient, dans les pays censés être le berceau de l’Islam, il y a des gens qui au nom de cette religion font des choses impensables, qui n’existent pas dans le Coran.
J’ai eu des problèmes plus tard au nouveau de certains cercles religieux qui ont commencé à faire du lobbyisme, de la manipulation en disant que j’attaquais la religion, que je n’étais pas un bon musulman. C’est classique quand on veut éliminer un problème ! Mais la religion musulmane n’est pas une religion agressive, ce n’est pas une religion de mensonge. Il suffit de lire le Coran qui est traduit dans toute les langues.
Aujourd’hui, après les événements du 11 septembre et la diabolisation de l’Islam, feriez vous le film de la même façon ?
Ce serait différent car les problèmes de maintenant et ceux de l’époque ne sont plus les mêmes. Mais puisqu’on parle du 11 septembre, je crois qu’il faut s’attaquer à une autre idée qui est de présenter la vraie face de l’Islam qui n’est pas une religion menaçante. Ce n’est pas une religion qui dit qu’il faut tuer son semblable. Tout comme les marabouts africains se servent de l’Islam pour exploiter les enfants, les marabouts orientaux utilisent la religion à des fins personnelles. Le problème, c’est toujours l’utilisation de la religion. Ce qui s’est passé le 11 septembre est catastrophique sur le plan philosophique. Des hommes vont se tuer sous prétexte qu’ils vont au Paradis en devenant des martyrs : ça n’est écrit nulle part. Ceux qui le font trompent les gens qui sont avec eux. Le vrai travail est ailleurs : il faut attaquer de front les injustices dans le monde d’aujourd’hui.
Comment se fait-il qu’il n’y a pas plus de film sur ce sujet ?
Je ne peux pas répondre à la place des cinéastes africains. Je peux simplement dire que les cinéastes créent en fonction de leurs priorités. Je ne pense pas qu’il y a une crainte. Mais le cinéma, c’est du business. Vous investissez de l’argent et vous attendez en retour de l’argent. Il n’est pas évident qu’en faisant des films sur les religions on intéresse le grand public
Comme l’argent des films africains vient de l’Occident, les gens font des films où il n’ont pas de problèmes à affronter, que ce soit au niveau de l’administration ou au niveau de la société.
J’ai fait ce film en 1975 parce que je me suis rendu compte que les gens exploitaient d’autres gens au nom de la religion. Je pense qu’on a pas beaucoup avancé. A Dakar, je vois à quel point au nom de la religion, on fait très mal à une population faible et sans défense, des enfants. J’en vois beaucoup dans les rues au feu rouge en train de tendre la main. C’est presque un métier de mendier aujourd’hui. C’est quand même terrible d’en arriver là.
Comment avez vous construit le film, les personnages ?
Nous avons tourné le film dans le sud du pays en Casamance et au centre du pays dans la région de Thiès ou il existe une très grande école coranique. Ainsi nous avons eu la possibilité de travailler avec des « talibés ». Les personnages n’ont pas été créés, c’étaient de vrais « Njangaan« , comme on les appelle au Sénégal, chargés d’aller chercher la pitance pour manger et l’argent sonnant et trébuchant destiné au marabout. Mon équipe et moi-même avons pris énormément de précautions. Nous avons même engagé des gens qui avaient de l’influence dans les pays à l’époque et qui étaient des références en matière religieuse pour nous accompagner afin de parler avec la population quand nous étions là en train de tourner. Quand ça ne plaisait pas aux gens et qu’ils disaient « non, faut pas filmer ça ! » nous expliquions notre démarche à ces médiateurs qui se chargeaient de leur faire comprendre.
Sur le plan esthétique je voudrais ajouter que je faisais partie d’un groupe. Nous venions d’arriver d’Europe où nous avions fait nos études. Nous étions en train de travailler sur une esthétique Africaine. Par exemple, il n’y a pas de musique dans le film. C’est une satire sociale qui essaye d’attirer le regard et la réflexion des gens sur un phénomène que nous côtoyons tous les jours et dont on finit par prendre l’habitude en se disant que c’est normal.
Si je devais refaire Njangaan, il est certain que j’aurais une autre démarche. Dans le film de 1975, nous voulions aborder tous les problèmes sociaux qui tournent autour de la religion. Prenons un exemple concret, la mère qui refuse que son enfant aille dans une école coranique. C’était une position très révolutionnaire dans ces années là, de la part d’une femme africaine. Mais il faut savoir que dans la religion musulmane, il est donné une très grande part de responsabilité et d’autonomie à la femme. Cependant cette autonomie n’est pas exercée au vu et au su de tout le monde mais à l’intérieur de la cellule familiale. Et croyez moi, quand une femme africaine dit non, il n’y a pas beaucoup d’hommes qui se permettront de dire le contraire !
Mais on ne le voit pas dans votre film. Le père exerce une grande autorité sur sa femme. Le jour de la mort de son fils on a l’impression qu’elle a à peine le droit de pleurer.
Effectivement, la mère n’a ni le droit de pleurer ni celui de se plaindre et c’est ce qui fait la force de la femme africaine (cela implique de connaître le fondement social sénégalais). Quant elle va se retrouver en tête à tête, la femme peut se permettre dans l’isolement de faire des remontrances à son mari, de lui dicter ses volontés. Dehors, le mari fera semblant que les décisions viennent de lui mais tout le monde sait que la nuit certaines choses ont été dites et que la femme a pris position. Nous n’avons pas été très loin dans cette théorie de la femme révolutionnaire car ce n’était pas notre sujet. Tout tournait autour des Njangaans, et de ce petit talibé qui va mourir.
Quelle est la spécificité de l’Islam noir ?
C’est important qu’il existe un islam spécifique noir car l’Islam est venu de l’Orient. On peut le considérer comme une force de pénétration, une force de colonisation – n’ayons pas peur des mots – qui, au fur et à mesure, a avancé dans les sociétés africaines noires en particulier. Les Africains se sont rendus compte que c’était une religion de paix. Les grands penseurs africains qui ont reçu à l’époque les paroles divines du Coran et qui se sont inspirés de cette religion ont instauré à travers les communautés noires un Islam spécifique. Les Africains ont adapté l’Islam et ont pris fait et cause pour l’islam non violent, un islam qui respecte l’autre, l’islam des grandes confréries soufies. Vous pouvez être noir, jaune, blanc, il n’y a pas de différence entre les hommes. Tous les hommes sont égaux devant Dieu. L’Islam n’a jamais dit qu’il fallait tuer son semblable pour s’installer au pouvoir. Les Africains ont choisi l’Islam de l’harmonie, de la paix entre les hommes. Cet « Islam noir » existe ici au Sénégal, au Mali et un peu partout en Afrique. Il existe dans quelques grands centres religieux tenus par des confréries, les Tidjiane, les Layenne, et surtout les Mourides. Les gens viennent du monde entier pour apprendre l’Islam, pour apprendre à aimer Dieu différemment, simplement. La religion musulmane s’y pratique dans la paix des cœurs, des esprits et la non agressivité.

///Article N° : 2214

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