L’Océan noir

Une histoire de l'esclavage

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L’Océan noir, une exposition de William Adjété Wilson, raconte l’histoire des trois continents atlantiques sur cinq siècles et sous trois aspects : artistique, historique, et autobiographique. Les images de la série sont visibles sur le site internet de l’artiste (1).

Je suis métis, né en France d’une mère originaire du Val-de-Loire et d’un père togolais. Isolé dans la province française, j’ai grandi à Orléans. Dans les années 1950, il y avait très peu de métis et j’étais le plus souvent le seul enfant « de couleur » dans ma classe. C’est d’ailleurs le regard des autres posé sur cette fameuse « couleur » qui m’a fait prendre conscience qu’il y avait là un mystère inexpliqué. Le silence de mon père sur l’Afrique, l’absence de contact avec ma famille africaine, le manque d’explications de la part de mes parents, tout cela n’a pas offert beaucoup de réponses à mon questionnement. Je n’ai découvert le continent africain qu’à l’âge de 20 ans. Autant dire que le cheminement qui m’a conduit à l’œuvre L’Océan noir est le fruit de toute une vie. C’est que le résultat d’une quête que je poursuis depuis mon plus jeune âge. L’Océan noir se présente comme une suite de dix-huit grandes tentures, en tissu cousu (technique dite « en appliqué »). C’est une série chronologique, qui court du XVe siècle au XXIe siècle, et dont chaque tenture représente une étape.
Qui suis-je ? D’où je parle ?
J’ai entrepris ce travail car je voulais connaître ma famille africaine, celle qui m’a légué, entre autres, cette couleur de peau qui s’est révélée avoir tant d’importance dans ma vie quotidienne, et le plus souvent de façon très désagréable. Surtout, de manière insistante, je voulais savoir ce que cachait ce silence autour de moi. Comment se faisait-il que je sois à la fois trop visible et invisible ? Pourquoi mon père ne parlait-il jamais de l’Afrique, de son enfance, de sa famille ? Avec le recul, je pense que très tôt et de manière confuse mais pesante, j’ai ressenti l’existence de ce que la psychiatrie appelle un traumatisme transgénérationnel. À la suite de mon premier voyage dans le pays de mes ancêtres, j’ai pris l’habitude de me rendre au Togo et au Bénin tous les trois ou quatre ans, mais ce n’est que très progressivement que j’ai découvert l’histoire de mes familles : du côté de mon grand-père togolais le passé esclavagiste des Mina, mais aussi l’existence de nombreux intellectuels de haut niveau ; du côté de ma grand-mère béninoise née à Ouidah, le lien entretenu avec les Brésiliens ou Agoudas, d’anciens esclaves revenus sur les côtes africaines dès le début du XIXe siècle. Mais c’est aussi beaucoup par les lectures que j’ai peu à peu pu relier les informations qui m’étaient distillées souvent très parcimonieusement, et qui se révélaient même parfois purement mensongères dès que le sujet de l’esclavage apparaissait.
Mais tout cela n’aurait présenté qu’un intérêt limité à ma propre personne si tout ce que je découvrais n’avait été si intimement lié à la grande histoire des cinq derniers siècles.
C’est pourquoi au bout de plus de trente ans de recherches, arrivé à l’âge où naît l’envie de transmettre, j’ai décidé d’essayer de créer quelque chose à partir de tout le matériel et la connaissance accumulée. Deux citations peuvent résumer mon état d’esprit vis-à-vis de ce travail. L’une de Frantz Fanon : « Je suis homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre », la seconde de Paul Ricoeur : « Comprendre, sans inculper ni disculper ».
Un art-écriture
Il m’a fallu du temps pour trouver la forme que pouvait prendre ce travail. Il fallait que j’abandonne le splendide isolement de l’artiste. Curieusement, il m’a fallu du temps pour que je pense à utiliser l’art de l’appliqué que je connaissais pourtant depuis des années et qui est encore bien vivant au Bénin actuel, dans la région même dont je voulais raconter l’histoire.
Au Royaume du Danxomè (1600-1900) dont on connaît le rôle capital dans la traite des esclaves, les tenturiers étaient des artistes de cour importants dans le dispositif de communication et de contrôle de l’imaginaire collectif. C’était un art exclusivement au service du Roi et de la religion. C’était un art-écriture, un art figuratif et narratif, une sorte de mise en fiction de la vie des rois et du peuple Fon. En tant qu’artiste et par rapport à mon désir de « raconter l’histoire », le fait de m’inscrire dans une continuité séculaire a également été décisif. Cette décision a lancé la réalisation de L’Océan noir. De 2007 à 2009, je me suis rendu à Abomey, ancienne capitale du royaume du Danxomè, et j’y ai effectué plusieurs séjours. C’est là que j’ai réalisé 18 tentures en tissu cousu, d’après des maquettes sur papier grandeur nature qui ont ensuite été découpées pour servir de gabarits à la découpe des pièces de tissu. De la découpe au bâti, en passant par la couture, la broderie, les finitions, c’est l’ensemble d’un atelier d’hommes et de femmes qui a travaillé sur chaque tenture. Chaque série a été réalisée en six exemplaires, avec des variantes de tissus, de couleurs, de bordures et de broderies. La technique de l’appliqué rendait facile le processus de duplication, et j’avais déjà dans l’idée une exposition qui puisse voyager et être vue en plusieurs lieux simultanément.
Tisser, tissage, fil, lien…
Cette période de l’esclavage représente bien sûr le traumatisme initial, aussi bien pour les diasporas que pour l’Afrique, mais sans vouloir minimiser cet événement, il ne constitue que l’étape première d’un long processus qui nous concerne encore de nos jours de façon cruciale et engage l’avenir même de nos sociétés. Pour moi il était important d’englober toute la période historique depuis les premières rencontres avant l’esclavage industriel et jusqu’à nos jours, avec par exemple les bateaux cherchant à rejoindre Lampedusa. Dès le départ j’ai voulu qu’un livre accompagne ces images. L’Océan noir, paru chez Gallimard, est la 19e pièce de la série. Ce n’est pas un simple catalogue. C’est un complément indispensable à la série de tentures. C’est pourquoi j’ai attaché beaucoup d’importance à ce que le livre L’Océan noir soit disponible en librairie. À mes yeux, il n’était pas possible d’envisager ce travail sans explications, sans lui apporter une forme pédagogique. Je voulais restituer toute la somme de recherches historiques qui a soutenu mon travail artistique, et permettre à chaque spectateur d’être accompagné par une lecture plurielle qui lui donne diverses clefs. Ainsi chaque tenture est introduite par une citation de Frantz Fanon et par l’explication du pictogramme qui y figure. Elle est accompagnée d’un texte construit en trois parties.
– artistique : la description de la tenture, l’explication de sa symbolique, des métaphores, etc.
– historique : la présentation de la réalité historique, au vu de l’état actuel des connaissances (faits, dates, chiffres, etc.)
– autobiographique : le récit de ce qui me relie à cette histoire, mon témoignage en quelque sorte.
Lors de l’élaboration et de la réalisation de L’Océan noir, j’ai toujours favorisé l’option la plus polysémique, la plus ouverte possible. D’une part pour rendre compte de la complexité, pour ne pas cacher mon ignorance, mes limites, et aussi pour multiplier les occasions pour le spectateur-visiteur d’entrer dans l’œuvre et de se l’approprier par rapport à sa propre sensibilité. Malgré la gravité et le tragique des thèmes abordés (esclavage, colonisation, guerres mondiales, discrimination), j’ai quand même essayé de garder un côté ludique, attrayant, pour entraîner incidemment le regardeur à accepter et à comprendre cette gravité, sans se sentir d’emblée et trop ouvertement mis en cause et contraint de fermer les yeux. Pour pouvoir faire passer des informations souvent douloureuses, j’ai cherché à multiplier les métaphores, à tous les niveaux possibles.
Prenons par exemple les métaphores reliées au tissu, à la toile puisque c’est le médium principal : Le tissage, tisser (des liens) et le tissu (social), la trame (d’une histoire), la toile (de fond), le fil (ça ne tient qu’à un fil, tirer les fils, cousu de fil blanc, suivre ou perdre le fil de la conversation), mais encore le point (faire le point), les nœuds (les nouer et les dénouer), les accrocs (au tableau), le rapiéçage (plus ou moins voyant), la couture (sous toutes les coutures), l’envers (du décor) et l’endroit (d’où je parle), etc. En quelque sorte, j’ai filé les métaphores… En cela, la technique même de l’appliqué dans l’optique dahoméenne, avant tout symbolique, est proche du pictogramme. D’ailleurs lorsque j’ai découvert le fabuleux ensemble de pictogrammes produit par les Akan dont font partie les Guin du Togo, j’ai trouvé là encore un autre niveau d’expression graphique parfaitement adapté à mon propos.
Pour ne citer qu’un exemple, analysons le pictogramme Akan en forme d’étoile qui accompagne la tenture Le voyageur. Il représente ananse, la toile de l’araignée qui dans les mythes et contes de la région (et ailleurs dans le monde) est censée avoir enseigné aux hommes le tissage. L’image de la toile d’araignée est le symbole de la créativité. Faire sens a été mon obsession principale dans ce travail. C’est là sans doute le grand avantage des images sur le texte. Le texte est pris dans le temps alors que l’image est beaucoup plus souple à cet égard. En tant que créateur d’images et d’illustrations, j’ai toujours été frappé par la difficulté à représenter graphiquement le côté sombre et inhumain de notre espèce : la torture, le crime ou la souffrance, et bien sûr l’oppression et l’esclavage. Le sentier est très étroit entre la caricature ou l’évocation poétique oiseuse, car la violence des sentiments ambivalents que l’on peut éprouver à ces évocations est difficile à communiquer. Quatre tentures sont directement liées à la période de la traite.
Les rois du Danxomé
Même si tous les royaumes africains de la zone n’ont pas participé au trafic mis sur pied par les Occidentaux, certains l’ont fait, comme le Royaume d’Abomey. Cette dynastie impérialiste, guerrière et esclavagiste, dura de 1600 à 1900. Elle couvre donc toute la période essentielle de la traite, en particulier à son apogée, de 1730 à 1830 environ. Pour parler de ce royaume, j’ai repris la forme de la tenture de la dynastie des 12 rois, créée depuis la chute du royaume. 3 x 4 = 12 règnes, 12 blasons, 12 rectangles, réunis sur une même pièce. Mais aux images traditionnelles, j’ai préféré substituer des images inspirées de ces blasons et inventer de nouvelles représentations. Ce qui m’a frappé c’est que la violence de l’esclavage était déjà contenue dans celle de ce royaume. Je ne veux pas dédouaner les négriers occidentaux, mais c’est un fait. Le Danxomè s’est finalement trouvé débordé par la demande exponentielle des Amériques, et qu’à terme ce trafic à complètement désorganisé et perverti la société Fon, jusqu’à destruction finale par la colonisation en 1894.
Les négriers
J’ai essayé de décrire synthétiquement le processus de déshumanisation. Au milieu et entouré par deux négriers armés, un roi africain jette des captifs dans un grand trou. En haut à gauche, une carte de l’Afrique d’où partent trois flèches en direction des Amériques, illustre la destination de ces captifs. En bas à gauche un colon « Blanc » fait rôtir un esclave, ligoté et bâillonné, dans une grande poêle, ce qui symbolise l’exploitation de sa force de travail à l’instar d’un animal domestique. Dans le ciel, un éclair géant évoque l’extrême violence qui parcourt cette histoire de bout en bout.
Le passage du milieu
Il m’a semblé important de dire que l’on se trouve devant un système de pouvoir et de coercition, une machine d’exploitation de l’homme par l’homme, qui dans ce contexte a pris une envergure exceptionnelle. Un fort (El Mina) occupe la majeure partie de la tenture.
Il évoque les centaines de forts construits par les « Blancs » sur la côte africaine. Ils servaient de lieux de rétention des captifs avant leur embarquement sur les bateaux négriers. Une file de captifs enchaînés se dirige vers ce fort. À droite des corps entassés les uns sur les autres comme des marchandises représentent le transport de ces hommes et femmes pour effectuer le Middle Passage.
La fin d’un monde
Ce qui m’a le plus touché dans mes recherches c’est d’imaginer le climat émotionnel de cette époque. La violence et l’insécurité qui devaient régner, est-ce que les images peuvent rendre cela ? Cette machine infernale qui a déporté entre 10 et 15 millions d’humains vers les Amériques, a aussi détruit les structures politiques et sociales d’un continent entier, et jeté l’Europe dans des contradictions morales suicidaires qui ont eu les répercussions que l’on connaît durant tout le XXe siècle. Comment exprimer en images l’idée de fin d’un monde ? L’approche artistique m’a aidé à composer cette cérémonie qui ne marche plus en caricaturant les personnages et leurs attributs, en poussant la logique jusqu’à l’absurde et au grotesque pour créer une sorte de malaise et d’interrogation. Le flux vital avec les ancêtres est rompu, le lien social est détruit, les relations séculaires entre voisins sont bouleversées et manipulées par les négriers. Dans le ciel les fantômes des disparus réclament justice.
La muséographie
J’ai eu l’occasion de montrer ce travail à de nombreuses reprises, parfois simultanément en deux ou trois lieux différents. La première exposition a eu lieu en 2009 à Saint-Malo, lors du Festival Étonnants Voyageurs. C’était évidemment un lieu très symbolique, puisque Saint-Malo a été un important port négrier, et cela a placé la série sous des auspices particulièrement émouvants. D’autres ports négriers ont suivi, tels La Rochelle et bientôt Bordeaux. L’exposition a été montrée également en Afrique, au Bénin, au Mali, au Sénégal. Et aussi en France, en Italie, en Belgique, en Israël, aux USA.
L’exposition entière tient dans une valise, ce qui facilite les déplacements, et rend son utilisation très aisée. Le musée n’est pas forcément pour moi le meilleur ou du moins le seul endroit où montrer L’Océan noir, il y a aussi les lieux pédagogiques, tels que collèges, écoles, médiathèques et autres centres culturels, qui sont des espaces moins impressionnants, moins inhibants pour beaucoup de visiteurs.
Chercher le lien
En tant qu’artiste je pense que sur un tel sujet, l’art permet une médiation, qui rend plus facile l’accès à des sujets inextricables et qui plonge leurs racines dans l’inconscient collectif et individuel et engendre tant de malaise, de conflits et de culpabilité. Je fais appel à l’émotion du public, mais je propose aussi une approche en millefeuille qui ménage de nombreuses entrées qui permettent à chacun de se faire sa propre idée en toute liberté, et selon son propre itinéraire et, je l’espère, d’être moins démuni face au populisme et au révisionnisme qui agitent les sociétés occidentales de nos jours. Sans doute ma position de métis, descendant à la fois d’esclavagistes noirs et blancs mais aussi d’esclaves brésiliens, devenus parfois d’ailleurs eux-mêmes des négriers, et de surcroît fils d’immigré africain en France, me pousse à chercher des liens plutôt que d’attiser les conflits, même si je les ai assumés et que je les assumerai encore si c’est nécessaire. Puisque les hasards de ma naissance m’ont jeté au carrefour de cette histoire, et parce que je dispose d’un moyen d’expression universel, qui est l’art, j’ai pensé que je me devais de laisser un témoignage. Au-delà de sa portée artistique et pédagogique, ce travail a été pour moi une libération, une libération des tensions insupportables dont nous avons hérité de ce passé qui ne passe pas. Sur la dernière tenture,
L’Océan, j’ai fait figurer le pictogramme Nyansapo, le nœud de la sagesse. Cette sagesse à laquelle on peut aspirer en vieillissant n’est pas un retrait du monde, bien au contraire. Car si elle réunit l’expérience, une large culture et beaucoup d’intelligence, c’est aussi la volonté et la capacité d’utiliser ensemble ces talents pour agir sur le monde et la société qui lui donnent toute sa valeur.

1. [www.williamwilson.fr]///Article N° : 11562

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